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Full text of "Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase;"

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with  care. 

The  University  of  Connecticut 
Libraries,  Storrs 


mus,stx  ML     385.B55  1854 

Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Met 


3    T1S3    DDÔVÔtDlM    ^ 


01 


I 


MUSIC  LIBRARY 

UNiVERSITY  OF  CONNECTICini 

STORRS,  CONNECTICUT 


OEUVRES  COMPLÈTES 


STENDHAL 


OEUVRES  COMPLÈTES 


DE 

STENDHAL 

(HENRY  BEYLF.) 

JBt»  ret»fe  .* 

De  l'Amocr 1  vol. 

Promenades  dans  Rosfe 2  — 

La  Chartreuse  de  Parme 1  — 

Le  Rouge  et  le  Noir ^  — 

Histoire  de  la  Peinture  en  Italie 1  — 

Hr.-',''s  ET  Nouvelles ^  — 

Vie  de  Rossim ^   ~~ 

ViïS  DE  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métasta.^e .    -  i  — 

Mé.^iowes  d'dn  Touriste. — Préface  inéditf.    ....  ~" 

Sous  pves»e  : 

TxOMK,  Naples  et  Florence.  —  Préface  inédite 1  vol 

Souvenirs  de  Voyages,  suite  des  Mémoires  cVun  Touriste.  —  Inédit.  1  — 
Chroniques  italiennes.    —  L'Abbesse   de   Castro,  —   Les  Cenci , 

—  La  Duchesse  de  Paliano,  —  Yittoria  Accoramboni 1   — 

\.  i    .ôLLES.  —  Vaniiia   Vanini,  —  Le  Philtre,  —  Le  Coffre  et  U 

fi'enant,  etc.,  etc.    .        1  — 

■.iri'ELLES    inédites 

M ^;  .ANGES  d'art  et  DE  LITTÉRATURE,  en  grande  partie  inédits.    .  -— 

Kt  deux  volumes  de  Correspondance  publiés  pour  la 
première  fois. 


IMP.    RnrON   RACOX   ET   COMP.,    RUE   d'eRFURTH.    1. 


VIES 

DE  HAYDN 

DF, 

MOZART  ET  DE  MÉTASTASE 


DE   ST^rDHAL 


NOrVEl.LR  ÉDITION  ENTIÈREMENT  REVUE 

The  présent  work  is  presumed  to  contain  more 
musical  information,  in  a  popular  form,  than  is 
to  he  met  with  in  any  other  bock  of  a  sue  equally 
nioderate. 

{Préface  de  la  tradvdion  anglaise.^ 


-sÉîSïîlW 


m. 

V       V       ? 


PARIS 

MICHEL  LÉYY  FRÈRES,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE    VIYIENNE,    2    BIS 
1854 

MUSICUBRARY 

"«VERSITY  OF  CONNECncui 

STORR^  MNNECTICUÏ 


^-^ 


-1   -- 

/  ^ 


6  4  l:  ^ 


•  V5«3»^•/- 


PREFACE 

DE  L'ÉDITION   DE    1814. 


J'étais  à  Vienne  en  1808.  J'écrivis  à  un  ami  quelques 
lettres  sur  le  célèbre  compositeur  Haydn,  dont  un  ha- 
sard heureux  m'avait  procuré  la  connaissance  quelques 
années  auparavant.  De  retour  à  Paris,  je  trouve  que  mes 
lettres  ont  eu  un  petit  succès;  qu'on  a  pris  la  peine  d'en 
faire  des  copies.  Je  suis  tenté  de  devenir  aussi  un  auteur, 
et  de  me  voir  imprimer  tout  vif.  J'ajoute  donc  quelques 
.  éclaircissements,  j'efface  quelques  répétitions,  et  je  me 
présente  aux  amis  de  la  musique,  sous  la  forme  d'un 
petit  m-S\ 

NOTE  AJOUTÉE  EN  <8I7. 

^      Lorsque  l'auteur  se  détermina,  en  1814,  à  relire  sd 
-    correspondance,  et  à  en  faire  une  brochure,  il  cherchait 

1 


0  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

quelques  distractions  à  des  chagrins  très-graves,  et  ne 
prit  pas  la  précaution  d'écrire  à  Paris  pour  avoir  du  suc- 
cès. Âiinsi  aucun  journal  n'annonça  ce  petit  ouvrage; 
mais  en  Angleterre  il  a  eu  les  honneurs  d'une  traduction  *, 
et  les  revues  les  plus  estimées  ont  bien  voulu  discuter  les 
idées  de  l'auteur.  Voici  sa  réponse  ; 

J'ai  cherché  à  analyser  le  sentiment  que  nous  avons 
en  France  pour  la  musique.  Une  première  difficulté,  c'est 
que  les  sensations  que  nous  devons  à  cet  art  enchanteur 
sont  extrêmement  difficiles  à  rappeler  par  des  paroles. 
Je  me  suis  aperçu  que,  pour  donner  quelque  agrément  à 
l'analyse  philosophique  que  j'avais  entreprise,  il  fallait 
écrire  les  vies  d'Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase.  Haydn 
m'offrait  tous  les  genres  de  musique  instrumentale; 
Mozart,  sans  cesse  comparé  à  son  illustre  rival  Cimarosa, 
donnait  les  deux  genres  de  musique  dramatique  ;  celle 
où  la  voix  est  tout,  et  celle  où  la  voix  ne  fait  presque  que 
nommer  les  sentiments  que  les  instruments  réveillent 
avec  une  si  étonnante  puissance.  La  vie  de  Métastase 
amenait  naturellement  l'examen  de  ce  que  doivent  être 
les  poëmes  destinés  à  conduire  l'imagination,  cette  folle 
de  la  maison,  dans  les  contrées  romantiques  que  la  mu- 
sique rend  visibles  aux  âmes  qu'elle  entraîne. 

'  Chez  Munay,  1817  ;  496  pages,  avec  des  notes  savantes. 


VIE   DE   HAYDN.  7 

11  me  semble  que  la  première  loi  que  le  dix-neuvième 
siècle  impose  à  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire,  c'est  la  clarté. 
Une  autre  considération  m'en  faisait  un  devoir. 

Nous  parlons  beaucoup  musique  en  France,  et  rien 
dans  notre  éducation  ne  nous  prépare  à  en  juger.  Car 
c'est  une  chose  reconnue  que,  plus  un  homme  est  fo7't 
sur  un  instrument,  moins  il  sent  les  effets  du  charme 
qu'il  fait  naître.  Son  âme  est  ailleurs,  et  il  n'admire  que 
le  difficile.  J'ai  pensé  que  les  jeunes  femmes  qui  entrent 
dans  le  monde  trouveraient  avec  plaisir,  en  un  seul  vo- 
lume, tout  ce  qu'il  faut  savoir  sur  cet  objet. 

Dans  l'analyse  de  sentiments  aussi  délicats,  l'essentiel 
est  de  ne  rien  outrer.  Ceci  me  convenait  parfaitement; 
le  talent  de  l'éloquence,  que  je  n'avais  point,  eût  été  dé- 
placé dans  un  tel  ouvrage. 

Ile  de  Wight,  le  i6  septembre  1817. 


LETTRES 

SDR 

LE   CÉLÈBRE  COMPOSITEUR 
HAYDN 


LETTRE   PREMIÈRE 

A    M.    LOUIS   DE  LECH**. 

Vienne,  le  5  avril  1808. 
Mon  ami, 

Cet  Haydn  que  vous  aimez  tant,  cet  homme  rare  dont  le 
nom  jette  un  si  grand  éclat  dans  le  temple  de  l'harmonie,  vit 
encore,  mais  l'artiste  n'est  plus. 

A  l'extrémité  d'un  des  faubourgs  de  Vienne,  du  côté  du 
parc  impérial  de  Schœnbrunn,  on  trouve,  près  de  la  bar- 
rière de  Waria-Hilff,  une  petite  rue  non  pavée,  et  où  Ton 
passe  si  peu  qu'elle  est  couverte  d'herbe.  Vers  le  milieu 
de  cette  rue,  s'élève  une  humble  petite  maison,  toujours  en- 
vironnée par  le  silence  :  c'est  là,  et  non  pas  dans  le  palais 
Esterhazy,  comme  vous  le  croyez,  et  en  effet  comme  il  le 
pourrait  s'il  le  voulait,  qu'habite  le  père  de  la  musique  in- 


12  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

sirumenlale,  un  des  hommes  de  génie  de  ce  dix-huitième 
siècle,  qui  fut  l'âge  d'or  de  la  musique. 

Cimarosa,  Haydn  et  Mozart  viennent  seulement  de  quitter 
la  scène  du  monde.  On  joue  encore  leurs  ouvrages  immortels  ; 
mais  bientôt  on  les  écartera  :  d'autres  musiciens  seront  à  la 
mode,  et  nous  tomberons  tout  à  fait  dans  les  ténèbres  de  la 
médiocrité.  Ces  idées  remplissent  toujours  mon  âme  quand 
j'approche  de  la  demeure  tranquille  où  Haydn  repose.  On 
frappe,  une  bonne  petite  vieiUe,  son  ancienne  gouvernante, 
vous  ouvre  d'un  air  riant  ;  vous  montez  un  petit  escalier  de 
bois,  et  vous  trouvez,  au  milieu  de  la  seconde  chambre  d'un 
appartement  très-simple,  un  vieiHard  tranquille,  assis  devant 
un  bureau,  absorbé  dans  la  triste  pensée  que  la  vie  lui 
échappe,  et  tellement  nul  dans  tout  le  reste,  qu'il  a  besoin 
de  visites  pour  se  rappeler  ce  qu'il  a  été  autrefois.  Lorsqu'il 
voit  entrer  quelqu'un,  un  doux  sourire  paraît  sur  ses  lèvres, 
une  larme  mouille  ses  yeux,  son  visage  se  ranime,  sa  voix 
s'éclaircit,  il  reconnaît  son  hôte,  et  lui  parle  de  ses  premières 
années,  dont  il  se  souvient  bien  mieux  que  des  dernières  : 
vous  croyez  que  l'artiste  existe  encore  ;  mais  bientôt  il  re- 
tombe à  vos  yeux  dans  son  état  habituel  de  léthargie  et  de 
tristesse. 

Cet  Haydn  tout  de  feu,  plein  de  fécondité,  si  original,  qui, 
assis  à  son  piano,  créait  des  merveilles  musicales,  et,  en  peu 
de  moments,  enflammait  tous  les  cœurs,  transportait  toutes 
les  âmes  au  milieu  de  sensations  délicieuses  ;  cet  Haydn  a 
disparu  du  monde.  Le  papillon  dont  Platon  nous  parle  a  dé- 
ployé vers  le  ciel  ses  ailes  brillantes,  et  n'a  laissé  ici-bas  que 
la  larve  grossière  sous  laquelle  il  paraissait  à  nos  yeux. 

Je  vais  de  temps  en  temps  visiter  ces  restes  chéris  d'un 
grand  homme,  remuer  ces  cendres  encore  chaudes  du  feu 


VIE  DE   HAYDN.  t3 

d'Apollon;  et  si  je  parviens  à  y  découvrir  quelque  étincelle 
qui  ne  soit  pas  tout  à  fait  éteinte,  je  sors  l'àme  pleine  d  émo- 
tion et  de  tristesse.  Voilà  donc  ce  qui  reste  d'un  des  plus 
grands  génies  qui  aient  existé  ! 

Cadono  le  cita,  cadono  i  regni 

E  '1  nom  d'  esser  mortale,  par  che  si  sdegni. 

TaSSO,  C.   II. 

Voilà,  mon  cher  Louis,  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  avec 
vérité  de  l'homme  célèbre  dont  vous  me  demandez  des 
nouvelles  avec  tant  d'instances.  Mais  à  vous  qui  aimez  la 
musique  d'Haydn,  et  qui  désirez  la  connaître,  je  puis  donner 
bien  d'autres  détails  que  ceux  qui  sont  relatifs  à  sa  personne. 
Mon  séjour  ici  et  la  société  que  j'y  vois  me  mettent  à  même 
de  vous  parler  au  long  de  cet  Haydn  dont  la  musique  s'exé- 
cute aujourd'hui  du  Mexique  à  Calcutta,  de  Naples  à  Londres, 
et  du  faubourg  de  Péra  jusque  dans  les  salons  de  Paris. 

Vienne  est  une  ville  charmante.  Figurez-vous  une  réunion 
de  palais  et  de  maisons  très-propres,  habités  par  les  plus 
riches  propriétaires  d'une  des  grandes  monarchies  de  l'Eu- 
rope, par  les  seuls  grands  seigneurs  auxquels  on  puisse 
encore  appliquer  ce  nom  avec  quelque  justesse.  Cette  ville 
devienne,  proprement  dite,  a  soixante-douze  mille  habitants, 
et  des  fortifications  qui  ne  sont  plus  que  des  promenades 
agréables  :  mais  heureusement,  pour  laisser  leur  effet  aux 
canons,  qui  n'y  sont  point,  on  a  réservé  tout  autour  de  la 
ville  un  espace  de  six  cents  toises  de  large,  dans  lequel  il  a 
été  défendu  de  bâtir.  Cet  espace,  comme  vous  le  pensez  bien, 
est  couvert  de  gazon  et  d'allées  d'arbres  qui  se  croisent  en 
tout  sens.  Au  delà  de  cette  couronne  de  verdure  sont  les 

1. 


14  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

trente-deux  faubourgs  de  Vienne,  où  vivent  cent  soixante- 
dix  mille  habitants  de  toutes  les  classes.  Le  superbe  Danube 
touche,  d'un  côté,  à  la  ville  du  centre,  la  sépare  du  faubourg 
de  Léopoldstat,  et,  dans  une  de  ses  îles,  se  trouve  ce  fameux 
Prater,  la  première  promenade  du  monde,  et  qui  est  aux 
Tuileries,  à  IHyde-Park  de  Londres,  au  Prado  de  Madrid,  ce 
que  la  vue  de  la  baie  de  Naples,  prise  de  la  maison  de  l'er- 
mite du  mont  Vésuve,  est  à  toutes  les  vues  qu'on  nous  vante 
ailleurs.  L'île  du  Prater,  fertile  comme  toutes  les  îles  des 
grands  fleuves,  est  couverte  d'arbres  superbes,  et  qui  sem- 
blent plus  grands  là  qu'ailleurs.  Cette  île,  qui  présente  de 
toutes  parts  la  nature  dans  toute  sa  majesté,  réunit  les  allées 
de  marronniers  alignées  par  la  magnificence,  aux  aspects 
sauvages  des  forêts  les  plus  solitaires.  Cent  chemins  tortueux 
la  traversent;  et  quand  on  arrive  aux  bords  de  ce  superbe 
Danube,  qu'on  trouve  tout  à  coup  sous  ses  pas,  la  vue  est 
encore  charmée  par  le  Léopoldsberg,  le  Ralemberg,  et  d'au- 
tres coteaux  pittoresques  qu'on  aperçoit  au  delà.  Ce  jardin 
de  Vienne,  qui  nest  gâté  par  l'aspect  des  travaux  d'aucune 
industrie  cherchant  péniblement  à  gagner  de  l'argent,  et  où 
quelques  prairies  seulement  interrompent  de  temps  en  temps 
la  forêt,  a  deux  lieues  de  long  sur  une  et  demie  de  large. 
Je  ne  sais  si  c'est  une  idée  singulière,  mais  pour  moi  ce 
superbe  Prater  a  toujours  été  une  image  sensible  du  génie 
d'Haydn. 

Dans  celte  Vienne  du  centre,  séjour  d'hiver  des  Esterhazy, 
desPalfy,  desTrautmansdorft',  et  de  tant  de  grands  seigneurs 
environnés  d'une  pompe  presque  royale,  l'esprit  n'a  point  le 
développement  brillant  que  l'on  trouvait  dans  les  salons  de 
Paris  avant  notre  maussade  révolution.  La  raison  n'y  a  point 
élevé  ses  autels  comme  à  Londres  ;  une  certaine  réserve, 


VIE  DE   HAYDN.  15 

qui  fait  partie  de  la  politique  savante  de  la  maison  d'Autri- 
che, a  porté  les  peuples  vers  des  plaisirs  plus  physiques,  et 
moins  embarrassants  pour  ceu\  qui  gouvernent. 

Cette  maison  a  eu  des  rapports  fréquents  avec  Tltalie,  dont 
elle  possède  une  partie  ;  plusieurs  de  ses  princes  y  sont  nés. 
Toute  la  noblesse  de  Lombardie  se  rend  à  Vienne  pour  solli- 
citer de  l'emploi,  et  la  douce  musique  est  devenue  la  passion 
dominante  des  Viennois.  Métastase  a  vécu  cinquante  ans 
parmi  eux^  ;  c'est  pour  eux  qu  il  composa  ces  opéras  char- 
mants que  nos  petits  littérateurs  à  la  Laharpe  prennent  pour 
des  tragédies  imparfaites.  Les  femmes  ici  ont  de  Tatlrait; 
un  teint  superbe  sert  de  parure  à  des  formes  élégantes  :  Tair 
plein  de  naturel  et  quelquefois  un  peu  languissant  et  un  peu 
ennuyeux  des  Allemandes  du  nord,  est  mélangé  ici  d'un  peu 
de  coquetterie  et  d'un  peu  d'adresse  ;  effet  de  la  présence 
dune  cour  nombreuse.  En  un  mot,  à  Vienne,  comme  dans 
l'aucienne  Venise,  la  politique  et  les  raisonnements  à  perte 
de  vue  sur  les  améliorations  possibles  étant  défendus  aux 
esprits,  la  douce  volupté  s'est  emparée  de  tous  les  cœurs. 
Je  ne  sais  si  cet  intérêt  des  mœurs,  dont  on  nous  ennuie  si 
souvent,  y  trouve  son  compte  ;  mais  ce  dont  vous  et  moi 
sommes  sûrs,  c'est  que  rien  ne  pouvait  être  plus  favorable  à 
la  musique.  Cette  enchanteresse  l'a  emporté  ici  même  sur  la 
hauteur  allemande;  les  plus  grands  seigneurs  de  la  monar- 
chie se  sont  fait  directeurs  des  trois  théâtres  où  l'on  chante; 
ce  sont  eux  encore  qui  sont  à  la  tête  de  la  Société  de  musique, 
et  tel  d'entre  eux  dépense  fort  bien  huit  ou  dix  mille  francs 
par  an  pour  les  intérêts  de  cet  art.   On  est  peut-être  plus 


^  Né  on  1698,   appelé  à  Vienne    on   1750,   il   y    \(x\\[    jusqiren 

1782. 


16  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

sensible  en  Ilalie;  mais  il  faut  convenir  que  les  beaux-arls 
sont  loin  d'y  recevoir  de  tels  encouragements.  Aussi  Haydn 
.est  né  à  quelques  lieues  de  Vienne,  Mozart  un  peu  plus  loin, 
vers  les  montagnes  du  Tyrol,  et  c'est  à  Prague  que  Cimarosa 
a  composé  son  Matrimonio  segreto. 


VIE  DE  HAYDN.  17 


LETTRE  II 


Vienne,  15  avril  1808. 


Grâces  au  ciel,  mon  cher  Louis,  je  vis  beaucoup  daus  ces 
sociétés  de  musique,  qui  sont  si  fréquentes  ici.  C'est  la  réu- 
nion des  choses  aimables  dont  je  vous  parle  dans  ma  der- 
nière lettre,  qui  a  enfin  fixé  à  Vienne  mon  sort  errant,  et 
conduit  au  port, 

Me  peregrino  errante,  e  fra  gli  scogli, 
E  fra  r  onde  agita to,  e  quasi  assorte. 

Tasso,  c.  I. 

J'ai  de  bonnes  autorités  pour  tout  ce  que  je  puis  vous  dire 
sur  Haydn  :  je  tiens  son  histoire  d'abord  de  lui-même,  et 
ensuite  des  personnes  qui  ont  le  plus  vécu  avec  lui  aux  di- 
verses époques  de  sa  vie.  Je  vous  citerai  M.  le  baron  de 


18  ŒUVREvS  DE  STENDHAL. 

Van-Swieten,  le  maestro  Fribert,  le  maeslro  Pichl,  le  violon- 
celle Bertoja,  le  conseiller  Griesenger,  le  maestro  Weigl, 
M.  Martinez,  mademoiselle  de  Kurtzberg,  élève  d'un  rare  ta- 
lent et  amie  d'Haydn,  et  enfin  le  copiste  fidèle  de  sa  musique. 
Vous  me  pardonnerez  les  détails,  il  s'agit  d'un  de  ces  génies 
qui,  parle  développement  de  leurs  facultés,  n'ont  fait  autre 
chose  au  monde  qu'augmenter  ses  plaisirs,  et  fournir  de 
nouvelles  distractions  à  ses  misères;  génies  vraiment  su- 
blimes, et  auxquels  le  vulgaire  stupide  préfère  les  hommes 
qui  se  font  un  nom  en  faisant  entre-battre  quelques  milliers 
de  ces  tristes  badauds. 

Le  parnasse  musical  comptait  déjà  un  grand  nombre  de 
compositeurs  célèbres,  quand,  dans  un  village  de  l'Autriche, 
vint  au  monde  le  créateur  de  la  symphonie.  Les  études  et 
le  génie  des  prédécesseurs  d'tïaydn  avaient  été  dirigés  vers 
la  partie  vocale,  qui,  dans  le  fait,  forme  la  base  des  plaisirs 
que  peut  nous  donner  la  musique;  ils  n'employaient  les 
instruments  que  comme  un  accessoire  agréable  :  tels  sont  les 
paysages  dans  les  tableaux  d'histoire,  ou  les  ornements  en 
architecture. 

La  musique  était  une  monarchie  :  le  chant  régnait  en  maî- 
tre; les  accompagnements  n'étaient  que  des  sujets.  Ce  genre, 
où  Ton  ne  fait  pas  entrer  la  voix  humaine,  cette  république 
de  sons  divers  et  cependant  réunis,  dans  laquelle  tour  à  tour 
chaque  instrument  peut  attirer  l'attention,  avait  à  peine 
commencé  à  se  montrer  vers  la  fin  du  dix-septième  siècle. 
Ce  fut,  je  crois,  LuUi  qui  inventa  ces  symphonies  que  nous 
appelons  ouvertures  ;  mais  même  dans  les  symphonies,  dès 
que  le  morceau  fngiié  *  cessait,  on  sentait  la  monarchie. 

^   L:i  fugue  est  uno  espèce  de  musique  où  l'on  traite,  suivant  ccr- 


VIE  DE  HAYDN.  19 

La  partie  du  violon  contenait  tout  le  chant,  et  les  autres 
instruments  servaient  d'accompagnement,  comme  dans  la 
musique  vocale  ils  en  servent  encore  au  soprano,  au  te'nor, 
au  contralto,  auxquels  seuls  on  confie  la  pensée  musicale  ou 
la  mélodie. 

Les  symphonies  n'étaient  donc  qu'un  air  joué  par  le  vio- 
lon, au  lieu  d'être  chanté  par  un  acteur.  Les  savants  vous 
diront  que  les  Grecs,  et  ensuite  les  Romains,  n'eurent  pas 
d'autre  musique  instrumentale  :  ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
qu'on  n'en  connaissait  pas  d'autre  en  Europe,  avant  les  sym- 

taines  règles,  un  chant  appelé  sujet,  en  le  faisant  passer  successive- 
ment et  alternativement  d'une  partie  à  l'autre.  Tout  le  monde  connaît 
le  canon  de 


Frère  Jacques,  dormez-vous? 
Sonnez  les  matines. 


C'est  une  espèce  de  fugue.  Les  fugues,  en  général,  rendent  la  mu- 
sique plus  bruyante  qu'agréable;  c'est  pourquoi  elles  conviennent 
mieux  dans  les  chœurs  que  partout  ailleurs  ;  or,  comme  leur  principal 
mérite  est  de  fixer  toujours  l'oreille  sur  le  chant  principal,  ou  sujet, 
qu'on  fait  pour  cela  passer  incessamment  de  parlie  en  partie,  le 
compositeur  doit  mettre  tous  ses  soins  à  rendre  toujours  ce  chant 
bien  distinct,  et  à  empêcher  qu'il  ne  soit  étouffé  ou  confondu  parmi 
les  autres  parties. 

Le  plaisir  que  donne  cette  espèce  de  composition  étant  toujours 
médiocre,  on  peut  dire  qu'une  belle  fugue  est  l'ingrat  chef-d'œuvre 
d'un  bon  harmoniste.  (Rousseau,  I,  407.) 

Tout  le  monde  a  entendu  Dusseck  jouer  sur  le  piano  les  variation.s 
de  Mariborough,  ou  de  l'air  Charmante  Gabrielle.  Dans  ce  pauvre  genre 
de  musique,  l'air  primitif,  que  l'on  gâte  avec  tant  de  prétention,  est 
ce  qu'on  appelle  le  thème,  le  sujet,  le  motif.  C'est  le  sens  dans  lequel 
ces  mots  sont  employés  ici. 


20  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

phonies  de  Lulli,  que  celle  qui  est  nécessaire  à  la  danse  ; 
encore  celte  musique  imparfaite,  dans  laquelle  une  seule 
partie  chantait,  n'était-elle  exécutée  en  Italie  que  par  un 
petit  nombre  d'instruments.  Paul  Véronèse  nous  a  conservé 
la  figure  de  ceux  qui  étaient  en  usage  de  son  temps,  dans 
cette  fameuse  Cène  de  Saint-Georges,  qui  est  à  la  fois  le  plus 
grand  tableau  du  Musée  de  Paris  et  un  des  plus  agréables. 
Au  devant  du  tableau,  dans  le  vide  du  fer  à  cheval  formé  par 
la  table  où  les  convives  de  la  noce  de  Cana  sont  assis,  le  Ti- 
tien joue  de  la  contre-basse,  Paul  Véronèse  et  le  Tintoret  du 
violoncelle,  un  homme  qui  a  une  croix  sur  la  poitrine  joue 
du  violon,  le  Bassan  joue  de  la  flûte,  et  un  esclave  turc  de  la 
trompette. 

Quand  le  compositeur  voulait  une  musique  plus  bruyante, 
il  ajoutait  à  ces  instruments  les  trompettes  droites.  L'orgue, 
en  général,  se  faisait  entendre  seul.  La  plupart  des  instru- 
ments employés  par  les  troubadours  de  Provence  ne  furent 
jamais  connus  hors  de  France,  et  ne  survécurent  pas  au 
quinzième  siècle.  Enfin,  Viadana  *  ayant  inventé  la  basse  con- 
tinue, et  la  musique  faisant  tous  les  jours  des  progrès  en 
Italie,  les  violons,  nommés  alors  violes,  chassèrent  peu  à 
peu  tous  les  autres  instruments  ;  et  vers  le  milieu  du  dix- 
septième  siècle  les  orchestres  prirent  la  composition  que 
nous  leur  voyons  aujourd'hui. 

Sans  doute  à  cette  époque  les  âmes  les  plus  faites  pour  la 
musique  n'imaginaient  même  pas,  dans  leurs  rêveries  les 
plus  douces,  une  réunion  telle  que  l'admirable  orchestre  de 
rOdéon,  formé  d'un  si  grand  nombre  d'instruments,  tous 

^  Né  à  Lodi,  dans  le  Milanais  ;  il  était  maître  de  chapelle  à  Man- 
toue  en  1644. 


VIE  DE  HAYDN.  21 

donnant  des  sons  gradués  d'une  manière  si  flatleuse  pour 
Toreille,  et  joués  avec  un  ensemble  si  parfait.  La  plus  belle 
ouverture  de  Lulli,  telle  que  l'entendait  Louis  XIV  au  milieu 
de  sa  cour,  vous  ferait  fuir  à  l'autre  bout  de  Paris.  Ceci  me 
rappelle  quelques  compositeurs  allemands  et  français  qui  ont 
voulu,  de  nos  jours,  nous  donner  le  même  genre  de  plaisir 
à  coups  de  timbales;  mais  ce  n'est  plus  la  faute  de  l'orches- 
tre. Chacun  des  musiciens  qui  composent  celui  de  TOpéra, 
pris  à  part,  joue  fort  bien  :  ils  ne  sont  que  trop  habiles;  c'est 
ce  qui  donne  à  ces  cruels  compositeurs  le  moyen  de  mettre 
nos  oreilles  au  supplice. 

ils  oublient,  ces  compositeurs,  que  dans  les  arts  rien  ne 
vit  que  ce  qui  donne  continuellement  du  plaisir.  Ils  ont 
pu  séduire  facilement  la  partie  nombreuse  du  public  qui  ne 
trouve  aucune  jouissance  directe  à  la  musique,  et  qui  n'y 
cherche,  comme  dans  les  autres  beaux-arts,  qu'une  occasion 
de  bien  parler  et  de  s'extasier.  Ces  beaux  diseurs  insensibles 
ont  égaré  quelques  véritables  amateurs  ,  mais  tout  cet  épi- 
sode de  l'histoire  de  la  musique  retombera  bientôt  dans  le 
profond  oubli  qu'il  mérite,  et  les  ouvrages  de  nos  grands 
maîtres  actuels  tiendront,  dans  cinquante  ans,  fidèle  com- 
pagnie à  ceux  de  ce  Rameau  que  nous  admirions  tant 
il  y  a  cinquante  ans  :  encore  Rameau  avait-il  pillé  en  Itahe 
un  bon  nombre  d'airs  charmants  qui  ne  furent  pas  tout  à  fait 
étouffés  par  son  art  barbare. 

Au  reste,  la  secte  de  musiciens  qui  vous  excède  à  Paris, 
et  dont  vous  vous  plaignez  si  fort  dans  votre  lettre,  existe 
depuis  longues  années  :  elle  est  le  produit  naturel  de  beau- 
coup de  patience  réunie  à  un  cœur  froid,  et  à  la  malheu- 
reuse idée  de  s'appliquer  aux  arts.  La  même  espèce  de  gens 
nuit  à  la  peinture  :  ce  furent  eux  qui,  après  Vasari,  inondé- 


22  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

rent  Florence  de  froids  dessinateurs,  et  ils  sont  déjà  le  fléau 
de  votre  école  de  peinture.  Dès  le  temps  de  Métastase,  les 
musiciens  allemands  cherchaient  à  écraser  les  chanteurs  avec 
leurs  instruments;  et  ceux-ci,  désirant  reconquérir  l'empire, 
se  mettaient  à  faire  des  concertos  de  voix,  comme  disait  ce 
grand  poète.  C'est  ainsi  que,  par  un  renversement  total  du 
goût,  les  voix  imitant  les  instruments  qui  cherchaient  à  les 
étouffer,  on  entendit  l'Agujari,  Marchesi  *,  la  Masra,  la  Ga- 
brielU -,  la  Oanzi,  la  Bilington,  et  autres  grands  talents, 
faire  de  leurs  voix  un  flageolet,  défier  tous  les  instruments, 
et  les  surpasser  par  la  difficulté  et  la  bizarrerie  des  passages. 
Les  pauvres  amateurs  étaient  obhgés  d'attendre,  pour  avoir 
du  plaisir,  que  ces  talents  divins  ne  voulussent  plus  briller. 
Poursuivi  par  les  instruments,  leur  chant,  dans  les  airs  de 
hravura,  ne  présenta  plus  qu'une  seule  des  deux  choses  qui 
constituent  les  beaux-arts,  dans  lesquels,  pour  plaire,  Timi- 
lation  de  la  nature  passionnée  doit  se  joindre,  pour  le  spec- 
tateur, au  sentiment  de  la  difficulté  vaincue.  Quand  cette 
dernière  partie  se  montre  seule,  Tâme  des  auditeurs  reste 
froide  ;  et  quoique  soutenus  un  instant  par  la  vanité  de  pa- 
raître connaisseurs  en  musique,  ils  sont  comme  ces  gens  ai- 
mables dont  parle  Montesquieu,  qui,  en  bâillant  à  se  démet- 
tre la  mâchoire,  se  tiraient  par  la  manche  pour  se  dire  : 
«  Mon  Dieu  !  comme  nous  nous  amusons  !  comme  cela  est 


^  Le  divin  Marchesi,  né  à  Milan  vers  1755.  Jamais  on  ne  chantera 
comme  lui  le  rondeau  Mia  speranza,  de  Sarti. 

*  La  Gabrielli,  née  à  Rome  en  1730,  élève  de  Porpora  et  de  Mé- 
tastase, si  connue  par  ses  caprices  incroyables.  Les  vieillards  citaient 
encore  dans  ma  jeunesse  la  manière  dont  elle  chanta  à  Lucques,  en 
1745,  avec  Guadas^ni,  qui  était  alors  son  amant. 


VIE  DE  HAYDN.  23 

beau  *  !  »  C'est  à  force  de  beautés  de  ce  genre  que  notre 
musique  s'en  va  grand  train. 

En  France,  dans  la  musique  comme  dans  les  livres,  on  est 
tout  fier  quand  on  a  étonné  par  une  phrase  bizarre  :  le  bon 
public  ne  s'aperçoit  pas  que  l'auteur  n  a  rien  dit,  trouve 
quelque  chose  de  singulier  dans  son  fait,  et  applaudit  ;  mais 
au  bout  de  deux  ou  trois  singularités  dûment  applaudies,  il 
bâille,  et  cette  triste  manière  d'être  termine  tous  nos  con- 
certs. 

De  là  cette  opinion  si  générale  dans  les  pays  à  mauvaise 
musique,  qu'il  est  impossible  d'en  entendre  plus  de  deux 
heures  de  suite  sans  périr  d'ennui.  A  Naples,  à  Rome,  chez 
les  véritables  amateurs  où  la  musique  est  bien  choisie,  elle 
charme  sans  peine  toute  une  soirée.  Je  n'ai  qu'à  rappeler  les 
aimables  concerts  de  madame  la  duchesse  L...,  et  je  suis  sûr 
de  gagner  ma  cause  auprès  de  tous  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur d'y  être  admis. 

Pour  revenir  à  l'histoire  un  peu  sèche  de  la  musique 
instrumentale,  je  vous  rappellerai  que  l'invention  de  LuUi, 
quoique  Irès-propre  à  l'objet  qu'il  se  proposait,  et  qui  était 
d'ouvrir  avec  pompe  une  représentation  théâtrale,  trouva  si 
peu  d'imitateurs,  que  pendant  longtemps  on  joua  en  Italie 
ses  symphonies  devant  les  opéras  des  plus  grands  maîtres, 
ceux-ci  ne  voulant  pas  se  donner  la  peine  de  faire  des  ouver- 
tures; et  ces  maîtres  étaient  Vinci,  Léo,  le  divin  Pergolèse. 
le  vieux  Scarlati  fut  le  premier  qui  fit  paraître  des  ouvertures 
de  sa  façon  :  elles  eurent  un  grand  succès,  et  il  fut  imité  par 
Corelli,  Ferez,  Porpora,  Carcano,  le  Bononcini,  etc.  Toutes 
ces  symphonies,  écrites  comme  celles  de  Lulli,  étaient  com- 

^   Lettre  fi  persanes. 


24  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

posées  d'une  partie  chaulante,  d'une  basse  et  rien  de  plus. 
Les  premiers  qui  y  introduisirent  trois  parties  furent  Sam- 
martini,  Palladini,  le  vieux  Bach,  Gasparini,  Tartini  et  Jo- 
nielli. 

Quelquefois  seulement  ils  essayaient  de  ne  pas  donner  le 
mouvement  à  toutes  les  parties.  Telles  furent  les  faibles 
lueurs  qui  annoncèrent  au  monde  le  soleil  de  la  musique  in- 
strumentale. Corelli  avait  donné  des  duos,  Gasmann  des  qua- 
tuors; mais  il  suffit  de  parcourir  ces  compositions  austères, 
savantes  et  d'un  froid  glacial,  pour  sentir  que  Haydn  est  le 
véritable  inventeur  de  la  symphonie  :  et  non-seulement  il 
inventa  ce  genre,  mais  il  le  porta  à  un  tel  degré  de  perfec- 
tion, que  ses  successeurs  devront  ou  profiter  de  ses  travaux, 
ou  retomber  dans  la  barbarie. 

L'expérience  prouve  déjà  la  vérité  de  cette  assertion 
hardie. 

Pleyel  a  diminué  le  nombre  des  accords  et  économisé  les 
transitions  :  ses  ouvrages  ont  moins  de  dignité  et  d'énergie. 

Quand  Beethoven  et  Mozart  lui-même  ont  accumulé  les 
noies  et  les  idées  ;  quand  ils  ont  cherché  la  quantité  et  la 
bizarrerie  des  modulations,  leurs  symphonies  savantes  et 
pleines  de  recherche  n'ont  produit  aucun  effet,  tandis  que 
lorsqu'ils  ont  suivi  les  traces  d'Haydn,  ils  ont  touché  tous  les 
cœurs. 


VIE  DE  liAVDN.  2o 


LETTRE   lit 


Vienne,  24  mai  1808. 


Niitura  il  fece  e  poi  ruppe  la  stampa. 

ÂRIOSTO. 


François-Joseph  Haydn  naquit  le  dernier  jour  de  mars  ITo'i, 
à  Rohrau,  bourg  situé  à  quinze  lieues  de  Vienne.  Son  père  était 
charron,  et  sa  mère,  avant  de  se  marier,  avait  été  cuisinière 
au  château  du  comte  de  Harrach,  seigneur  du  village. 

Le  père  d'Haydn  réunissait  à  son  métier  de  charron  la 
charge  de  sacristain  de  la  paroisse.  Il  avait  une  belle  voix  de 
ténor,  aimait  son  orgue  et  la  musique  quelle  qu'elle  fût. 
Dans  un  de  ces  voyages  que  les  artisans  d'Allemagne  entre- 
prennent souvent,  étant  à  Francfort- sur-le-Mein,  il  avait 
appris  à  jouer  un  peu  de  la  harpe  :  les  jours  de  fête,  après 


26  ŒUVRES  DE    STENDHAL. 

Toffice,  il  prenait  sa  harpe,  et  sa  femme  chantait.  La  nais- 
sance de  Joseph  ne  changea  point  les  habitudes  de  ce  mé- 
nage paisible.  Le  petit  concert  de  famille  revenait  tous  les 
huit  jours,  et  Tenfant,  debout  devant  ses  parents,  avec  deux 
petits  morceaux  de  bois  dans  les  mains,  dont  Tun  lui  servait 
de  violon  et  l'autre  d'archet,  accompagnait  constamment  la 
voix  de  sa  mère.  J'ai  vu  Ilaydn,  chargé  d'ans  et  de  gloire, 
se  rappeler  encore  les  airs  simples  quelle  chantait,  tant  ces 
premières  mélodies  avaient  fait  d'impression  sur  cette  âme 
toute  musicale  I  Un  cousin  du  charron,  nommé  Frank,  maî- 
tre d'école  à  Ilaimbourg,  vint  à  Rohrau  un  dimanche,  et 
assista  à  ce  trio.  Il  remarqua  que  l'enfant,  à  peine  âgé  de  six 
ans,  battait  la  mesure  avec  une  exactitude  et  une  sûreté 
étonnantes.  Ce  Frank  savait  fort  bien  la  musique  :  il  offrit  à 
ses  parents  de  prendre  le  petit  Joseph  chez  lui,  et  de  la  lui 
enseigner.  Ceux-ci  reçurent  la  proposition  avec  joie,  dans 
l'espérance  de  réussir  plus  facilement  à  faire  entrer  Joseph 
dans  les  ordres  sacrés,  s'il  savait  la  musique. 

Il  partit  donc  pour  Ilaimbourg.  Il  y  avait  à  peine  séjourné 
quelques  semaines,  qu'il  découvrit  chez  son  cousin  deux 
tympanons,  sortes  de  tambours.  A  force  d'essais  et  de  pa- 
tience, il  réussit  à  former  sur  cet  instrument,  qui  n'a  que 
deux  tons,  une  espèce  de  chant  qui  attirait  l'attention  de 
tous  ceux  qui  venaient  chez  le  maître  d'école. 

Il  faut  avouer,  mon  ami,  qu'en  France,  dans  une  classe 
du  peuple  aussi  pauvre  que  la  famille  d'Haydn,  il  n'est 
guère  question  de  musique. 

La  nature  avait  donné  à  Haydn  ime  voix  sonore  et  délicate. 
En  Italie,  à  cette  époque,  un  tel  avantage  eût  pu  devenir  fu- 
neste au  petit  paysan  :  peut-être  Marchesi  eût  eu  un  émule 
digne  de  lui,  mais  l'Europe  attendrait  encore  son  sympho- 


VIE  DE   JIAVDN.  27 

niste.  Frauk,  donnant  à  son  jeune  cousin,  pour  me  servir 
des  propres  expressions  d'Haydn,  plus  de  taloches  que  de 
bons  morceaux,  mit  bientôt  le  jeune  tympaniste  en  état  non- 
seulement  de  jouer  du  violon  et  d'autres  instruments,  mais 
encore  de  comprendre  le  latin,  et  de  chanter  au  lutrin  de  la 
paroisse,  de  manière  à  se  faire  une  réputation  dans  tout  le 
canton. 

Le  hasard  conduisit  chez  Frank,  Reiiter,  maître  de  cha- 
pelle de  Saint-Etienne,  cathédrale  de  Vienne.  Il  cherchait 
des  voix  pour  recruter  ses  enfants  de  chœur.  Le  maître  d'é- 
cole lui  proposa  bien  vite  son  petit  parent  :  il  vient  ;  Reiitei' 
lui  donne  un  canon  à  chanter  à  première  vue. 

La  précision,  la  pureté  des  sons,  le  brio^  avec  lequel  l'en- 
fant exécute,  le  frappent;  mais  il  est  surtout  charmé  de  la 
beauté  de  la  voix.  Il  remarqua  seulement  quil  ne  trillait  pas, 
et  lui  en  demanda  la  cause  en  riant.  Celui-ci  répondit  avec 
vivacité  :  «  Comment  voulez-vous  que  je  sache  triller,  si 
mon  cousin  lui-même  l'ignore?  —  Viens  ici,  je  vais  te  l'ap- 
prendre, »  lui  dit  Reùter.  Il  le  prend  entre  ses  jambes,  lui 
montre  comment  il  fallait  rapprocher  avec  rapidité  deux 
sons,  retenir  son  souffle,  et  battre  la  luette.  L'enfant  trilla 
sur-le-champ  et  bien.  Reûter,  enchanté  du  succès  de  son 
écolier,  prend  une  assiette  de  belles  cerises  que  Frank  avait 
fait  apporter  pour  son  illustre  confrère,  et  les  verse  toutes 

^  Je  demande  pardon  de  me  servir  de  ce  mot  italien,  ou  plutôt 
espagnol,  que  je  ne  sais  comment  traduire  :  chanter  avec  une  chaleur 
pleine  de  gaieté^  ne  rendrait  qu'imparfaitement  ce  qu'on  entend  en 
Italie  par  ca«tar  con  brio.  Au  delà  des  Alpes,  portar  si  con  brio  est 
un  éloge;  en  France  ce  serait  un  ridicule  énorme.  Brio  è  quella 
vaghezza  spnritosa  che  risulta  dal  galante  portamento,  o  dalV  allegra 
aria  délia  persona. 


28  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

dans  la  poche  de  Tenfant.  On  conçoit  la  joie  de  celui-ci. 
Haydn  m'a  souvent  rappelé  ce  trait,  et  il  ajoutait,  en  riant, 
que  toutes  les  fois  qu'il  lui  arrivait  de  Iriller,  il  croyait  voir 
encore  ces  superbes  cerises. 

On  sent  bien  que  Reiiter  ne  retourna  pas  seul  à  Vienne  ;  il 
emmena  le  nouveau  trilleur.  Haydn  avait  huit  ans  environ. 
Dans  sa  petite  fortune,  on  ne  trouve  aucun  avancement  non 
mérité,  aucun  effet  de  la  protection  de  quelque  homme  riche. 
C'est  parce  que  le  peuple  en  Allemagne  aime  la  musique,  que 
le  père  d'Haydn  l'apprend  un  peu  à  son  fils,  que  son  cousin 
Frank  la  lui  enseigne  un  peu  mieux,  et  qu'enfin  il  est  choisi 
par  le  maître  de  chapelle  de  la  première  église  de  Tempire. 
C'est  une  suite  toute  simple  de  la  manière  d'être  du  pays, 
relativement  à  l'art  que  nous  aimons. 

Haydn  m'a  dit  qu'à  partir  de  cette  époque,  il  ne  se  souve- 
nait pas  d'avoir  passé  un  seul  jour  sans  travaiHer  seize  heu- 
res, et  quelquefois  dix-huit,  11  faut  remarquer  qu'il  fut  tou- 
jours son  maître,  et  qu'à  Saint-Etienne  le  travail  obligé  des 
enfants  de  chœur  n'était  que  de  deux  heures.  Nous  cher- 
chions ensemble  la  cause  de  cette  étonnante  application.  Il 
me  contait  que,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  la  musique  lui  avait 
fait  un  plaisir  étonnant.  Entendre  jouer  d'un  instrument 
quelconque,  était  plus  agréable  pour  lui  que  courir  avec  ses 
petits  camarades.  Quand,  badinant  avec  eux  dans  la  place 
voisine  de  Saint-Étienne,  il  entendait  l'orgue,  il  les  quittait 
bien  vite,  et  entrait  dans  l'église. 

Arrivé  à  l'âge  de  composer,  l'habitude  du  travad  était 
prise  :  d'ailleurs,  le  compositeur  de  musique  a  des  avantages 
sur  les  autres  artistes;  ses  productions  sont  finies  quand 
elles  sont  imaginées. 

Haydn,  qui  trouvait  des  idées  si  beHes  et  en  si  grand  nom» 


VIE  DE   HAYDN.  29 

bre,  sentait  sans  cesse  le  plaisir  de  la  création,  qui  est  sans 
doute  une  des  meilleures  jouissances  que  Thomme  puisse 
avoir.  Le  poëte  et  le  compositeur  partagent  cet  avantage; 
mais  le  musicien  peut  travailler  plus  vite.  Une  belle  ode,  une 
belle  symphonie,  n'ont  besoin  que  d'être  imaginées  pour  ré- 
pandre dans  l'àme  de  leur  auteur  cette  secrète  admiration 
qui  fait  la  vie  des  artistes. 

Le  guerrier,  au  contraire,  l'architecte,  le  sculpteur,  le 
peintre,  n  ont  pas  assez  de  l'invention  pour  être  pleinement 
satisfaits  d'eux-mêmes  ;  il  faut  encore  d'autres  fatigues. 
L'entreprise  la  mieux  conçue  peut  manquer  dans  l'exécu- 
tion; le  tableau  le  mieux  inventé  peut  être  mal  peint  :  tout 
cela  laisse  dans  lame  de  l'inventeur  un  nuage,  une  sorte 
d  incertitude  du  succès,  qui  rend  le  plaisir  de  la  création 
moins  pur.  Haydn,  au  contraire,  en  imaginant  une  sympho- 
nie, était  parfaitement  heureux  ;  il  ne  lui  restait  plus  que 
le  plaisir  physique  de  Tentendre  exécuter,  et  le  plaisir  tout 
moral  de  la  voir  applaudie.  Je  l'ai  vu  souvent,  quand  il  bat- 
tait la  mesure  de  sa  propre  musique,  ne  pouvoir  s'empêcher 
de  sourire  à  l'approche  des  morceaux  qu'il  trouvait  bien. 
J'ai  vu  aussi,  dans  les  grands  concerts  qui  se  donnent  à 
Vienne  à  certaines  époques,  quelques-uns  de  ces  amateurs 
des  arts  à  qui  il  ne  manque  que  d'y  être  sensibles,  se  placer 
adroitement  de  manière  à  apercevoir  la  figure  d'Haydn,  et 
régler  sur  son  sourire  les  applaudissements  d'inspirés  par 
lesquels  ils  témoignaient  à  leurs  voisins  toute  l'étendue  de 
leur  ravissement.  Démonstrations  ridicules  !  Ces  gens  sont  si 
loin  de  sentir  le  beau  dans  les  arts,  qu'ils  ne  se  doutent  pas 
même  que  la  sensibilité  a  sa  pudeur.  C'est  une  petite  vérité 
de  sentiment,  que  la  secte  de  nos  femmes  sentimentales  me 
saura  quelque  gré  sans  doute  de  lui  avoir  enseignée.  J'y 

2 


50  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

joindrai  une  anecdote  qui  peut  servir  à  la  fois  de  modèle 
dans  Fart  de  s'extasier,  et  d'excuse  si  quelque  àme  froide 
cherche  à  employer  Tironie,  et  à  faire  de  mauvaises  plai- 
santeries. 

On  représentait,  sur  un  des  premiers  théâtres  de  Rome, 
VA  rtaxerce  de  Métastase,  musique  de  Bertoni  ;  l'inimitable 
Pachiarolli  S  si  je  ne  me  trompe,  chantait  le  rôle  d'Arbace  : 
à  la  troisième  représentation,  arrivé  à  la  fameuse  scène  du 
jugement,  où  le  compositeur  avait  placé  quelques  mesures 
instrumentales  après  les  paroles 

Eppur  sono  inocente, 

la  beauté  de  la  situation,  la  musique,  l'expression  du  chan- 
teur, avaient  tellement  ravi  les  musiciens,  que  Pachiarotti 
s'aperçoit  qu'après  qu'il  a  prononcé  ces  paroles,  l'orchestre 
ne  fait  pas  son  trait.  Impatienté,  il  baisse  les  yeux  vers  le 
chef  d'orchestre.  «  Eh  bien!  que  faites-vous  donc?»  Celui- 
ci,  réveillé  comme  d'une  extase,  lui  répond  en  sanglotant, 
et  tout  naïvement  :  «  Nous  pleurons.  »  En  effet,  aucun  des 
musiciens  n'avait  songé  au  passage,  et  tous  avaient  leurs 
yeux  pleins  de  larmes  fixés  sur  le  chanteur. 

Je  vis  à  Brescia,  en  1790,  l'homme  d'Italie  qui  était  peut- 
être  le  plus  sensible  à  la  musique.  Il  passait  sa  vie  à  en 
entendre  :  quand  elle  lui  plaisait,  il  ôtait  ses  souliers  sans 
s'en  apercevoir;  et  si  le  pathétique  allait  à  son  comble,  il 
était  dans  l'usage  de  les  lancer  derrière  lui  sur  les  spec- 
tateurs. 

*  Pachiarotti,  né  près  de  Piome  en  1750,  excellait  dans  le  pathéti-^- 
que.  Il  vit  encore,  je  crois,  retiré  à  Padouo. 


VIE   DE  HAYDN.  31 

Adieu.  La  longueur  de  mon  cpître  me  fait  peur;  la  matière 
s'étend  sous  ma  plume  :  je  croyais  vous  écrire  trois  ou  qua- 
tre lettres  tout  au  plus,  et  je  deviens  infini.  Je  profite  de  l'offre 
obligeante  de  M.  de  C,  qui  vous  fera  parvenir  mes  lettres 
franches  de  port  jusqu'à  Paris,  à  commencer  par  celle-ci  : 
j'en  suis  bien  aise.  Si  Ton  vous  voyait  recevoir  parla  poste 
ces  paquets  énormes  arrivant  de  Tétranger,  on  pourrait  nous 
croire  occupés  de  bien  plus  grandes  affaires  ;  et  pour  être 
heureux,  quand  on  a  un  cœur,  il  faut  cacher  sa  vie. 

Vale  et  me  ama. 


32  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


LETTRE   IV 


Bade,  20  juin  1808. 


Ma  foi,  mon  aimable  Louis,  il  me  semble  que  je  n'aime 
plus  la  musique.  Je  sors  d'un  concert  que  Ton  a  donné  pour 
l'inauguration  de  la  jolie  salle  de  Bade.  Vous  savez  que  j'ai 
fait  mes  preuves  en  fait  de  patience  :  je  me  suis  fait  à  l'en- 
nui d'assister  régulièrement  aux  séances  d'une  assemblée 
délibérante  ;  j'ai  supporté,  au  milieu  des  sociétés  les  plus  ai- 
mables, l'amitié  dont  m'honorait,  pour  mes  péchés,  un 
homme  puissant  et  sans  esprit,  un  peu  de  votre  connais- 
sance ;  mais  j'avoue  que  depuis  que  j'entends  de  la  musique, 
je  n'ai  pu  encore  me  faire  à  l'ennui  des  concertos  :  c'est  pour 
moi  le  dernier  des  supplices,  comme  il  me  semble  que  la 
première  des  niaiseries  est  de  venir  montrer  au  public  les 
exercices  auxquels  on  doit  se  livrer  pour  lui  plaire,  dont  on 


VIE  DE  HAYDN.  33 

doit  lui  offrir  les  résultais,  mais  qu'il  est  cruel  de  lui  faire 
essuyer  en  uature.  Cela  me  semble  aussi  spirituel  que  si  vo- 
tre fils,  au  lieu  de  vous  écrire  du  collège  une  lettre  disant 
quelque  chose,  vous  envoyait  une  collection  de  grands  0  ou 
des  F  qu'on  fait  faire  aux  enfants  pour  leur  montrer  à  écrire. 
Les  joueurs  d'instruments  sont  des  gens  qui  apprennent 
à  bien  prononcer  les  mots  d'une  langue,  à  en  bien  faire  sen- 
tir les  longues  et  les  brèves,  mais  qui,  chemin  faisant,  ou- 
blient le  sens  de  ces  mots  :  sans  cela  un  joueur  de  flûte,  au 
lieu  d'enfiler  des  difficultés  insignifiantes,  et  de  faire  des 
points  d'orgue  d'un  quart  d'heure,  prendrait  un  air  vif  et 
chantant,  tel  que 

Quatro  baj  e  sei  niorelli^ 

de  Cimarosa,  le  gâterait,  et  le  varierait  avec  autant  de  diffi- 
cultés qu'il  voudrait  ;  et  au  moins  il  ne  nous  ennuierait  qu'à 
moitié.  Si  jamais  il  revenait  au  bon  sens,  il  nous  ferait  pleu- 
rer en  jouant,  sans  y  rien  changer,  quelque  bel  air  triste  et 
tendre,  ou  nous  électriserait  avec  la  belle  valse  de  la  reine  de 
Prusse. 

Quant  à  moi,  je  suis  réellement  assommé  de  trois  con- 
certos entendus  dans  la  même  soirée.  J'ai  besoin  d'une  forte 
distraction,  et  je  m'impose  la  loi  de  ne  pas  me  coucher  avant 
de  vous  avoir  achevé  l'histoire  de  la  jeunesse  dHaydn, 

Moins  précoce  que  Mozart,  qui,  à  treize  ans,  composa  un 
opéra  applaudi,  Haydn,  à  cet  âge,  fit  une  messe  dont  le  bon 
Refiler  se  moqua  avec  raison.  Cet  arrêt  étonna  le  jeune 
homme;  mais  déjà  plein  de  raison,  il  comprit  sa  justice  :  il 
sentit  qu'il  fallait  apprendre  le  contre-point  et  les  règles  de  la 
mélodie;  mais  de  qui  les  apprendre?  Reûter  n'enseignait 


34  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

pas  le  contre- point  *  aux  enfants  de  chœur,  et  n'en  a  jamais 
donné  que  deux  leçons  à  Haydn.  Mozart  trouva  un  excellent 
maître  dans  son  père,  violon  estimé.  Il  en  était  autrement 
du  pauvre  Joseph,  enfant  de  chœur  abandonné  dans  Vienne, 
qui  ne  pouvait  avoir  de  leçons  qu'en  les  payant,  et  n'avait 
pas  un  sou.  Son  père,  malgré  ses  deux  métiers,  était  si  pau- 
vre, que,  Joseph  ayant  été  volé  de  ses  habits,  et  ayant  mandé 
ce  malheur  à  sa  famille,  son  père,  faisant  un  effort,  lui  en- 
voya six  florins  pour  remonter  sa  garde-robe. 

Aucun  des  maîtres  de  Vienne  ne  voulut  donner  de  leçons 
gratis  à  un  petit  enfant  de  chœur  sans  protection  :  c'est 
peut-être  à  ce  malheur  qu'Haydn  doit  son  originalité.  Tous 
les  poètes  ont  imité  Homère,  qui  nimita  personne  :  en  cela 
seulement  il  n'a  pas  été  suivi,  et  c'est  peut-être  à  cela  sur- 
tout qu'il  doit  d'être  le  grand  poète  que  tout  le  monde  ad- 
mire. Pour  moi,  je  voudrais,  mon  cher  ami,  que  tous  les 
cours  de  littérature  fussent  au  fond  de  l'Océan  :  ils  appren- 
nent aux  gens  médiocres  à  faire  des  ouvrages  sans  fautes,  et 
leur  naturel  les  leur  fait  produire  sans  beautés.  Il  nous  faut 
ensuite  essuyer  tous  ces  malheureux  essais  :  notre  amour 
pour  les  arts  en  est  diminué  ;  tandis  que  le  manque  de  le- 
çons n'arrêtera  certainement  pas  un  homme  fait  pour  aller 
au  grand  :  voyez  Shakspeare,  voyez  Cervantes;  c'est  aussi 
l'histoire  de  notre  Haydn.  Un  maître  lui  eût  fait  éviter  quel- 
ques-unes des  fautes  dans  lesquelles  il  tomba  dans  la  suite  en 
écrivant  pour  l'église  et  pour  le  théâtre  ;  mais  certainement 
il  eût  été  moins  original.  L'homme  de  génie  est  celui-là  seu- 
lemeni  qui  trouve  une  si  douce  jouissance  à  exercer  son  art, 
qu'il  travaiHe  malgré  tous  les  obstacles.  Mettez  des  digues  à 

^  C'est  l'art  do,  1,1  composition. 


VIE  DE  lUYDN.  35 

ces  torrents,  celui  qui  doit  devenir  un  fleuve  fameux  saura 
bien  les  renverser. 

Comme  Jean-Jacques,  il  acheta  chez  un  bouquiniste  des 
livres  de  théorie,  entre  autres  le  Traité  de  Fux,  et  se  mit  à 
j'étudier  avec  une  opiniâtreté  que  l'effroyable  obscurité  de 
ces  règles  ne  put  rebuter.  Travaillant  seul  et  sans  maître,  il 
fit  une  infinité  de  petites  découvertes  dont  il  se  servit  par  la 
suite.  Pauvre,  grelollant  de  froid  dans  son  grenier,  sans  feu, 
étudiant  fort  avant  dans  la  nuit,  accablé  de  sommeil,  à  côté 
d'un  clavecin  détraqué,  tombant  en  ruines  de  toutes  paris,  il 
se  trouvait  heureux.  Les  jours  et  les  années  volaient  pour 
lui,  et  il  dit  souvent  n'avoir  pas  rencontré  en  sa  vie  de  pa- 
reille félicité.  La  passion  d'Haydn  était  plutôt  Tamour  de  la 
musique  que  Tamour  de  la  gloire;  et  encore,  dans  ce  désir 
de  gloire,  n  y  avait-il  pas  l'ombre  d'ambition.  Il  songeait  plus 
à  se  faire  plaisir,  en  faisant  de  la  musique,  qu'à  se  donner  un 
moyen  d'acquérir  un  rang  parmi  les  hommes. 

Haydn  n'apprit  pas  le  récitatif  de  Porpora,  comme  on  vous 
Ta  dit;  ses  récitatifs,  tellement  inférieurs  à  ceux  de  Tinven- 
teur  de  ce  genre,  le  prouveraient  du  reste  :  il  apprit  de 
Porpora  la  vraie  manière  de  chanter  à  l'italienne,  et  l'art 
d'accompagner  au  piano,  qui  n'est  pas  si  facile  qu'on  le 
pense.  Voici  comment  il  vint  à  bout  d'attraper  ces  leçons. 

Un  noble  vénitien,  nommé  Corner,  était  alors  à  Vienne, 
ambassadeur  de  sa  république.  Il  avait  une  maîtresse  foHe  de 
musique,  qui  avait  hébergé  le  vieux  Porpora  *  dans  l'hôtel  de 

*  Né  à  Naples  en  4H85.  Voici  les  époques  de  quelques  grands 
artistes  dont  je  parlerai  souvent  : 

Pergolèse,  né  en  4704,  mort  en  1733. 
Cimarcsa,  i754,  1801. 

Mozart,  1756,  1792. 


36  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

l'ambassade.  Haydn,  uniquemenl  eu  sa  qualité  de  mélomaue, 
trouva  moyen  de  s'insinuer  dans  celte  maison.  Il  y  plut  ;  et 
Son  Excellence  le  mena,  avec  sa  maîtresse  et  Porpora,  aux 
bains  de  Manensdorff,  qui  alors  étaient  à  la  mode. 

Noire  jeune  homme,  qui  n'avait  d'amour  que  pour  le  vieux 
Napolitain,  se  mit  à  employer  toutes  sortes  de  ruses  pour 
entrer  dans  ses  bonnes  grâces,  et  obtenir  ses  faveurs  harmo- 
niques. Tous  les  jours  il  se  levait  de  bonne  heure,  battait 
Thabit,  nettoyait  les  souliers,  arrangeait  de  son  mieux  la 
perruque  antique  du  vieillard,  grondeur  au  delà  de  tout  ce 
qu'on  peut  l'être.  Il  n'en  obtint  d'abord  que  quelques  épi- 
thèles  de  sot,  quand  il  entrait  le  matin  dans  sa  chambre. 
Mais  l'ours,  se  voyait  servi  gratis,  et  distinguant  cependant 
des  dispositions  rares  dans  son  jockey  volontaire,  se  laissait 
attendrir  de  temps  en  temps,  et  lui  donnait  quelques  bons 
avis.  Haydn  en  obtenait  surtout  quand  il  devait  accompagner 
la  belle  Wilhelmine,  chantant  quelques-uns  des  airs  de  Por- 
pora, tous  remplis  de  basses  difficiles  à  deviner.  Joseph  ap- 
prit dans  cette  maison  à  chanter  dans  le  grand  goût  italien. 
L'ambassadeur,  étonné  des  progrès  de  ce  pauvre  jeune 
homme,  lui  fit,  à  son  retour  en  ville,  une  pension  de  six  se- 
quins  par  mois  (soixante-douze  francs) ,  et  Padmit  à  la  table 
de  ses  secrétaires. 

Cette  générosité  mit  Haydn  au-dessus  de  ses  affaires.  11 
put  acheter  un  habit  noir.  Ainsi  vêtu,  il  sortait  avec  le  jour, 
et  allait  faire  la  partie  de  premier  violon  à  l'église  des  Pères- 
de-la-Miséricorde  ;  de  là  il  se  rendait  à  la  chapelle  du  comte 
Haugwitz,  où  il  touchait  de  l'orgue;  plus  tard,  il  chantait  la 
partie  de  ténor  à  Saint-Etienne.  Enfin,  après  avoir  couru 
toute  la  journée,  il  passait  une  partie  des  nuits  au  clavecin. 
Se  formant  ainsi  d'après  les  préceptes  de  tous  les  musiciens 


VIE  DE  HAYDN.  37 

qu'il  pouvait  accrocher,  saisissant  toutes  les  occasions  d'en- 
tendre de  la  musique  réputée  bonne  ;  et,  n'ayant  aucun  maître 
fixe,  il  commençait  à  concevoir  le  beau  musical  à  sa  ma- 
nière, et  se  préparait,  sans  s'en  douter,  à  se  faire  un  jour  un 
style  tout  à  lui. 


38  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 


LETTRE  V 

Bade,  28  août  1808. 
Mon  ami, 

Les  ravages  du  temps  vinrent  déranger  la  petite  fortune 
de  Haydn.  Sa  voix  changea,  et  il  sortit  à  dix-neuf  ans  de  la 
classe  des  soprani  de  Saint-Étienne,  ou  pour  mieux  dire,  et 
ne  pas  tomber  sitôt  dans  le  style  du  panégyrique,  il  en  fut 
chassé.  Un  peu  impertinent,  comme  tous  les  jeunes  gens 
vifs,  un  jour  il  s'avisa  de  couper  la  queue  de  la  robe  d'un  de 
ses  camarades,  crime  qui  fut  jugé  impardonnable.  Il  avait 
chanté  onze  ans  à  Saint-Étienne:  le  jour  qu'il  en  fut  chassé, 
il  ne  se  trouva,  pour  toute  fortune,  que  son  talent  naissant, 
pauvre  ressource  quand  elle  est  inconnue.  Il  avait  cependant 
un  admirateur.  Forcé  de  chercher  un  losjement,  le  hasard 


VIE  DK   ilAYDlN.  30 

lui  fit  rencontrer  un  perruquier  nommé  Keller,  qui  avait 
souvent  admiré,  à  la  cathédrale,  la  beauté  de  sa  voix,  et  qui, 
en  conséquence,  lui  offrit  un  asile.  Relier  le  reçut  comme 
un  fils,  partageant  avec  lui  son  petit  ordinaire,  et  chargeant 
sa  femme  du  soin  de  le  vêtir. 

Haydn,  délivré  de  tous  soins  temporels,  établi  dans  la  mai- 
son obscure  du  perruquier,  put  se  livrer,  sans  distraction,  à 
ses  études,  et  faire  des  progrès  rapides.  Ce  séjour  eut  cepen- 
dant une  influence  fatale  sur  sa  vie  :  les  Allemands  ont  la  ma- 
nie du  mariage.  Chez  un  peuple  doux,  aimant  et  timide,  les 
jouissances  domestiques  sont  de  première  nécessité.  Keller 
avait  deux  filles  ;  sa  femme  et  lui  songèrent  bientôt  à  en 
faire  épouser  une  au  jeune  musicien  ;  ils  lui  en  parlèrent  : 
lui,  tout  absorbé  dans  ses  méditations,  et  ne  pensant  point 
à  Tamour,  ne  se  montra  pas  éloigné  de  ce  mariage.  Il  tint 
parole  dans  la  suite  avec  cette  loyauté  qui  était  la  base  de 
son  caractère,  et  cette  union  ne  fut  rien  moins  qu'heureuse. 

Ses  premières  productions  furent  quelques  petites  sonates 
de  piano,  qu'il  vendait  à  vil  prix  à  ses  écolières,  car  il  en 
avait  trouvé  quelques-unes  :  il  faisait  aussi  des  menuets,  des 
allemandes  et  des  walses  pour  le  Ridotto.  Il  écrivit,  pour  se 
divertir,  une  sérénade  à  trois  instruments,  qu'il  allait,  dans 
les  belles  nuits  d'été,  exécuter  en  divers  endroits  de  Vienne, 
accompagné  de  deux  de  ses  amis.  Le  théâtre  de  Carinthie^ 
avait  alors  pour  directeur  Bernardone  Curtz,  célèbre  arle- 
quin, en  possession  de  charmer  le  public  par  ses  calem- 
bours. Bernardone  attirait  la  foule  à  son  théâtre  par  son 
originalité  et  par  de  bons  opéras  bouffons.  II  avait  de  plus 
une  jolie  femme;  ce  lut  une  raison  pour  nos  aventuriers 

*  Le  plus  i'réquenlé  des  trois  théâtres  de  Vienne» 


40  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

nocturnes  d'aller  exécuter  leur  sérénade  sous  les  fenêtres 
de  Tarlequin.  Curtz  fut  si  frappé  de  Toriginalité  de  cette 
musique,  qu'il  descendit  dans  la  rue  pour  demander  qui 
l'avait  composée.  «  C'est  moi,  répond  hardiment  Haydn.  — 
Comment,  toi  ?  à  ton  âge  ?  —  Il  faut  bien  commencer  une 
fois.  —  Pardieu!  c'est  plaisant;  monte.  »  Haydn  suit  l'arle- 
quin, est  présenté  à  la  jolie  femme,  et  redescend  avec  le 
poëme  d'un  opéra  intitulé,  le  Diable  Boiteux.  La  musique, 
composée  en  quelques  jours,  eut  le  plus  heureux  succès,  et 
fut  payée  vingt-quatre  sequins.  Mais  un  seigneur,  qui  appa- 
remment n'était  pas  beau,  s'aperçut  qu'on  le  mystifiait  sous 
le  nom  de  Diable  Boiteux,  et  fit  défendre  la  pièce. 

Haydn  raconte  souvent  qu'il  eut  plus  de  peine  pour  trou- 
ver le  moyen  de  peindre  le  mouvement  des  vagues  dans  une 
tempête  de  cet  opéra,  que,  dans  la  suite,  pour  faire  des  fu- 
gues à  double  sujet.  Curtz,  qui  avait  de  l'esprit  et  du  goût, 
était  difficile  à  contenter  ;  mais  il  y  avait  bien  une  autre  dif- 
ficulté. Ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  auteurs  n'avait  jamais  vu 
ni  mer  ni  tempête.  Comment  peindre  ce  qu'on  ne  connaît 
pas?  Si  Ton  trouvait  cet  art  heureux,  beaucoup  de  nos  grands 
politiques  parleraient  mieux  de  la  vertu.  Curtz,  tout  agité, 
se  démenait  dans  la  chambre  autour  du  compositeur  assis  au 
piano.  «  Figure-toi,  lui  disait-il,  une  montagne  qui  s'élève, 
et  puis  une  vallée  qui  s'enfonce,  puis  encore  une  montagne, 
et  encore  une  vallée  ;  les  montagnes  et  les  vallées  se  courent 
rapidement  après,  et,  à  chaque  instant,  les  alpes  et  les  abî- 
mes se  succèdent.  » 

Cette  beHe  description  n'y  faisait  rien.  L'arlequin  avait 
beau  ajouter  les  éclairs  et  le  tonnerre.  «  Allons,  peins-moi 
toutes  ces  horreurs,  mais  bien  distinctement  ces  montagnes 
et  ces  vallées,  »  répétait-il  sans  cesse. 


VIK  DE   lïAYDN  41 

Haydn  promenait  rapidement  ses  doigts  sur  le  clavier,  par- 
courait les  semi-tons,  prodiguait  les  septièmes,  sautait  des 
sons  les  plus  bas  aux  plus  aigus.  Curlz  n'était  pas  content. 
A  la  fin,  le  jeune  homme,  impatienté,  étend  les  mains  aux 
deux  bouts  du  clavecin,  et,  les  rapprochant  rapidement, 
s'écrie  :  «  Que  le  diable  emporte  la  tempête  !  —  La  voilà!  la 
voilà!  »  s'écrie  Tarlequin  en  lui  sautant  au  cou  et  l'étouf- 
font.  Haydn  ajoutait  qu'ayant  passé,  bien  des  années  après, 
le  détroit  de  Calais,  et  y  ayant  eu  mauvais  temps,  il  avait  ri 
toute  la  traversée,  en  songeant  à  la  tempête  du  Diable  Boi- 
teux. 

«  Mais  comment,  lui  disais-je,  avec  des  sons  peindre  une 
tempête?  et  bien  distinctement  encore l  )•>  Comme  ce  grand 
homme  est  l'indulgence  même,  j'ajoutais  qu'en  imitant  les 
intonations  particulières  de  l'honnne  effrayé  ou  au  désespoir 
on  peut,  si  l'on  a  du  talent,  donner  au  spectateur  les  senti- 
ments que  lui  inspirerait  la  vue  d'une  tempête  ;  »  mais,  disais- 
je,  la  musique  ne  peut  pas  plus  peindre  distinctement  une 
tempête  que  dire  :  M.  Haydn  demeure  près  de  la  barrière  de 
Schœnbrunn. — Vous  pourriez  bien  avoir  raison,  me  répondait- 
il,  songez  néanmoins  que  les  paroles,  et  les  décorations  sur- 
tout, guident  l'imagination  du  spectateur.  » 

Haydn  avait  dix-neuf  ans  quand  il  fit  cette  tempête.  Vous 
savez  que  le  prodige  de  la  musique,  Mozart,  écrivit  son  pre- 
mier opéra  à  Milan  à  l'âge  de  treize  ans,  en  concurrence 
avec  Hasse,  qui,  après  avoir  entendu  les  répétitions,  disait  à 
tout  le  monde  :  «  Cet  enfant  nous  fera  tous  oublier.  »  Haydn 
n'eut  pas  le  même  succès;  son  talent  n'était  pas  pour  le 
théâtre;  et  quoiqu'il  ait  donné  des  opéras  qu'aucun  maître 
ne  désavouerait,  cependant  H  est  resté  bien  au-dessous  de  la 
Clémence  de  Titus  et  de  Don  hian, 

3 


42  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Un  an  après  le  Diable  Boiteux,  Haydn  entra  dans  sa  véri- 
table carrière;  il  se  présenta  dans  la  lice  avec  six  trm.  La 
singularité  du  style  et  l'attrait  de  cette  manière  nouvelle  leur 
donnèrent  sur-le-champ  la  plus  grande  vogue  ;  mais  les 
graves  musiciens  allemands  attaquèrent  vivement  les  inno- 
vations dangereuses  dont  ils  étaient  remplis.  Celte  nation, 
qui  a  toujours  eu  un  faible  pour  la  science,  composait  encore 
la  musique  de  chambre  dans  toute  la  rigueur  du  contre -point 
fugué  ^. 

L'Académie  musicale  établie  à  Vienne  par  le  grand  contre- 
pointiste  qui  siégeait  sur  le  trône,  je  veux  dire  par  l'empe- 
reur Charles  VI,  se  maintenait  dans  toute  sa  vigueur.  Ce 
grave  monarque,  qui,  dit-on,  n'avait  jamais  ri,  était  un  des 
amateurs  les  plus  forts  de  son  temps;  et  les  compositeurs  en 
us  qu'il  avait  auprès  de  lui  étaient  indignés  de  tout  ce  qui 
avait  plutôt  l'air  de  l'amabilité  que  du  savoir.  Les  charmantes 

*  Il  faut  savoir  que  rien  ncst  plus  ridicule  et  plus  pédantesquc 
que  les  règles  du  plus  séduisant  des  arts.  La  musique  attend  son 
Lavoisier.  Je  supplie  qu'on  me  pcrmetle  de  ne  pas  expliquer  les  mots 
b.iroques  dont  je  suis  quelquefois  obligé  de  me  servir;  on  a  le  Diction- 
naire  de  musique  de  Rousseau.  Après  beaucoup  de  peine  pour  com- 
prendre ce  que  cest  que  le  contre-point ,  par  exemple,  on  trouve 
que  si  l'on  traitait  la  musique  avec  un  peu  d'ordre,  vingt  lignes  suffi- 
raient pour  donner  une  idée  de  ce  mot.  Tous  les  corps  de  la  nature, 
depuis  la  pierre  qui  pave  les  rues  de  Paris,  jusqu'à  l'eau  de  Cologne, 
sont  en  plus  grand  nçpibre  certainement  que  les  diverses  circon- 
stances que  l'on  peut  remarquer  dans  deux  ou  trois  sons  chantes  l'un 
après  l'autre,  ou  ensemble;  cependant  le  moindre  élève  de  l'École 
polytechnique,  après  vingt  leçons  de  Fourcroy,  avait  tous  les  corps 
de  la  nature  classés  dans  sa  tête  :  c'est  que  dans  cette  école,  avant 
1804,  tout  était  éminemment  raisonnable:  l'atmosphère  de  raison 
([u'on  y  respirait  alors  repoussut  tout  ce  qui  eût  été  obscur  ou  faux. 


•  VIE   DE    HAYDN.  45 

petites  idées  du  jeune  musicien,  la  chaleur  de  son  style,  les 
licences  qu'il  prenait  quelquefois,  excitèrent  contre  lui  tous 
les  Prtfdmf s  du  monastère  de  riiarmonie.  Ils  lui  reprochaient 
des  erreurs  de  contre-point,  des  modulations  hérétiques,  des 
mouvements  trop  hardis.  Heureusement  tout  ce  bruit  ne  fait 
aucun  mal  au  génie  naissant  :  une  seule  chose  pourrait  lui 
nuire,  le.^ilence  du  mépris  ;  et  le  début  dllaydn  fut  accom- 
pagné de  circonstances  absolument  opposées. 

Il  faut  que  vous  sachiez,  mon  ami,  qu'avant  Haydn  on 
n'avait  pas  d'idée  d'un  orchestre  composé  de  dix-huit  sortes 
d'instruments.  Il  est  l'inventeur  du  preslissimo ,  dont  la  seule 
idée  faisait  frémir  les  antiques  croque-sol  de  Vienne.  En  mu- 
sique, comme  en  toute  autre  chose,  nous  avons  peu  d'idées 
de  ce  qu'était  le  monde  il  y  a  cent  ans  :  \ allegro,  par  exem- 
ple, n'était  qu'un  nndnntino. 

Dans  la  musique  instrumentale,  Haydn  a  révolutionné  les 
détails  comme  les  masses  :  c'est  lui  qui  a  forcé  les  instru- 
ments à  vent  à  exécuter  \e  pianissimo. 

C'est  à  vingt  ans  qu'il  donna  son  premier  quatuor  en  befa  à 
sextuple,  que  tous  les  amateurs  de  musique  apprirent  sur- 
le-champ  par  cœur.  Je  n'ai  pas  su  pourquoi  Haydn  quilta 
vers  ce  temps-là  la  maison  de  son  ami  Keller  :  ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  sa  réputation,  naissant  sous  les  plus  bril- 
lants auspices,  n'avait  point  chassé  la  pauvreté.  Il  alla  loger 
chez  un  M.  Marlinez,  qui  lui  offrit  la  table  et  le  logement,  à 
condition  qu'il  donnerait  des  leçons  de  piano  et  de  chant  à 
ses  deux  filles.  Ce  fut  alors  qu'une  même  maison,  située  près 
de  l'église  de  Saint-Michel,  posséda,  dans  deux  chambres 
situées  l'une  au-dessus  de  l'autre,  aux  troisième  et  quatrième 
étages,  le  premier  poète  du  siècle  et  le  premier  symphoniste 
du  monde. 


44  ŒIJVP.ES  DE    STI<:ND11AL.  • 

Métastase  logeait  aussi  chez  M.  Martiiiez  :  mais,  poëte  de 
l'empereur  Charles  VI,  il  vivait  dans  Taisance,  tandis  que  le 
pauvre  Haydn  passait  les  journées  d'hiver  au  lit,  faute  de 
bois.  La  société  du  poëte  romain  lui  fut  cependant  d'un 
grand  avantage.  Une  sensibilité  douce  et  profonde  avait 
donné  à  Métastase  un  goût  sûr  dans  tous  les  arts  :  il  aimait 
la  mur^ique  avec  passion,  la  savait  très-bien  ;  et  cette  âme, 
souverainement  harmonique,  goûta  les  talents  du  jeune  Alle- 
mand. Métastase,  eu  dînant  tous  les  jours  avec  Haydn,  lui 
donnait  les  règles  générales  des  beaux-arts,  et,  chemin  fai- 
sant, lui  apprenait  Titalien. 

Cette  lutte  contre  la  misère,  première  compagne  de  pres- 
que tous  les  artistes  qui  se  sont  fait  un  nom,  dura  pour  Haydn 
six  longues  années.  Qu'un  grand  seigneur  riche  Teût  déterré 
alors,  et  l'eût  fait  voyager  deux  ans  en  Italie,  avec  une  pen- 
sion de  cent  louis,  rien  n'eût  peut-être  manqué  à  son  talent  : 
mais,  moins  heureux  que  Métastase,  il  n'eut  pas  son  Gravina. 
Enfin  il  trouva  à  se  caser,  et  quitta,  en  1758,  la  maison  Mar- 
tinez,  pour  entrer  au  service  du  comte  de  Mortzin. 

Ce  comte  donnait  des  soirées  de  musique,  et  avait  un  or- 
chestre à  lui.  Le  hasard  amena  le  vieux  prince  Antoine  Es- 
terhazy,  amateur  passionné,  à  un  de  ces  concerts,  qui  com- 
mençait justement  par  une  symphonie  d'Haydn  (c'était  celle 
en  la  sol  ré,  temps  5/4).  Le  prince  fut  tellement  charmé  de 
ce  morceau,  qu'il  pria  sur-le-champ  le  comte  de  Mortzin 
de  lui  céder  Haydn,  dont  il  voulait  faire  le  directeur  en  se- 
cond de  son  propre  orchestre.  Mortzin  y  consentit.  Malheu- 
reusement l'auteur,  qui  était  indisposé,  ne  se  trouvait  pas  ce 
jour-là  au  concert;  et  comme  les  volontés  des  princes, 
quand  elles  ne  sont  pas  exécutées  sur-le-champ,  sont  sujettes 
à  bien  des  retards,  plusieurs  mois  se  passèrent  sans  qu'Haydn, 


VIE  DE   HAYDN.  45 

qui  désirait  beaucoup  passer  au  service  du  plus  grand  sei- 
neur  de  TEurope,  entendît  parler  de  rien. 

Friedberg,  compositeur  attaché  au  prince  Antoine,  et  qui 
goûtait  les  talents  naissants  de  notre  jeune  homme,  cher- 
chait un  moyen  de  le  rappeler  à  Son  Altesse.  Il  eut  l'idée  de 
lui  faire  composer  une  symphonie  qu'on  exccuterail  à  Eisen- 
taedt,  résidence  du  prince,  le  jour  anniversaire  de  sa  nais- 
sance. Haydn  la  fit,  et  elle  est  digne  de  lui.  Le  jour  de  la 
cérémonie  arrivé,  le  prince,  entouré  de  sa  cour  et  assis  sur 
son  trône,  assistait  au  concert  accoutumé.  On  commence  la 
symphonie  d'Haydn  :  à  peine  était-on  au  milieu  du  premier 
allegro,  que  le  prince  interrompt  ses  musiciens,  et  demande 
de  qui  est  une  si  belle  chose?  «  D'Haydn  »,  répond  Fried- 
berg ;  et  il  fait  avancer  le  pauvre  jeune  homme  tout  trem- 
blant. Le  prince,  en  le  voyant  :  «  Quoi  1  dit-il,  la  musique  est 
de  ce  Maure  (H  faut  avouer  que  le  teint  d'Haydn  méritait  un 
peu  cette  injure)  ?  Eh  bien  !  Maure,  dorénavant  tu  seras  à 
mon  service.  Comment  t'appelles-tu?  —  Joseph  Haydn.  — 
Mais  je  me  rappelle  ce  nom  ;  tu  es  déjà  à  mon  service  :  pour- 
quoi ne  t'ai-je  pas  encore  vu?  »  Haydn,  troublé  par  la  ma- 
jesté qui  environnait  le  prince,  ne  répond  pas;  celui-ci 
ajoute  :  «  Va,  et  habille-toi  en  maître  de  chapeHe,  je  ne 
veux  plus  te  voir  ainsi,  tu  es  trop  petit,  tu  as  une  figure 
mesquine  :  prends  un  habit  neuf,  une  perruque  à  boucles,  le 
coHet  et  les  talons  rouges  ;  mais  je  veux  qu'ils  soient  hauts, 
afin  que  ta  stature  réponde  à  ton  savoir;  tu  entends,  va,  et 
tout  te  sera  donné.  » 

Haydn  baisa  la  main  du  prince,  et  alla  se  remettre  dans  un 
coin  de  Torcheslre,  un  peu  dolent,  ajoutait-il,  d'être  obligé 
de  renoncer  à  ses  cheveux  et  à  son  élégance  de  jeune 
homme.  Le  lendemain  matin,  il  parut  au  lever  de  Son  Altesse, 


46  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

emprisonné  dans  le  costume  grave  qu'elle  lui  avait  indiqué. 
Il  avait  le  litre  de  second  maître  de  musique,  mais  ses  nou- 
veaux camarades  rappelèrent  tout  simplement  le  Maure. 

Un  an  après,  le  prince  Antoine  étant  mort,  son  titre  passa 
au  prince  Nicolas,  encore  plus  passionné,  s'il  est  possible, 
pour  Tart  musical.  Haydn  fut  obligé  de  composer  un  grand 
nombre  de  morceaux  pour  le  baryton,  instrument  très-com- 
pliqué, hors  d'usage  aujourd'hui,  et  dont  la  voix,  entre  le 
téuûr  et  la  basse,  est  fort  agréable.  C'était  l'instrument  fa- 
vori du  prince,  qui  en  jouait  tous  les  jours,  et  tous  les  jours 
voulait  avoir,  sur  son  pupitre,  une  pièce  nouveUe.  La  plus 
grande  partie  de  ce  qu'Haydn  avait  fait  pour  le  baryton  a 
péri  dans  un  incendie  ;  le  reste  n'est  d'aucun  usage.  Il  disait 
souvent  que  la  nécessité  de  composer  pour  cet  instrument 
singulier  avait  beaucoup  ajouté  à  son  instruction. 

Avant  de  détaiUer  les  autres  ouvrages  d'Haydn,  je  vous 
dois  quelques  mots  sur  un  événement  qui  troubla  pendant 
longtemps  la  tranquiUité  de  sa  vie.  Il  n'oublia  point,  dès  qu'il 
eut  de  quoi  vivre,  la  promesse  qu'il  avait  faite  autrefois  à 
son  ami  ReHer  le  perruquier  ;  il  épousa  Anne  Keller,  sa  fdle. 
Il  se  trouva  que  c'était  une  honesta,  qui,  outre  sa  vertu  in- 
commode, avait  encore  la  manie  des  prêtres  et  des  moines. 
La  maison  de  notre  pauvre  compositeur  en  était  toujours  rem- 
plie. L'éclat  d'une  conversation  bruyante  l'empêchait  de  tra- 
vaiHer  ;  et,  en  outre,  sous  peine  d'avoir  des  scènes  avec  sa 
femme,  il  faHait  fournir,  gratis,  de  messes  et  de  motets,  les 
couvents  de  chacun  de  ces  bons  pères. 

Des  corvées  imposées  par  des  scènes  continuelles  sont  le 
contraire  de  ce  qu'il  faut  aux  hommes  qui  ne  travaiUent 
qu'en  écoutant  leur  âme.  Le  pauvre  Haydn  chercha  des  con- 
solations auprès  de  mademoiselle  BoseUi,  aimable  cantatrice 


VIE   DR   TÎAYDN.  47 

attachée  au  service  de  son  prince.  La  paix  du  ménage  n'en 
fut  pas  augmentée.  Enfin  il  se  sépara  de  sa  femme,  qu'il 
traita,  sous  les  rapports  d'intérêt,  avec  une  loyauté  par- 
faite. 

Vous  voyez  ici,  mon  ami,  une  jeunesse  tranquille,  point  de 
grands  écarts,  de  la  raison  partout,  un  homme  qui  marche 
constamment  à  son  but.  Adieu. 


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'«>?• 


48  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


LETTRE  VI 

f^Vallée  (!e  Sainte-llélèn.^  2  octobre  1808. 

Mon  cher  ami,  [ 

Je  finis  mon  histoire.  Haydn,  une  fois  entré  dans  la  mai- 
son Esterhazy,  mis  à  la  tête  d'un  grand  orchestre,  attaché  au 
service  d'un  patron  immensément  riche,  et  passionné  pour 
la  musique,  se  trouvait  dans  cette  réunion  de  circonstances 
trop  rares  pour  nos  plaisirs,  qui  permettent  à  un  grand  gé- 
nie de  prendre  tout  son  essor.  De  ce  moment,  sa  vie  fut  uni- 
forme et  remplie  par  le  travail.  Il  se  levait  le  matin  de  bonne 
heure,  s'habillait  très-proprement,  se  mettait  à  une  petite 
table  à  coté  de  son  piano,  et  ordinairement  Theure  du  dîner 
l'y  retrouvait  encore.  Le  soir,  il  allait  aux  répétitions,  ou  à 
Topera,  qui  avait  lieu  au  palais  du  prince  quatre  fois  par  se- 


VIE  DE    HAYDN.  49 

maine.  Quelquefois,  mais  rarement,  il  donnait  une  matinée  à 
la  chasse.  Le  peu  de  temps  qui  lui  restait  les  jours  ordinai- 
res était  partage  entre  ses  amis  et  mademoiselle  Boselli.  Telle 
fut  sa  vie  pendant  plus  de  trente  ans.  Ce  détail  explique  le 
nombre  étonnant  de  ses  ouvrages.  Ils  se  divisent  en  trois 
classes.  La  musique  instrumentale,  la  musique  d'église  et 
les  opéras. 

Dans  la  symphonie,  il  est  le  premier  des  premiers;  dans  la 
musique  sacrée,  il  ouvrit  une  route  nouvelle,  qu'on  peut  cri- 
tiquer, il  est  vrai,  mais  par  laquelle  il  se  place  à  côté  des 
premiers  génies.  Dans  le  troisième  genre,  celui  de  la  mu- 
sique de  théâtre,  il  ne  fut  qu  estimable,  et  cela  par  plusieurs 
raisons  :  une  des  meilleures,  c'est  qu'il  n'y  fut  qu  imitateur. 

Puisque  vous  m'assurez  que  la  longueur  de  mon  bavardage 
ne  vous  déplaît  pas,  je  vous  parlerai  successivement  de  ces 
trois  genres. 

La  musique  instrumentale  d'Haydn  est  composée  de  sym- 
phonies de  chambre  à  plus  ou  moins  d'instruments,  et  de 
symphonies  à  grand  orchestre,  qu'à  cause  du  grand  nombre 
d'instruments  nécessaires  on  ne  peut  guère  jouer  que  dans 
un  théâtre. 

La  première  classe  comprend  les  duos,  trios,  quatuors, 
sextuors,  octavettis  et  divertissements,  les  sonates  de  piano- 
forte,  les  fantaisies,  les  variations,  les  caprices.  On  met  dans 
la  seconde  classe  les  symphonies  à  grand  orchestre,  les  con- 
certos pour  divers  instruments,  les  sérénades  et  les  mar- 
ches. 

Ce  qu'on  préfère  dans  toute  cette  musique,  ce  sont  les 
quatuors  et  les  symphonies  à  grand  orchestre.  Haydn  a  fait 
quatre-vingt-deux  quatuors  et  cent  quatre-vingts  sympho- 
nies. Les  dix-neuf  premiers  quatuors  passent  auprès  des 

3. 


,50  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

amateurs  pour  de  simples  divertissements.  L'originalité  et  le 
grandiose  du  style  ne  s'y  déploient  encore  que  faiblement. 
Mais,  en  revanche,  chacun  des  quatuors,  depuis  celui  qui 
porte  le  n°  20  jusqu'au  n'*  82,  aurait  suffi  pour  faire  la  répu- 
tation de  son  auteur. 

On  sait  que  les  quatuors  sont  joués  par  quatre  instruments, 
un  premier  violon,  un  deuxième  violon,  un  alto  et  un  vio- 
loncelle. Une  femme  d'esprit  disait  qu'en  entendant  les 
quatuors  d'Haydn  elle  croyait  assister  à  la  conversation  de 
quatre  personnes  aimables.  Elle  trouvait  que  le  premier  vio- 
lon avait  l'air  d'un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  de  moyen 
âge,  beau  parleur,  qui  soutenait  la  conversation  dont  il  don- 
nait le  sujet.  Dans  le  second  violon,  elle  reconnaissait  un 
ami  du  premier,  qui  cherchait  par  tous  les  moyens  possibles 
à  le  faire  briller,  s'occupait  très-rarement  de  soi,  et  soute- 
nait la  conversation  plutôt  en  approuvant  ce  que  disaient  les 
autres  qu'en  avançant  des  idées  particulières.  L'alto  était  un 
homme  solide,  savant  et  sentencieux.  Il  appuyait  les  discours 
du  premier  violon  par  des  maximes  laconiques,  mais  frap- 
pantes de  vérité.  Quant  à  la  basse,  c'était  une  bonne  femme 
un  peu  bavarde,  qui  ne  disait  pas  grand'chose,  et  cependant 
voulait  toujours  se  mêler  à  la  conversation.  Mais  elle  y  por- 
tait de  la  grâce,  et  pendant  qu'elle  parlait,  les  autres  inter- 
locuteurs avaient  le  temps  de  respirer.  On  voyait  cependant 
qu'elle  avait  un  penchant  secret  pour  Falto,  qu'elle  préférait 
aux  autres  instruments. 

Haydn,  en  cinquante  années  de  travaux,  a  donné  cinq 
cent  vingt-sept  compositions  instrumentales,  et  il  ne  s'est 
jamais  copié  que  quand  il  l'a  bien  voulu.  Par  exemple, 
l'air  de  l'agriculleur,  dans  Voratorio  des  Quatre-Saisons^ 
est  un  cmdante  d'une  de  ses  symphonies,  dont  il  a  fait  un 


VIE  DE  lUYDN.  "vl 

bel  air  de  basse-taille,  qui,  il  est  vrai,  languit  un  peu  vers 
la  fin. 

Vous  sentez,  mon  ami,  que  la  plupart  des  observations  que 
j'aurais  à  vous  faire  ici  exigent  un  piano  forte,  et  non  pas 
une  plume.  A  quatre  cents  lieues  de  vous  et  de  notre  aimable 
France,  ce  n'est  que  de  la  partie  poétique  du  style  dllaydn 
que  je  puis  vous  parler. 

Les  allegro  de  ses  symphonies,  pour  la  plupart  très-vifs 
et  pleins  de  force,  vous  enlèvent  à  vous-même  :  ils  com- 
mencent ordinairement  par  un  tJième  court,  facile  et  très- 
clair;  peu  à  peu,  et  par  un  travail  plein  de  génie,  ce  thème, 
répété  par  les  divers  inslvumenls,  acquiert  un  caractère  mé- 
langé d'héroïsme  et  de  gaieté.  Ces  teintes  de  sérieux  sont 
les  grandes  ombres  de  Rembrandt  et  du  Guerchin,  qui  don- 
nent tant  d'effets  aux  parties  éclairées  de  leurs  tableaux. 

L'auteur  semble  vous  conduire  au  milieu  d'abîmes;  maig 
un  plaisir  continu  fait  que  vous  le  suivez  dans  sa  marche 
singulière.  Le  caractère  que  je  viens  de  décrire  me  semble 
commun  imx  presto  et  aux  rondo. 

Il  y  a  plus  de  variété  dans  les  amiante  et  les  adagio  :  le 
style  grandiose  y  brille  dans  toute  sa  majesté. 

Les  phrases  ou  idées  musicales  ont  de  beaux  et  grands  dé- 
veloppements ;  chaque  membre  en  est  clair  et  distinct  ;  le 
tout  a  de  la  saillie.  C'est  le  style  de  Buffon  quand  il  a  beau- 
coup d'idées.  Il  faut,  pour  bien  jouer  les  adagio  d'Haydn, 
plus  d'énergie  que  de  douceur.  Ils  ont  plutôt  les  j^roportions 
d'une  Junon  que  d'une  Vénus.  Plus  graves  que  mignards,  ils 
respirent  la  dignité  tranquille,  pleine  de  force  et  quelquefois 
un  peu  lourde  des  Allemands. 

Dans  les  andantc,  celte  dignité  se  laisse  vaincre,  de  temps 
en  temps,  par  une  gaieté  nmdérée,  mais  cependant  elle  do- 


52  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

mine  toujours.  Quelquefois,  dans  les  andimte  et  les  adagio, 
l'auteur  se  laisse  tout  à  coup  emporter  à  la  force  et  à  l'abon- 
dance de  ses  idées.  Cette  folie,  cet  excès  de  "vigueur  anime, 
réjouit,  entraîne  toute  la  composition,  mais  n'en  exclut  pas 
la  passion  et  le  sentiment. 

Quelques-uns  des  andante  et  des  allegro  d'Haydn  semblent 
ne  pas  avoir  de  thème.  On  serait  tenté  de  croire  que  les  mu- 
siciens ont  commencé  par  le  milieu  de  leur  cahier  ;  mais 
peu  à  peu  Tàme  du  véritable  amateur  s'aperçoit,  à  ses  sen- 
sations, que  le  compositeur  a  eu  un  but  et  un  plan. 

Ses  menuets,  pures  émanations  du  génie,  si  riches  d'har- 
monie, d'idées,  de  beautés  accumulées  dans  un  petit  espace, 
suffiraient  à  un  homme  ordinaire  pour  faire  une  sonate.  C'est 
dans  ce  sens  que  Mozart  disait  de  nos  opéras-comiques,  que 
tout  homme  qui  se  portait  bien  devait  faire  tous  les  jours 
un  opéra  comme  cela  avant  déjeuner.  Les  secondes  parties 
des  menuets  d'Haydn,  ordinairement  comiques,  sont  ravis- 
santes d'originalité. 

En  général,  le  caractère  de  la  musique  instrumentale  de 
notre  compositeur  est  d'être  pleine  d'une  imagination  roman» 
tique.  C'est  en  vain  qu'on  y  chercherait  la  mesure  raci- 
nienne  ;  c'est  plutôt  l'Arioste  ou  Shakspeare,  et  c'est  ce 
qui  fait  que  je  ne  comprends  pas  encore  le  succès  de  Haydn 
en  France. 

Son  génie  parcourt  toutes  les  routes  avec  la  rapidité  de 
l'aigle  :  le  merveilleux  et  le  séduisant  se  succèdent  tour  à 
tour  et  sont  peints  des  couleurs  les  plus  brillantes.  C'est 
cette  variété  de  coloris,  c'est  l'absence  du  genre  ennuyeux 
qui  lui  a  peut-être  valu  la  rapidité  et  l'étendue  de  ses  succès. 
Il  n'y  avait  pas  deux  jours  qu  il  faisait  des  symphonies,  qu'on 
les  jouait  déjà  en  Amérique  et  dans  les  Indes. 


VIE  DE   HAYDN.  55 

Il  me  semble  que  la  magie  de  ce  style  consiste  dans  un 
caractère  dominant  de  liberté  et  de  joie.  Cette  joie  de  Haydn 
est  une  exaltation  tout  ingénue,  toute  nature,  pure,  indomp- 
table, continue  :  elle  règne  dans  les  allegro  ;  on  Taperçoit 
encore  dans  les  parties  graves,  et  elle  parcourt  les  amiante 
d'une  manière  sensible. 

Dans  les  compositions  où  l'on  voit,  par  le  rhyibnie,par  le 
ton,  par  le  genre,  que  Fauteur  a  voulu  inspirer  la  tristesse, 
cette  joie  obstinée,  ne  pouvant  se  montrer  à  visage  décou- 
vert, se  transforme  en  énergie  et  en  forcé.  Observez  bien  : 
ce  n'est  pas  de  la  douleur  que  cette  sombre  gravité,  c'est  de 
la  joie  contrainte  à  se  masquer  :  on  dirait  la  joie  concentrée 
d'un  sauvage;  mais  de  la  tristesse,  de  l'affliction  d'âme,  de 
la  mélancolie,  jamais.  Raydn  n'a  pu  être  vraiment  triste  que 
deux  ou  trois  fois  en  sa  vie,  dans  un  verset  de  son  Stabat 
Mater,  et  dans  deux  adagio  des  Sept  paroles. 

Et  voilà  pourquoi  il  n'a  pu  exceller  dans  la  musique  dra- 
matique. Sans  mélancolie,  point  de  musique  passionnée  : 
c'est  ce  qui  fait  que  le  peuple  français,  vif,  vain,  léger,  ex- 
primant bien  vite  tous  ses  sentiments,  quelquefois  ennuyé, 
mais  jamais  mélancolique,  n'aura  jamais  de  musique. 
[  Puisque  nous  sommes  sur  cet  article,  et  que  je  vous  vois 
déjà  faire  la  mine,  voici  ma  pensée  tout  entière  :  je  vais 
employer  exprès  les  images  les  plus  triviales  et  les  plus 
claires  ;  j'invite  tous  mes  confrères,  les  faiseurs  de  para- 
doxes, à  se  servir  de  la  même  méthode. 


54  ŒUVRES  DE  STENDHAL 


LETTRE    VI 


Vienne,  3  octobre  1808. 

J'entrais  une  fois  en  Italie  par  le  Simplou;  j'avais  av^c  moi 
quelqu'un  qui  n'avait  jamais  fait  ce  voyage,  et  passant  à  un 
quart  de  lieue  des  îles  Borromées,  je  fus  bien  aise  de  les  lui 
faire  voir.  Nous  prîmes  une  barque,  nous  courûmes  les  jar-, 
dins  de  ce  lieu  magnifique  et  cependant  touchant.  Nous  re- 
vînmes enfin  à  la  petite  auberge  de  Ylsola  Bella  :  nous  vîmes 
qu'on  niellait  trois  couverts  à  une  table,  et  un  jeune  Mila- 
nais, dont  l'extérieur  annonçait  beaucoup  d'aisance,  vint 
s'asseoir  à  côté  de  nous,  en  nous  faisant  quelques  politesses. 
11  répondait  très-bien  aux  questions  que  je  lui  adressais. 
Comme  il  était  occupé  à  découper  une  perdrix,  mon  ami  tira 
une  lettre  de  sa  poche,  et,  faisant  semblant  de  lire,  il  me  dit 
en  anglais  :  «  Mais  voyez  donc  ce  jeune  homme!  sans  doute 


VTE  DE  HAYDN.  55 

il  a  commis  quelque  crime  dont  l'idée  le  poursuit  :  voyez 
les  regards  qu'il  lauce  sur  nous  ;  il  croit  que  nous  tenons  à 
la  police,  ou  c'est  un  Werther,  qui  a  choisi  ce  lieu  célèbre 
pour  finir  son  existence  d'une  manière  piquante.  —  Pas 
du  tout,  lui  répondis-je,  c'est  un  jeune  homme  des  plus 
communicatifs  que  nous  ayons  à  rencontrer,  et  même  très- 
gai.  » 

Tous  les  Français  arrivant  en  Italie  tombent  dans  la  même 
erreur.  C'est  que  le  caractère  de  ce  peuple  est  souveraine- 
ment mélancolique  ;  c'est  le  terrain  dans  lequel  les  passions 
germent  le  plus  facilement  :  de  tels  hommes  ne  peuvent 
guère  s'amuser  que  par  les  beaux-arts.  C'est  ainsi,  je  crois, 
que  ritalie  a  produit  et  ses  grands  artistes  et  leurs  admira- 
teurs, qui,  en  les  aimant  et  payant  leurs  ouvrages,  les  font 
naître.  Ce  n'est  pas  que  l'Italien  ne  soit  susceptible  de  gaieté  : 
mettez-le  à  la  campagne,  en  partie  de  plaisir  avec  des  fem- 
mes aimables,  il  aura  une  joie  folle,  son  imagination  sera 
d'une  vivacité  étonnante. 

Je  ne  suis  jamais  tombé  en  Italie  dans  ces  parties  de  plai- 
sir, que  le  moindre  désappointement  de  vanité  nous  fait 
trouver  si  tristes  quelquefois  dans  les  jolis  parcs  qui  envi- 
ronnent Paris  :  un  froid  mortel  vient  tuer  tous  les  amuse- 
ments; le  maître  de  la  maison  est  de  mauvaise  humeur 
parce  que  son  cuisinier  a  manqué  le  dîner  ;  moi,  je  suis  pi- 
qué de  ce  que  >1.  le  vicomte  de  V,..,  abusant  de  la  rapidité 
de  son  cheval  anglais,  m'a  coupé  avec  son  carrick,  dans  la 
plaine  de  Saint-Gratien,  et  a  couvert  de  poussière  les  dames 
que  j'avais  dans  ma  jolie  calèche  neuve  ;  mais  je  le  lui  ren- 
drai bien,  ou  mon  cocher  aura  son  congé.  Toutes  ces  idées- 
là  sont  à  mille  lieues  d'un  jeune  Italien  allant  recevoir  des 
dames  à  sa  ^^^7/^.  Vous  souvient-il  d'avoir  lu  le  Marchand 


on  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

de  Venise  de  Sluikespare?  Si  vous  vous  rappelez  Gratiano 
disant  : 

Let  me  play  Ihe  f'aol 
\Yith  mirth,  de, 

voilà  la  gaieté  italienne  ;  c'est  de  la  gaieté  annonçant  le 
bonheur  :  parmi  nous  elle  serait  bien  près  du  mauvais  ton  ; 
ce  serait  montrer  soi  heureux,  et  en  quelque  sorte  occuper 
les  autres  de  soi.  La  gaieté  française  doit  montrer  aux  écou- 
tants qu'on  n'est  gai  que  pour  leur  plaire  ;  il  faut  même,  en 
jouant  la  joie  extrême,  cacher  la  joie  véritable  que  donne  le 
succès. 

La  gaieté  française  exige  beaucoup  d'esprit  :  c'est  celle  de 
Le  Sage  et  de  Gil-Blas  ;  la  gaieté  d'Italie  est  fondée  sur  la 
sensibilité,  de  manière  que,  quand  rien  ne  l'égayé,  Fltalien 
n'est  point  gai. 

Notre  jeune  homme  des  îles  Borromées  ne  voyait  rien  d'in- 
finiment réjouissant  à  rencontrer  à  une  table  d'hôte  deux 
Français  bien  élevés  :  il  était  poli;  nous,  nous  l'aurions 
voulu  amusant. 

De  manière  qu'en  Italie,  les  actions  dépendant  davantage 
de  ce  qu'éprouve  Ihomme  qui  agit,  quand  cette  âme  est 
commune,  l'Italien  est  le  plus  triste  compagnon  du  monde. 
J'en  portais  un  jour  mes  plaintes  à  l'aimable  baron  W...: 
«  Que  voulez-vous?  me  dit-il,  nous  sommes,  à  votre  égard, 
comme  les  melons  d'Italie  comparés  à  ceux  de  France  :  chez 
vous,  achetez-les  sans  crainte  sur  la  place,  ils  sont  tous 
passables;  chez  nous,  vous  en  ouvrez  vingt  exécrables,  mais 
le  vingt  et  unième  est  divin.  » 

La  conduite  des  Italiens,  presque  toujours  fondée  sur  ce 
que  sent  leur  âme,  explique  bien  leur  amour  pour  la  mu- 


VIE  DE  HAYDN.  57 

sique,  qui,  en  nous  donnant  des  regrets,  soulage  la  mélan- 
colie, et  qu'un  homme  vif  et  sanguin,  comme  sont  les  trois 
quarts  des  Français,  ne  peut  aimer  de  passion,  puisqu'elle 
ne  le  soulage  de  rien,  et  ne  lui  donne  habituellement  aucune 
jouissance  vive. 

Que  dites- vous  de  ma  philosophie?  Elle  a  le  malheur 
d'être  assez  conforme  à  la  théorie  des  philosophes  français 
que  vous  vilipendez  aujourd'hui  ;  théorie  qui  fait  naître  les 
beaux-arts  de  \ ennui  ^  :  je  mettrais  à  la  place  de  l'ennui  la 
rnélancolie,  qui  suppose  tendresse  dans  l'âme. 

L'ennui  de  nos  Français,  que  les  choses  de  sentiment  n'ont 
jamais  rendus  ni  très-heureux  ni  très-malheureux,  et  donl 
les  plus  grands  chagrins  sont  des  malheurs  de  vanité,  se 
dissipe  par  la  conversation,  où  la  vanité,  qui  est  leur  passion 
dominante,  trouve  à  chaque  instant  l'occasion  de  briller, 
soit  par  le  fonds  de  ce  qu'on  dit,  soit  par  la  manière  de  le 
dire.  La  conversation  est  pour  eux  un  jeu,  une  mine  d'évé- 
nements. Cette  conversation  française,  telle  qu'un  étranger 
peut  l'entendre  tous  les  jours  au  café  de  Foy  et  dans  les 
lieux  publics,  me  paraît  le  commerce  armé  de  deux  vanités. 

Toute  la  différence  entre  le  café  de  Foy  et  le  salon  de  ma- 
dame la  marquise  duDeffant^,  c'est  qu'au  café  de  Foy,  où 
se  rendent  de  pauvres  rentiers  de  la  petite  bourgeoisie,  la 
vanité  est  basée  sur  le  fonds  de  ce  qu'on  dit  :  chacun  raconte 
à  son  tour  des  choses  flatteuses  qui  lui  sont  arrivées  ;  celui 
qui  est  censé  écouter  attend  avec  une  impatience  assez  mal 
déguisée  que  son  tour  soit  arrivé,  et  alors  entame  son  his- 
toire, sans  répondre  à  l'autre  en  aucune  manière. 


Ennui  d'un  homme  tendre,  toujours  mêlé  de  re^reis. 
En  1779. 


Ô8  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Le  bon  ton,  qui,  là  comme  dans  un  salon,  part  du  même 
principe  S  consiste,  au  café  de  Foy,  à  écouter  Vautre  avec 
une  apparence  d'intérêt,  à  sourire  aux  parties  comiques  de 
ses  contes,  et,  en  parlant  de  soi,  à  déguiser  un  peu  l'air 
hagard  et  inquiet  de  l'intérêt  personnel.  Voulez-vous  des 
portraits  bien  francs  de  cet  intérêt  personnel  dans  toute  sa 
rudesse?  entrez  un  instant  à  la  Bourse  d'une  ville  de  com- 
merce du  Midi  ;  voyez  un  courtier  proposer  un  marché  à  un 
négociant.  Cet  intérêt  personnel  trop  mal  couvert  donne 
à  certains  couples  de  causeurs  du  café  de  Foy  Tair  de 
deux  ennemis  rapprochés  par  force  pour  discuter  leurs  in- 
térêts. 

Dans  une  société  plus  riche  et  plus  civilisée,  ce  n'est  pas 
du  fonds  de  l'histoire,  maïs  de  la  manière  de  la  conter  que 
celui  qui  parle  attend  une  bonne  récolle  de  jouissances  de 
vanité  :  aussi  choisit-on  l'histoire  aussi  indifférente  que  pos- 
sible à  celui  qui  parle. 

Volney  raconte^  que  les  Français  cultivateurs  aux  États- 
Unis  sont  peu  satisfaits  de  leur  position  isolée,  et  disent  sans 
cesse  :  «  C'est  un  pays  perdu,  on  ne  sait  avec  qui  faire  la 
conversation,  »  au  contraire  des  colons  d'origine  allemande 


^  (Dans  une  société  composée  d'indifférents)  se  donner  réciproque- 
ment le  plus  grand  plaisir  qu'il  est  possible. 

*  «  Voisiner  et  causer  sont,  pour  des  Français,  un  besoin  d'babi- 
tude  si  impérieux,  que,  sur  toute  la  frontière  de  la  Louisiane  et  du 
Canada,  on  ne  saurait  citer  un  colon  de  cette  nation  établi  hors  de  la 
portée  ou  de  la  vue  d'un  autre.  En  plusieurs  endroits,  ayant  demandé 
à  quelle  distance  était  le  colon  le  plus  écarté  :  «  Il  est  dans  le  désert, 
«.  me  répondait-on,  avec  les  ours,  à  une  lieue  de  toute  habitation, 
«  sans  avoir  personne  avec  qui  causer.  » 

Volney,  Tabl.  des  Etats-Unis,  p.  415. 


VTE  DE  HAYDN,  59 

et  anglaise,  qui  passent  fort  bien  dans  le  silence  des  journées 
entière^. 

Je  croirais  que  cette  bienheureuse  conversation,  remède 
à  l'ennui  français,  n'excite  pas  assez  le  sentiment  pour  sou- 
lager la  mélancolie  italienne. 

C'est  d'après  des  habitudes  fines  de  cette  manière  de  cher- 
cher le  bonheur  que  le  prince  N...,  qu'on  me  citait  à  Rome 
comme  un  des  hommes  les  plus  aimables  d'Italie,  les  plus 
roués,  nous  faisait  de  la  musique  à  tout  bout  de  champ  chez 
la  comtesse  S...,  sa  maîtresse.  Il  était  en  train  de  manger 
une  fortune  de  deux  ou  trois  millions  :  son  rang,  sa  fortune, 
ses  habitudes,  auraient  dû  en  faire  un  ci-devant  jeune  homme; 
et  quoique  son  habit  d'uniforme  fût  couvert  de  plaques,  ce 
n'était  qu'un  artiste. 

Chez  nous,  l'homme  qui  va  à  un  rendez-vous,  ou  qui  va 
voir  si  le  décret  qui  le  nomme  à  une  place  importante  est 
signé,  a  assez  d'attention  de  reste  pour  être  jaloux  d'un  ca- 
briolet à  la  mode. 

La  nature  a  fait  le  Français  vain  et  vif  plutôt  que  gai.  La 
France  produit  les  meilleurs  grenadiers  du  monde  pour 
prendre  des  redoutes  à  la  baïonnette,  et  les  gens  les  plus 
amusants.  L'Italie  n'a  point  de  Collé,  et  n'a  rien  qui  approche 
de  la  délicieuse  gaieté  de  la  vérité  dans  le  vin. 

Son  peuple  est  passionné,  mélancolique,  tendre  :  elle  pro- 
duit des  Raphaël,  des  Pergolèse,  et  des  comte  Ugolin'. 

^  Le  comte  Ugolin,  du  Dante. 

La  bocca  solevù  dal  fiero  pasto, 
Quel  peccator,  etc. 

Voir  l'abondance  des  caractères  de  cette  espèce  dans  l'excellente 
Histoire  des  républiques  d'Italie,  par  Sismondi. 


60  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 


LETTRE  YIII 


Salzbourg,  le  30  avril  1809. 


Enfin,  mon  cher  ami,  vous  avez  reçûmes  lettres:  la  guerre 
qui  m'environne  ici  de  toutes  parts  me  donnait  quelque 
inquiétude  sur  leur  sort.  Mes  promenades  dans  les  bois  sont 
troublées  par  le  bruit  des  armes  :  dans  ce  moment  j'entends 
bien  distinctement  le  canon  que  Ton  lire  à  une  lieue  et  de- 
mie d'ici,  sur  la  route  de  Munich;  cependant,  après  quelques 
réflexions  assez  tristes  sur  le  sort  qui  m'a  ôté  ma  compagnie 
de  grenadiers,  et  qui,  depuis  vingt  ans,  m'éloigne  de  ma 
patrie,  je  m'assois  sur  le  tronc  d'un  grand  chêne  couché 
par  terre  :  je  me  trouve  à  l'ombre  d'un  beau  tilleul,  je  ne 
vois  autour  de  moi  qu'une  verdure  charmante,  et  qui  se  des- 
sine bien  nettement  sur  un  ciel  d'un  bleu  foncé;  je  prends 


VIE   DE  JIAYDN.  61 

mon  petit  cahier,  mon  crayon,  et  je  vais,  après  un  long  si' 
lence,  vous  parler  de  notre  ami  Haydn. 

Savez-vous  que  je  vais  presque  vous  accuser  de  schisme? 
Vous  semblez  le  préférer  aux  chantres  divins  de  TAusonie. 
Ah!  mon  ami,  les  Pergolèse,  les  Cimarosa,  ont  excellé  dans 
la  partie  la  plus  touchante  et  en  même  temps  la  plus  noble 
du  bel  art  qui  nous  console.  Vous  me  dites  qu'un  des  mo- 
tifs de  votre  préférence  pour  Haydn,  c'est  qu'on  peut  Ten- 
lendre  à  Londres  et  à  Paris  comme  à  Vienne,  tandis  que, 
faute  de  voix,  la  France  ne  jouira  jamais  de  VOlympiade  du 
divin  Pergolèse.  Sous  ce  rapport,  je  partage  votre  opinion. 
L'organisation  dure  des  Anglais  et  de  nos  chers  compatriotes 
peut  laisser  naître  chez  eux  de  bons  joueurs  d'instruments, 
mais  leur  défend  à  jamais  de  chanter.  Ici,  au  contraire,  en 
traversant  le  faubourg  de  Léopoldstat,  je  viens  d'entendre 
une  voix  très-douce  chanter  agréablement  la  chanson 

Nach  dem  Todt  ich  bin  deiii. 


Quant  à  ce  qui  me  regarde,  j'aperçois  fort  bien  la  malice 
de  votre  critique  au  milieu  de  vos  compliments.  Vous  me 
reprochez  encore  cette  légèreté  qui,  grâce  au  ciel,  ftiisait 
autrefois  le  texte  habituel  de  vos  leçons.  Vous  dites  que  je 
vous  écris  sur  Haydn,  et  que  je  n'oublie  qu'une  chose,  qui 
est  d'aborder  franchement  la  manière  de  ce  grand  maître, 
et  de  vous  expliquer,  en  ma  qualité  d'habitant  de  l'Allema- 
gne, et  en  votre  qualité  d'ignorant,  comment  il  plaît  et  pour- 
quoi il  plaît?  D'abord  vous  n'êtes  point  un  ignorant;  vous 
aimez  passionnément  la  musique,  et  l'amour  suffit  dans  les 
beaux-arts.  Vous  dites  qu'à  peine  déchiffrez-vous  un  air  : 


02  CE U VUES  DE   STENDHAL. 

n  avez-vous  pas  honte  de  cette  mauvaise  objection  ?  Prenez- 
vous  pour  un  artiste  l'ouvrier  croque- sol  qui  depuis  vingt 
ans  donne  des  leçons  de  piano,  comme  son  égal  en  génie  fait 
des  habits  chez  le  tailleur  voisin?  Faites-vous  un  art  d'un 
simple  métier  où  l'on  réussit,  comme  dans  les  autres,  avec 
un  peu  d'adresse  et  beaucoup  de  patience? 

Rendez-vous  plus  de  justice.  Si  votre  amour  pour  la  mu- 
sique continue,  un  voyage  d'im  an  en  Italie  vous  rendra  plus 
savant  que  vos  savants  de  Paris. 

Une  chose  que  je  n'aurais  pas  crue,  c'est  qu'en  étudiant 
les  beaux-arts,  on  puisse  apprendre  à  les  sentir.  Un  de  mes 
amis  n'admirait,  dans  tout  le  Musée  de  Paris,  que  l'expres- 
sion de  la  Sainte  Cécile  de  Raphaël,  et  un  peu  le  tableau  de 
la  Transfiguration;  tout  le  reste  ne  lui  disait  rien,  et  il  ai- 
mait mieux  les  peintures  d'éventails  qu'on  expose  tous  les 
deux  ans,  que  les  chefs-d'œuvre  enfumés  des  anciennes  éco- 
les; en  un  mot,  la  peinture  était  une  source  de  jouissances 
presque  fermée  pour  lui.  11  est  arrivé  que,  par  complaisance, 
il  a  lu  une  histoire  de  la  peinture  pour  en  corriger  le  style  : 
il  est  ahé  par  hasard  au  Musée,  et  les  tableaux  lui  ont  rap- 
pelé ce  qu'il  venait  de  lire  sur  leur  compte.  Il  s'est  mis,  sans 
s'en  apercevoir,  à  ratifier  ou  à  casser  les  jugements  qu'il 
avait  vus  dans  le  manuscrit  ;  il  a  bientôt  distingué  le  style 
des  écoles  différentes.  Peu  à  peu,  et  sans  dessein  formé,  il 
est  allé  trois  ou  quatre  fois  la  semaine  au  Musée,  qui  est  au- 
jourd  hui  un  des  lieux  du  monde  où  il  se  plaît  le  plus,  il 
trouve  mille  sujets  de  réflexions  dans  tel  tableau  qui  ne  lui 
disait  rien,  et  la  beauté  du  Guide,  qui  ne  le  frappait  pas  ja- 
dis, le  ravit  aujourd'hui. 

Je  suis  convaincu  qu'il  en  est  de  même  de  la  musique,  et 
qu'en  commençant  par  apprendre  par  cœur  cinq  ou  six  airs 


VIE   UE  HAYDN.  65 

du  Mariarje  secret,  Von  finit  par  sentir  la  bcaulc  de  tous  les 
autres  :  seulement  il  faut  avoir  la  précaution  de  se  priver  de 
toute  autre  musique  que  celle  de  Cimarosa,  pendant  un  ou 
deux  mois.  Mon  ami  avait  soin  de  ne  voir  chaque  semaine  au 
Musée  que  les  tableaux  d'un  même  maître  ou  d'une  même 
école. 

Mais,  mon  cher,  que  la  tâche'  que  vous  m'imposez  pour 
les  symphonies  d'Haydn  est  difficile,  non  pas  faute  d'idées 
bonnes  ou  mauvaises,  j'en  ai  :  la  difficulté  est  de  les  faire 
parvenir  à  quatre  cents  lieues,  et  de  les  peindre  avec  des 
paroles. 

Puisque  vous  le  voulez,  mon  ami,  garantissez-vous  de 
l'ennui  comme  vous  pourrez  ;  moi,  je  vais  vous  transcrire 
ce  qu'on  pense  ici  du  style  de  Haydn. 

Dans  les  premiers  temps  de  notre  connaissance,  je  1  in- 
terrogeais souvent  à  ce  sujet;  il  est  bien  naturel  de  deman- 
der à  quelqu'un  qui  fait  des  miracles  :  Comment  vous  y  pre- 
nez-vous? mais  je  voyais  que  mon  homme  évitait  toujours 
d'entrer  en  matière.  Je  pensai  qu'il  fidlait  le  tourner,  et  je 
me  mis  à  prononcer,  avec  une  effronterie  de  journaliste  et 
une  force  de  poumons  intarissable,  des  jugements  ténébreux 
sur  Haendel,  Mozart,  et  autres  grands  maîtres,  auxquels  j'en 
demande  pardon.  Haydn,  qui  était  très-bon  et  très-doux,  me 
laissait  dire  et  souriait;  mais  quelquefois  aussi,  après  m'avoir 
fait  boire  de  son  vin  de  Tokay,  il  me  corrigeait  par  cinq  ou 
six  phrases  pleines  de  sens  et  de  chaleur,  partant  de  l'âme  et 
montrant  sa  théorie  :  je  me  hâtais  de  les  noter  en  sortant  de 
chez  lui.  C'est  ainsi  qu'en  faisant  à  peu  près  le  métier  d'un 
agent  de  M.  de  Sartine,  je  suis  parvenu  à  connaître  les  opi- 
nions du  maître. 
Qui  le  croirait?  ce  grand  homme,  dont  nos  pauvres  diables 


b4  (EUVRÉS  DE  8TENU11AL. 

de  musiciens  savauls  et  sans  génie  veulent  se  faire  un  bou- 
clier, répétait  sans  cesse  :  «  Ayez  un  beau  chant,  et  votre 
composition,  quelle  qu'elle  soit,  sera  belle,  et  plaira  certai- 
nement. » 

«  C'est  rame  de  la  musique,  continuait-il,  c'est  la  vie, 
l'esprit,  l'essence  d'une  composition  :  sans  elle  Tartini  peut 
trouver  les  accords  les  plus  rares  et  les  plus  savants,  mais 
vous  n'entendez  qu'un  bruit  bien  travaillé,  lequel,  s'il  ne  dé- 
plaît pas  à  l'oreille,  laisse  du  moins  la  tête  vide  et  le  cœur 
froid.  » 

Un  jour  que  je  combattais,  avec  plus  de  déraison  qu'à  l'or- 
dinaire, ces  oracles  de  l'art,  le  bon  Haydn  alla  me  chercher 
un  petit  journal  barbouillé  qu'il  avait  fait  pendant  son  séjour 
à  Londres.  Il  m'y  fit  voir  qu'étant  allé  un  jour  à  Saint-Paul, 
il  y  entendit  chanter  à  l'unisson  une  hymne  par  quatre  mille 
enfants  :  «  Ce  chant  simple  et  naturel,  ajouta-t-il,  me  donna 
le  plus  grand  plaisir  que  la  musique  exécutée  m'ait  jamais 
procuré.  » 

Or  ce  chant,  qui  produisit  un  tel  effet  sur  T homme  du 
monde  qui  avait  entendu  la  plus  belle  musique  instrumen- 
tale, n'est  autre  chose  que 


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Chercherai-je,  pour  que  vous  ne  m'accusiez  pas  de  sauter 
les  difficultés,  à  vous  définir  le  chant?  Ecoutez  madame  Ba- 


Vie  de  HAYDN.  65 

rilli,  chantant,  dans  les  Nemici  generosi,   que  je  vois  an- 
noncés dans  le  Journal  des  Débats  : 

Piaceri  del  nnima 
Conlenti  soavi. 

Écoulez -la  dire,  dans  le  Mariage  secret,  en  se  moquant  de 
sa  sœur,  toute  fière  d'épouser  un  comte  : 

Signera  Contessina. 

Écoulez  Paolino-Crivelli  chanter  à  ce  comte,  qui  devient 
amoureux  de  sa  maîtresse  : 

Dell  !  Signore  ! 

Voilà  ce  que  c'est  que  le  chant.  Voulez-vous,  par  une  mé- 
thode aussi  facile,  connaître  ce  qui  n'est  pas  du  chant?  allez 
à  Feydeau;  prenez  garde  qu'on  ne  joue  ni  du  Grétry,  ni  du 
Della-Maria,  ni  la  3IcIomanie.  Écoulez  la  première  arietle 
venue,  et  vous  saurez  mieux  que  par  mille  définitions  ce  que 
c'est  que  de  la  musique  sans  mélodie. 

Il  y  a  peut-être  plus  d'amour  pour  la  musique  dans  vingt 
de  ces  gueux  insouciants  de  Naples,  appelés  la%zaroni,  qui 
chantent  le  soir  le  long  de  la  rive  de  Chiaja,  que  dans  tout  le 
public  élégant  qui  se  réunit  le  dimanche  au  Conservatoire  de 
la  rue  Bergère.  Pourquoi  s'en  fâcher?  Depuis  quand  est-on 
si  orgueilleux  des  qualités  purement  physiques  ?  La  Nor- 
mandie n'a  point  de  bois  d'orangers,  et  cependant  c'est 
un  beau  et  bon  pays  :  heureux  qui  a  des  terres  en  Norman- 
die, et  qui  a  la  permission  de  les  habiter  !  Mais  revenons  au 
chant. 

4 


66  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Comment  définir ,  d'une  manière  raisonnable ,  quelque 
chose  qu  aucune  règle  ne  peut  apprendre  à  produire?  J'ai 
sous  les  yeux  cinq  ou  six  définitions  que  j'ai  notées  dans 
mon  carnet  :  en  vérité,  si  quelque  chose  était  capable  de  me 
faire  perdre  Tidée  bien  nette  que  j'ai  de  ce  que  c'est  que  le 
chant,  ce  serait  la  lecture  de  ces  définitions.  Ce  sont  des 
mots  assez  bien  arrangés,  mais  qui,  au  fond,  ne  présentent 
qu'un  sens  vague.  Par  exemple,  qu'est-ce  que  la  douleur  ? 
Nous  avons  tous,  hélas!  assez  d'expérience  pour  sentir  la 
réponse  à  cette  question  ;  et  cependant,  quoi  que  nous  puis- 
sions dire,  nous  aurons  obscurci  le  sujet.  Je  croirai  donc , 
monsieur,  être  à  l'abri  de  vos  reproches,  en  me  dispensant 
de  vous  définir  le  chant  :  c'est,  par  exemple,  ce  qu'un  ama- 
teur sensible  et  peu  instruit  a  retenu  en  sortant  d'un  opéra. 
Qui  est-ce  qui  a  entendu  le  Figaro  de  Mozart,  et  qui  ne 
chante  pas  en  sortant,  souvent  avec  la  voix  la  plus  fausse  du 
monde  : 

Non  più  anrlrai  farlalone  amoroso 
Délie  donne  turbando  il  riposo,  etc.? 

Les  maîtres  vous  disent  :  Trouvez  des  chants  qui  soient  à 
la  fois  clairs,  faciles,  significatifs,  élégants,  et  qui,  sans  être 
recherchés,  ne  tombent  pas  dans  le  trivial.  Vous  éviterez  ce 
dernier  défaut  et  la  triste  monotonie  en  introduisant  des  dis- 
sonances t  elles  produisent  d'abord  un  sentiment  un  peu 
désagréable  ;  l'oreille  a  soif  de  les  voir  résolues,  et  éprouve 
une  jouissance  bien  distincte  quand  enfin  le  compositeur  les 
résout. 

Les  dissonances  réveillent  l'altenlion  •  ce  sont  des  stimu- 
lants administrés  à  un  léthargique  :  ce  moment  d'inquiétude 


VIE  DE  HAYDN.  67 

qu'elles  produfsent  en  nous  se  transforme  en  plaisir  très-vif, 
lorsque  nous  arrivons  enfin  à  l'accord  que  notre  oreille  ne 
cessait  de  prévoir  et  de  désirer.  Nous  devons  des  louanges  à 
Monteverde,  qui  découvrit  cette  mine  de  beautés,  et  à  Scar- 
lalti,  qui  Texploita. 

Mozart,  ce  génie  de  la  douce  mélancolie,  cet  homme  plein 
de  tant  d'idées  et  d'un  goût  si  grandiose,  cet  auteur  de 
Tair 

Non  so  più  cosa  son 
Cosa  faccio, 

a  quelquefois  un  peu  abusé  des  modulations. 

11  lui  est  arrivé  de  gâter  ces  beaux  chants  dont  les  pre- 
mières mesures  sont  exactement  les  soupirs  d'une  âme  ten- 
dre. En  les  tourmentant  un  peu  vers  la  fin,  souvent  il  les  rend 
obscurs  pour  Toreille,  quoique  dans  la  partition  ils  soient 
clairs  pour  le  lecteur;  quelquefois,  dans  ses  accompagne- 
ments, il  met  des  chants  trop  différents  de  celui  de  Tacteur 
en  scène;  mais  que  ne  pardonnerait-on  pas  en  faveur  du 
chant  de  Torcheslre,  vers  le  milieu  de  l'air 

Vedrô  mentrio  sospiro 
Felice  un  serve  mio  ! 

Figaro. 

chant  divin,  et  que  tout  homme  qui  souffre  d'amour  se  rap- 
pelle involontairement  *. 

^  Je  ne  me  fais  pas  un  scrupule  de  prendre  mes  exemples  dans  la 
musiqueque  j'ai  entendue  à  Paris  depuis  ma  rentrée  en  France,  et 
postérieurement  à  la  date  de  ces  lettres.  Il  n'est  pas  permis  à  tout  le 


68  ŒUVRES    DE    STENDHAL. 

Les  dissonances  sont,  en  musique,  comme  le  clair-obscur 
en  peinture  :  il  ne  faut  pas  en  abuser.  Voyez  la  Transfigura- 
tion et  la  Communion  de  saint  Jérôme,  placées  vis-à-vis 
Tune  de  l'autre  à  votre  Musée  de  Paris  ;  il  manque  un  peu  de 
clair-obscur  à  la  Transfiguration  ;  le  Dominiquin,  au  con- 
traire, en  a  fait  le  meilleur  usage  :  c'est  là  qu  il  faut  s'arrê- 
ter, ou  vous  tombez  dans  la  secte  des  tenehrosi,  qui,  au  sei- 
zième siècle,  firent  périr  la  peinture  en  Italie.  Les  gens  du 
métier  vous  diront  que  Mozart  abuse  surtout  des  intervalles 
de  diminuée  et  de  superflue. 

Quelques  années  après  qu'Haydn  se  fut  établi  à  Eisenstadt, 
et  aussitôt  qu'il  se  fut  formé  un  style,  il  songea  à  nourrir  son 
imagination  en  recueillant  soigneusement  ces  chants  anti- 
ques et  originaux  qui  courent  dans  le  peuple  de  chaque  na- 
tion. 

L'Ukraine,  la  Hongrie,  l'Ecosse,  l'Allemagne,  la  Sicile, 
l'Espagne,  la  Russie,  furent  mises  par  lui  à  contribution. 

On  peut  se  former  une  idée  de  l'originalité  de  ces  mélodies 
par  le  chant  tyrolien  que  les  officiers  qui  ont  fait  la  campa- 
gne d'Autriche  en  1809  ont  rapporté  en  France  : 

When  icli  war  in  mein.... 

monde  d'imiter  un  grand  écrivain,  qui,  cherchant  à  donner  à  son 
ami  une  idée  exacte  du  pays  désert  qu'il  faut  traverser  pour  arriver 
à  Rome,  lui  dit  : 

«  Vons  avez  lu,  mon  cher  ami,  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  ce  pays, 
mais  je  ne  sais  si  les  voyageurs  vous  en  ont  donné  une  idée  bien 
juste...  Figurez-vous  quelque  chose  delà  désolation  de  Tyr  et  de 
Babylone,  dont  parle  l'Écriture.  »  Génie  du  Christianisme,  tom.  III, 
p.  567. 

Citer  à  Paris  la  plupart  des  chefs  d'œuvrede  Pergolèse,  de  Galuppi, 
de  Sacchini,  etc  ,  ce  serait  un  peu  parler  des  plaines  de  Babylone. 


VIE  DE  HAYDN.  69 

Tous  les  ans,  un  peu  avant  Noël,  ou  voit  arriver,  de  Cala- 
bre  à  Naples,  des  musiciens  ambulants  qui,  armés  dime 
guitare  et  d'un  violon,  dont  ils  jouent,  non  pas  en  l'appuyant 
sur  répaule,  mais  comme  nous  jouons  delà  basse,  accompa- 
gnent des  chants  sauvages,  et  aussi  différents  de  la  musique 
de  tout  le  reste  de  l'Europe  qu'il  soit  possible  de  Timaginer. 
Ces  chants  si  baroques  ont  cependant  leur  agrément,  et  n'of- 
fensent point  Toreille. 

On  peut  en  juger,  en  quelque  façon,  à  Paris,  par  la  ro- 
mance que  Crivelli  chante  d'une  manière  si  délicieuse  dans 
la  Nina  de  Paësiello.  Ce  maître  s'est  occupé  à  rassembler 
d'anciens  airs  qu'on  croit  grecs  d'origine,  et  qui  sont  encore 
chantés  aujourd'hui  par  les  paysans  demi-sauvages  de  l'ex- 
trémité de  ritalie  ;  et  c'est  d'un  de  ces  airs  arrangés  qu'il  a 
fait  cette  romance  si  simple  et  si  belle. 

Quoi  de  plus  différent  que  le  boléro  espagnol  et  l'air 
Charmante  Gabrielle  de  Henri  IV?  Ajoulez-y  un  air  écossais 
et  une  romance  persane  tels  qu'on  les  chante  à  Constantino- 
ple,  et  vous  verrez  jusqu'où  la  variété  peut  aller  en  musique. 
Haydn  se  nourrissait  de  tout  cela,  et  savait  par  cœur  tous 
ces  chants  singuliers. 

Comme  Léonard  de  Vinci  dessinait,  sur  un  petit  livret  qu'il 
porUnt  toujours  sur  lui,  les  physionomies  singulières  qu'il 
rencontrait,  Haydn  notait  soigneusement  tous  les  passages  el 
toutes  les  idées  qui  lui  passaient  par  la  tête. 

Quand  il  était  heureux  et  gai,  H  courait  à  sa  petite  table, 
et  écrivait  des  motifs  de  menuets  et  de  chansons  :  se  sentait-ii 
tendre  et  porté  à  la  tristesse,  il  notait  des  thèmes  d'andante 
ou  d\idagio.  Lorsque  ensuite,  en  composant,  i\  avait  besoin 
d'un  passage  de  tel  caractère,  il  recourait  à  son  magasin. 

Cependant  d'ordinaire  Haydn  n'entreprenait  une  sympho- 


70  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

nie  qu'autant  qu'il  se  sentait  bien  disposé.  Ou  a  dit  que  les 
belles  pensées  viennent  du  cœur  ;  cela  est  d'autant  plus  vrai 
que  le  genre  dans  lequel  on  travaille  s'éloigne  davantage  de 
l'exactitude  des  sciences  mathématiques.  Tartini,  avant  de 
se  mettre  à  composer,  lisait  un  de  ces  sonnets  si  doux  de 
Pétrarque.  Le  bilieux  Alfieri,  qui,  pour  peindre  les  tyrans, 
leur  a  dérobé  la  farouche  amertume  qui  les  dévore,  aimait  à 
entendre  de  la  musique  avant  de  se  mettre  au  travail.  Haydn, 
ainsi  que  Buffon,  avait  besoin  de  se  faire  coiffer  avec  le 
même  soin  que  s'il  eût  dû  sortir,  et  de  s'habiller  avec  une 
sorte  de  magnificence.  Frédéric  II  lui  avait  envoyé  un  anneau 
de  diamants  :  Haydn  avoua  plusieurs  fois  que  si,  en  se  met- 
tant à  son  piano,  il  oubliait  de  preudre  cette  bague,  il  ne  lui 
venait  pas  une  idée.  Le  papier  sur  lequel  il  composait  devait 
être  le  plus  fin  possible  et  le  plus  blanc.  Il  écrivait  ensuite 
avec  tant  de  propreté  et  d'attention,  que  le  meilleur  copiste 
ne  l'aurait  pas  surpassé  pour  la  netteté  et  l'égalité  des  carac- 
tères. Il  est  vrai  que  ses  notes  avaient  la  tête  si  petite  et  la 
queue  si  fine,  qu'il  les  appelait,  avec  assez  de  justice,  ses 
pieds  de  mouches. 

Après  toutes  ces  précautions  mécaniques,  Haydn  commen- 
çait son  travail  par  écrire  son  idée  principale,  son  thème,  et 
par  choisir  les  tons  dans  lesquels  il  voulait  le  faire  passer. 
Son  àme  sensible  lui  avait  donné  une  connaissance  profonde 
du  plus  ou  moins  d'effet  que  produit  un  ton  en  succédant  à  un 
autre  ^  Haydn  imaginait  ensuite  une  espèce  de  petit  romau 

'  Exemple  trivial.  Touchez  le  piano  en  ce-sol- fa-ut  mineur,  faites 
la  cadence;  sautez  ensuite  au  ce-sol-re-ut,  vous  trouverez  que  ce 
saut  ne  déplaît  pas.  Mais  si,  au  lieu  de  sauter  au  ce-sol-re-ut,  vous 
passez  du  ce-soJ-fa-ut  mineure  Ye~la-fa,  vous  verrez  combien  celte 
succession  de  sons  est  plus  sonore,  plus  majestueuse  et  plus  agréa- 


VIE   DE  HAYDN.  7i 

qui  pût  lui  fournir  des  sentiments  et  des  couleurs  musicales. 

Quelquefois  il  se  figurait  qu'un  de  ses  amis,  père  d'une 
nombreuse  famille  et  mal  partagé  des  biens  de  la  fortune, 
s'embarquait  pour  TAmérique,  espérant  y  changer  son  sort. 

Les  principaux  événements  du  voyage  formaient  la  sym- 
phonie. Elle  commençait  par  le  départ.  Un  vent  favorable 
agitait  doucement  les  flots,  le  navire  sortait  heureusement 
du  port,  pendant  que,  sur  le  rivage,  la  famille  du  voyageur 
le  suivait  des  yeux  en  pleurant,  et  que  ses  amis  lui  faisaient 
des  signaux  d'adieu.  Le  vaisseau  naviguait  heureusement,  et 
on  abordait  enfin  à  des  terres  inconnues.  Une  musique  sau- 
vage, des  danses,  des  cris  barbares,  s'entendaient  vers  le  mi- 
lieu de  la  symphonie.  Le  navigateur  fortuné  faisait  d'heureux 
échanges  avec  les  naturels  du  pays,  chargeait  son  vaisseau 
de  riches  marchandises,  et,  enfin,  se  remettait  en  route  pour 
l'Europe,  poussé  par  un  vent  propice.  Voilà  le  premier  mo- 
tif de  la  symphonie  qui  revient.  Mais  bientôt  la  mer  com- 
mence à  s'agiter,  le  ciel  s'obscurcit,  et  une  tempête  horrible 
vient  mêler  tous  les  tons  et  presser  la  mesure.  Tout  est  en 
désordre  sur  le  vaisseau.  Les  cris  des  matelots,  le  mugisse- 
ment des  vagues,  les  sifflements  des  vents  portent  la  mélodie 
du  genre  chromatique  au  pathétique.  Les  accords  de  super- 
flue et  de  diminuée,  les  modulations  se  succédant  par  semi- 
tons,  peignent  l'effroi  des  navigateurs. 

Mais  peu  à  peu  la  mer  se  calme,  les  vents  favorables  re- 
viennent enfler  les  voiles.  On  arrive  au  port.  L'heureux  père 
de  famille  jette  l'ancre  au  milieu  des  bénédictions  de  ses  amis 
et  des  cris  de  joie  de  ses  enfants  et  de  leur  mère,  qu'il  em- 

ble  que  la  première.  On  trouverait  facilement  mille  exemples  plus 
compliqués  :  Mozart  et  Haydn  en  sont  remplis. 


72  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

brasse  enfin  en  mettant  pied  à  terre.  Tout,  sur  la  fin  de  la 
symphonie,  était  allégresse  et  bonheur. 

Je  ne  puis  me  rappeler  à  laquelle  des  symphonies  d'Haydn 
ce  petit  roman  a  servi  de  fil.  Je  sais  qu  il  me  l'indiqua  ainsi 
qu'au  musicien  Pichl,  mais  je  l'ai  entièrement  oubliée. 

Pour  une  autre  symphonie,  le  bon  Haydn  s'était  figuré  une 
espèce  de  dialogue  entre  Jésus  et  le  pécheur  obstiné  ;  H  sui- 
vait ensuite  la  parabole  de  l'Enfant  prodigue. 

C'est  de  ces  petits  romans  que  proviennent  les  noms  par 
lesquels  notre  compositeur  désignait  quelquefois  ses  sym- 
phonies. Sans  celle  indication,  il  est  impossible  de  com- 
prendre les  noms  de  la  Belle  Circassienne,  de  Roxelane,  du 
Solitaire,  du  Maître  d'école  amoureux,  de  la  Persane,  du 
Poltron,  de  la  ïieinc,  de  Laudon,  titres  qui  indiquent  tous  le 
petit  roman  qui  guidait  lame  du  compositeur.  Je  voudrais 
que  les  symphonies  d'Haydn  eussent  gardé  des  noms  au  lieu 
d'avoir  des  numéros.  Un  numéro  ne  dit  rien  ;  un  litre,  tel 
que  le  Naufrage,  la  Noce,  etc.,  guide  un  peu  l'imagination 
de  l'auditeur,  qu'on  ne  saurait  trop  tôt  chercher  à  ébranler. 

On  dit  que  jamais  homme  ne  connut  les  divers  effets  des 
couleurs,  leurs  rapports,  les  contrastes  qu'ehes  peuvent  for- 
mer, etc.,  comme  le  Titien.  Haydn,  aussi,  avait  une  connais- 
sance incroyable  de  chacun  des  instruments  qui  composaient 
son  orchestre.  Dès  que  son  imagination  lui  fournissait  un 
passage,  un  accord,  un  simple  trait,  il  voyait  sur-le-champ 
par  quel  instrument  il  devait  le  faire  exécuter  pour  quil  pro- 
duisît l'effet  le  plus  sonore  et  le  plus  agréable.  Avait-il  quel- 
que doute  en  composant  une  symphonie?  la  place  qu'il  oc- 
cupait à  Eisenstadt  lui  donnait  un  moyen  facile  de  les  éclaircir . 
H  sonnait  de  la  manière  convenue  pour  annoncer  une  répé- 
tition ;  les  musiciens  se  rendaient  au  foyer.  11  leur  faisait 


VIE  DE  HAYDN.  73 

exécuter  de  deux  ou  trois  manières  différentes  le  passage 
qu'il  avait  dans  la  tête,  choisissait,  les  congédiait,  et  rentrait 
pour  continuer  son  travail. 

Rappelez-vous,  mou  cher  Louis,  la  scène  d'Oreste  dans 
VIphigénie  en  Tmiride,  de  Gluck.  L'effet  étonnant  des  pas- 
sages exécutés  par  les  violes  agitées  eût  disparu  si  Ton  eût 
donné  ces  passages  à  un  autre  instrument. 

On  trouve  souvent  chez  Haydn  de  singulières  modulations  ; 
mais  il  sentait  que  Textravagant  éloigne  de  Tâme  de  l'audi- 
teur la  sensation  du  beau,  et  il  ne  hasarde  jamais  un  chan- 
gement un  peu  singulier  sans  l'avoir  préparé  impercepti- 
blement par  les  accords  précédents.  Ainsi,  au  moment  où  ce 
changement  arrive,  vous  ne  lui  trouvez  ni  crudité  ni  in- 
vraisemblance. II  disait  avoir  trouvé  l'idée  de  plusieurs  de 
ces  transitions  dans  les  ouvrages  de  Bach  l'ancien.  Vous 
savez  que  Bach  lui  même  les  avait  rapportées  de  Rome. 

En  général,  Haydn  parlait  volontiers  des  obligations  qu'il 
avait  à  Emmanuel  Bach,  qui,  avant  la  naissance  de  Mozart, 
passait  pour  le  premier  pianiste  du  monde;  mais  il  assurait 
aussi  ne  rien  devoir  au  Milanais  Sammartini,  qui,  ajoutait-il, 
n'était  qu'un  brouiHon. 

Je  me  rappelle  fort  bien  cependant  que,  me  trouvant  à 
Milan,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  à  une  soirée  de  musique 
qu'on  donnait  au  célèbre  Mislivicek,  on  vint  à  jouer  quel- 
ques vieilles  symphonies  de  Sammartini,  et  le  musicien  bo- 
hème s'écria  tout  à  coup  :  «  J'ai  trouvé  le  père  du  style  de 
Haydn.  » 

C'était  trop  dire,  sans  doute  ;  mais  ces  deux  artistes  avaient 
reçu  de  la  nature  une  àme  à  peu  près  semblable,  et  il  est 
prouvé  que  Haydn  eut  de  grandes  facihlés  pour  étudier  les 
ouvrages  du  Milanais.  Quant  à  la  ressemblance,  remarquez 


74  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

daus  le  premier  quatuor  d'Haydn  en  befa,  au  commence- 
ment de  la  seconde  partie  du  premier  temps,  le  mouvement 
du  deuxième  violon  et  de  la  viole,  c'est  le  genre  de  Sammar- 
tini  tout  pur. 

Ce  Sammartini,  homme  tout  de  feu  et  extrêmement  origi- 
nal, était  aussi,  quoique  de  loin,  au  service  du  prince  Nico- 
las Esterhazy.  Un  banquier  de  Milan,  nommé  Castelli,  était 
chargé  par  le  prince  de  compter  à  Sammartini  huit  sequins 
(quatre-vingt-seize  francs)  pour  chaque  pièce  de  musique 
qu'il  lui  remettrait  :  le  compositeur  devait  en  fournir  au 
moins  deux  par  mois,  et  il  lui  était  libre  d'en  remettre  au 
banquier  autant  qu'il  le  voudrait  ;  mais  sur  la  fm  de  ses 
jours,  la  vieiUesse  le  rendant  paresseux,  je  me  souviens  fort 
bien  d'avoir  entendu  le  banquier  se  plaindre  à  lui  des  repro- 
ches qu'il  recevait  de  Vienne  au  sujet  delà  rareté  de  ses  en- 
vois. Sammartini  répondait  en  grondant  :  «  Je  ferai,  je  ferai; 
mais  le  clavecin  me  tue.  » 

Malgré  sa  paresse,  la  seule  bibliothèque  de  la  maison  Palfy 
compte  plus  de  raille  morceaux  de  ce  compositeur.  Haydn 
eut  donc  toutes  sortes  de  facilités  pour  le  connaître  et  l'étu- 
dier, si  jamais  il  eut  ce  dessein. 

Haydn,  en  observant  les  sons,  avait  trouvé  de  bonne  heure, 
pour  me  servir  de  ses  propres  termes,  «  ce  qui  fait  bien,  ce 
qui  fait  mieux, ce  qui  fait  mal.  » 

Voilà,  mon  ami,  un  exemple  de  cette  manière  simple  de 
répondre  qui  embarrasse  beaucoup.  On  lui  demande  la  raison 
d'un  accord,  d'un  passage  assigné  plutôt  à  un  instrument 
qu'à  un  autre,  il  ne  répond  guère  autre  chose  que  :  «  Je  l'ai 
fait  parce  que  cela  va  bien.  » 

Cet  homme  rare,  repoussé  dans  sa  jeunesse  par  l'avarice 
des  maîtres,  avait  pris  sa  science  dans  son  cœur  ;  il  avait 


VIE  DE  HAYDN.  75 

soumis  son  âme  à  l'effet  de  la  musique;  il  avait  remarqué  ce 
qui  se  passait  en  lui,  et  cherchait  à  reproduire  ce  qu'il  avait 
éprouve.  Un  artiste  médiocre  cite  tout  simplement  la  règle 
ou  l'exemple  auquel  il  s'est  conformé  ;  il  tient  cela  bien 
clairement  dans  sa  petite  tête. 

Haydn  s'était  fait  une  règle  singulière  dont  je  ne  puis  rien 
vous  apprendre,  sinon  qu'il  n'a  jamais  voulu  dire,  en  quoi 
elle  consistait.  Vous  connaissez  trop  les  arts  pour  que  j'aie 
besoin  de  vous  rappeler  au  long  que  les  anciens  sculpteurs 
grecs  avaient  certaines  règles  de  beauté  invariables,  nom- 
mées canons  K  Ces  règles  sont  perdues,  et  leur  existence 
recouverte  d'une  profonde  obscurité.  Il  paraît  que  Haydn 
avait  trouvé  en  musique  quelque  chose  de  semblable.  Le 
compositeur  Weigl,  le  priant  un  jour  de  lui  donner  ces  rè- 
gles, n'en  put  obtenir  que  cette  réponse  :  «  Essayez  et 
trouvez.  » 

On  vous  dira  que  le  charmant  Sarti  composait  quelquefois 
ainsi  par  des  bases  numériques  ;  il  se  vantait  même  de  mon- 
trer cette  science  en  peu  de  leçons  :  mais  tout  l'arcane  de  sa 
méthode  consistait  à  accrocher  de  l'argent  aux  riches  ama- 
teurs, assez  bons  pour  espérer  pouvoir  parler  une  langue 
sans  la  savoir.  Comment  se  servir  à  l'aveugle  du  langage 
des  sons,  sans  avoir  étudié  le  sens  de  chacun  d'eux  ? 

Quant  à  Haydn,  dont  le  cœur  était  le  temple  de  la  loyauté, 
tous  ceux  qui  l'ont  connu  savent  qu'il  avait  un  secret  et 
qu'il  ne  l'a  jamais  voulu  dire.  Il  n'a  donné  autre  chose  au 
public,  dans  ce  genre,  qu'un  jeu  philharmonique,  pour  lequel 
on  se  procure,  au  hasard,  des  nombres  en  jetant  des  dés  : 
les  passages  auxquels  ces  nombres  corrcs['On(Jcnt ,  étant 

*  Voir  Winkelmann,  Visconti,  ou  plutôt  Visconli  et  Winkelmaun, 


76  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

réunis,  même  par  quelqu'un  qui  ne  se  doute  pas  du  contre- 
point, forment  des  menuets  réguliers. 

Haydn  avait  un  autre  principe  bien  original.  Quand  son 
objet  n'était  pas  d'exprimer  une  affection  quelconque,  ou  de 
peindre  telle  image,  tous  les  motifs  lui  étaient  bons  :  «  Tout 
Tart  consiste,  disait-il,  dans  la  manière  de  traiter  un  thème 
et  de  le  conduire.  »  Souvent  un  de  ses  amis  entrant  chez 
lui  comme  il  allait  commencer  une  pièce  :  «  Donnez-moi  un 
motif,  »  disait-il  en  riant.  Donner  un  motif  à  Haydn  !  qui 
l'aurait  osé  ?  —  «  Allons  !  bon  !  courage  !  donnez-moi  un 
motif  pris  au  hasard,  quel  qu'H  soit.  »  Et  il  fallait  obéir. 

Plusieurs  de  ses  étonnants  quatuors  rappellent  ce  tour  de 
force  :  ils  commencent  par  l'idée  la  plus  insignifiante,  mais 
peu  à  peu  cette  idée  prend  une  physionomie,  se  renforce, 
croît,  s'étend,  et  le  nain  devient  géant  à  nos  yeux  étonnés. 


VI i-:   DE  HAYDN.  77 


LETTRE    IX 


Salzboiirg,  le  4  mai  1809, 

Mon  ami , 

En  1741,  Jomelli,  un  des  génies  de  la  musique  ,  fut 
appelé  à  Bologne  pour  y  composer  un  opéra.  Le  lendemain 
de  son  arrivée,  il  alla  voir  le  célèbre  père  Martini,  sans  se 
faire  connaître,  et  le  pria  de  l'admettre  au  nombre  de  ses 
élèves.  Le  père  Martini  lui  donne  un  sujet  de  fugue;  et 
voyant  qu'il  le  remplissait  d'une  manière  supérieure  :  «  Qui 
êtes-vous?  lui  dit-il  ;  vous  moquez-vous  de  moi?  c'est  moi 
qui  veux  apprendre  de  vous.  —  Je  suis  Jomelli,  je  suis  le 
maître  qui  doit  écrire  l'opéra  qu'on  jouera  ici  l'automne 
prochain,  et  je  viens  vous  prier  de  m'apprendre  le  grand  art 
de  n'être  jamais  embarrassé  par  mes  idées.  » 

5 


78  ŒUVllES  DE  STENDHAL. 

Nous  autres,  qui  ne  faisons  que  jouir  de  la  musique,  nous 
ne  nous  doutons  pas  de  la  difficulté  qu'on  trouve  à  arranger 
de  beaux  chants  de  manière  qu'ils  plaisent  à  Taudileur, 
sans  choquer  certaines  règles,  dont  à  la  vérité  un  bon  quart 
au  moins  sont  de  pure  convention.  Tous  les  jours  il  nous 
arrive,  en  écrivant,  d'avoir  des  idées  qui  paraissent  bonnes, 
et  de  trouver  «ne  difficulté  extrême  à  les  tourner  d'une  ma- 
nière agréable  et  à  les  écrire.  Cet  art  difficile,  que  Jomelli  priait 
le  père  Martini  de  lui  enseigner,  Haydn  l'avait  trouvé  tout 
seul.  Dans  sa  jeunesse,  il  jetait  souvent  sur  le  papier  un 
certain  nombre  de  notes  au  hasard,  en  marquait  les  mesures 
et  s'obligeait  à  faire  quelque  chose  de  ces  notes,  en  les  pre- 
nant pour  fondamentales.  On  rapporte  le  môme  exercice  de 
Sarti.  A  Naples,  l'abbé  Speranza  obligeait  ses  élèves  à  pren- 
dre une  aria  de  Métastase,  et  à  faire  de  suite,  sur  les  mêmes 
paroles,  trente  airs  différents  :  c'est  par  ces  moyens  qu'il 
forma  le  célèbre  Zingarelli,  qui  jouit  encore  de  sa  gloire  à 
Rome,  et  qui  a  pu  écrire  ses  meilleurs  ouvrages  en  huit 
jours  et  quelquefois  en  moins  de  temps.  Moi,  indigne,  je  suis 
témoin  qu'en  quarante  heures,  distribuées  en  dix  jours  de 
travail,  il  a  produit  son  inimitable  Roméo  et  Juliette.  A  Mi- 
lan, il  avait  écrit  son  opéra  d'Alcinda,  le  premier  de  ses  ou- 
vrages célèbres,  en  sept  jours.  Il  est  supérieur  à  toutes  les 
difficultés  matérielles  de  son  art. 

Une  qualité  remarquable  chez  Haydn,  la  première  parmi 
celles  qui  ne  sont  pas  données  par  la  nature,  c'est  l'art  d'a- 
voir un  style.  Une  composition  musicale  est  un  discours  qui 
se  fait  avec  des  sons  au  lieu  d'employer  la  parole.  Dans  ses 
discours,  Haydn  a,  au  suprême  degré,  non-seulement  l'art 
d'augmenter  l'effet  de  l'idée  principale  par  les  idées  acces- 
soires, mais  encore  de  rendre  les  unes  et  les  autres  de  la  ma^ 


VIE   DE   HAYDN.  7î) 

ilière  qui  convient  le  mieux  à  la  physionomie  dusujel:  c'est 
un  peu  ce  qu'en  littérature  on  nomme  convenance  de  style. 
Ainsi  le  style  soutenu  de  Buffon  n'admet  pas  ces  tournures 
vives,  originales  et  un  peu  familières  qui  font  tant  de  plaisir 
dans  Montesquieu. 

Le  motif  d'une  symphonie  est  la  proposition  que  l'auteur 
entreprend  de  prouver,  ou,  pour  mieux  dire,  de  faire  sentir. 
De  même  que  l'orateur,  après  avoir  proposé  son  sujet,  le  dé- 
veloppe, présente  ses  preuves,  répète  ce  qu'il  veut  démon- 
trer, apporte  de  nouvelles  preuves,  et  enfin  conclut,  de 
même  Haydn  cherche  à  faire  sentir  le  motif  de  sa  sym- 
phonie. 

Il  faut  rappeler  ce  motif  ]^oi\r  qu'on  ne  l'oublie  pas  :  les 
compositeurs  vulgaires  se  contentent,  en  le  répétant  servile- 
ment, de  le  faire  passer  d'un  ton  à  un  autre  ;  Haydn,  au 
contraire,  toutes  les  fois  qu'il  le  reprend,  lui  donne  un  aif* 
de  nouveauté,  tantôt  lui  fait  revêtir  une  certaine  âprclé, 
tantôt  l'embellit  d'une  manière  délicate,  et  toujours  donne  à 
l'auditeur  surpris  le  plaisir  de  le  reconnaître  sous  un  dégui- 
sement agréable.  Vous  que  les  symphonies  d'Haydn  ont 
frappé,  je  suis  sûr  que  si  vous  avez  suivi  ce  pathos,  vous 
avez  actuellement  présents  à  la  pensée  ses  admirables  an- 
dante. 

Au  milieu  de  ce  torrent  d'idées,  Haydn  sait  ne  jamais  sor- 
tir de  ce  qui  semble  naturel;  il  n'est  jamais  baroque  :  tout 
est  chez  lui  à  la  place  la  plus  convenable. 

Les  symphonies  d'Haydn,  comme  les  harangues  de  Cicé- 
ron,  forment  un  vaste  arsenal  où  se  trouvent  rassemblées 
toutes  les  ressources  de  l'art.  Je  pourrais,  avec  un  piano, 
vous  faire  distinguer  bien  ou  mal  douze  ou  quinze  figures 
musicales,  aussi  différentes  entre  elles  que  l'antithèse  et  la 


80  lEUVJiES  DE   STEiNÙliAL. 

métonymie  *  de  la  rhétorique;  mais  je  ne  vous  ferai  remar- 
quer que  les  suspensions. 

Je  parle  de  ces  silences  imprévus  de  tout  Torchestre, 
quand  Haydn,  parvenu  dans  la  cadence  du  période  musical, 
à  la  dernière  note  qui  résout  et  ferme  la  phrase,  s'arrête 
tout  à  coup  au  moment  où  les  instruments  semblaient  le  plus 
animés,  elles  fait  taire  tous. 

Auseiiôt  qu'ils  recommenceront,  le  premier  son  que  vous 
entendrez,  pensez-vous,  sera  cette  dernière  note,  cellequicon- 
clut  la  phrase,  et  que  vous  avez  pour  ainsi  dire  déjàentendue 
en  esprit.  Pas  du  tout.  Haydn  s'échappe  alors,  pour  l'ordi- 
naire, à  la  quinte,  par  un  petit  passage  plein  de  grâce  qu'il 
avait  déjà  indiqué  auparavant.  Après  vous  avoir  détourné  un 
instant  par  ce  trait  léger,  il  revient  au  ton  principal,  et  vous 
donne  alors,  tout  entière,  et  à  votre  pleine  satisfaction,  cette 
cadence  qu'il  n'avait  d'abord  semblé  vous  refuser  que  pour 
vous  la  rendre  ensuite  plus  agréable. 

Il  profite  très-bien  d'un  des  grands  avantages  que  la  mu- 
sique instrumentale  ait  sur  la  musique  chantée.  Les  instru- 
ments peuvent  peindre  les  mouvements  les  plus  rapides  et 
les  plus  énergiques,  tandis  que  le  chant  ne  peut  atteindre  à 
l'expression  des  passions  dès  que  celles-ci  exigent  un  mou- 
vement un  peu  rapide  dans  les  paroles.  11  faut  du  temps  au 
compositeur,  comme  de  la  place  sur  sa  toile  au  peintre.  Ce 
sont  là  les  infirmités  de  ces  beaux  arts  Voyez  le  duo 

Sortile,  sorlitc, 

entre  Suzanne  et  Chérubin,  au  moment  où  il  va  sauter  par  la 

*  Graniis  mois  qlie  Pradon  prend  pour  termes  de  chimie. 

BOILEAU. 


VIE   DE  HAYOK.  81 

fenêtre;  on  jouit  de  raccompagneinenl  ;  mais,  pour  les  pa- 
roles, elles  marchent  trop  vite  pour  faire  plaisir  ;  dans  le 
duo 

S veau  mi 

du  troisième  acte  des  Horaces,  n'est-il  pas  d'une  invraisem- 
blance choquante  que  Camille,  furieuse,  se  disputant  avec 
le  farouche  Horace,  parle  aussi  lentement?  Je  trouve  le  duo 
très-bien  ;  mais  ces  paroles  si  lentes,  dans  Une  situation  si 
vive,  tuent  le  plaisir.  Je  me  chargerais  même  de  faire  des 
paroles  italiennes  dans  lesquelles  Camille  et  Horace  seraient 
deux  amants  déplorant  ensemble  le  chagrin  de  ne  pas  se  voir 
de  quelques  jours  ;  je  les  adapterais  à  Tair  du  duo  Svenarni, 
et  je  prétends  que  la  musique  peindrait  aussi  bien  la  dou- 
leur modérée  de  mesamants,que  le  patriotisme  furieux  et  le 
désespoir  de  madame  Grassini  et  de  CriveHi.  Si  Cimarosa  n'a 
pas  réussi  à  exprimer  ces  paroles,  qui  se  vantera  de  le  faire? 
Pour  moi,  il  me  semble  que  nous  sommes  arrivés  là  à  une 
des  bornes  de  Tart  musical. 

Un  habitué  de  l'Opéra  disait  à  un  de  mes  amis  :  «  Le 
grand  homme  que  ce  Gluck  !  ses  chants  ne  sont  pas  très- 
agréables,  U  est  vrai  ;  mais  quelle  expression  !  Voyez  Orphée 
chantant  : 

J  ai  perdu  mon  Euridice,  '  • 

Rien  n'égale  mon  malheur. 

Mon  ami,  qui  a  une  belle  voix,  lui  répondit,  en  chantant 
sur  le  même  air  : 

J'ai  trouvé  mon  Euridice, 
Rien  n'éiiale  mon  bonheur. 


82  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Je  vous  engage  à  faire  celte  petite  expérience,  la  partition 
sous  les  yeux. 
Si  vous  voulez  de  la  douleur,  rappelez-vous 

Ha  !  rimembranza  amara  ! 

du  commencement  de  Don  luan.  Remarquez  que  le  mouve- 
ment est  nécessairement  lent,  et  que,  peut-être,  Mozart  lui- 
même  n'eût  pu  réussir  à  peindre  un  désespoir  impétueux  ; 
le  désespoir  de  l'amant  bourru,  par  exemple,  quand  il  reçoit 
la  lettre  terrible  qui  consiste  en  ces  mots  :  Ek  bien,  non  ! 
Cette  situation  est  très-bien  exprimée  dans  Tair  de  Cima- 
rosa  : 

Senti  indegna  !  io  ti  volea  spozar 
E  ti  trovo  inamorala. 

Ici  encore,  le  pauvre  amant  malheureux  est  sur  le  point 
de  pleurer,  sa  raison  s'égare,  mais  il  n'est  pas  furieux.  La 
nmsique  ne  peut  pas  plus  représenter  la  fureur,  qu'un  pein- 
tre nous  montrer  deux  instants  différents  de  la  même  ac- 
tion. Le  vrai  mouvement  de  la  musique  vocale  est  celui  des 
nocturnes.  Rappelez-vous  le  nocturne  de  Ser  Marc  Antonio.- 
C'est  ce  que  savaient  bien  les  Hasse,  les  Vinci,  les  Faustina 
etlesMingoti,  et  c'est  ce  qu'on  ignore  aujourd'hui. 

Encore  moins  la  musique  peut-elle  peindre  tous  les  objets 
de  la  nature  •  les  instruments  ont  la  rapidité  du  mouvement  ; 
mais  aussi,  n'ayant  point  de  paroles,  ils  ne  peuvent  rien 
préciser.  Sur  cinquante  personnes  sensibles  qui  écoutent 
avec  plaisir  la  même  symphonie,  il  y  a  à  parier  que  pas 
deux  d'entre  elles  ne  sont  émues  par  la  même  image. 

J'ai  souvent  pensé  que  l'effet  des  symphonies  d'Haydn  et 


VIE  DE   HAYDN.  85 

de  Mozart  s'augmenterait  beaucoup  si  on  les  jouait  dans 
Torchestre  d'un  théâtre,  et  si,  pendant  leur  durée,  des  dé- 
corations excellentes  et  analogues  à  la  pensée  principale  des 
différents  morceaux  se  succédaient  sur  le  théâtre.  Une  belle 
décoration,  représentant  une  mer  calme  et  un  ciel  immense 
et  pur,  augmenterait,  ce  me  semble,  l'effet  de  tel  andante  de 
Haydn  qui  peint  une  heureuse  tranquillité. 

En  Allemagne,  on  est  dans  l'usage  de  figurer  des  tableaux 
connus.  Toute  une  société,  par  exemple,  prend  des  costumes 
hollandais,  se  divise  en  groupes,  et  figure,  dans  la  plus  par- 
faite immobilité  et  avec  une  rare  perfection,  un  tableau  de 
Téniers  ou  de  Van  Ostade. 

De  tels  tableaux  sur  le  théâtre  seraient  un  excellent  com- 
mentaire aux  symphonies  d'Haydn,  et  les  fixeraient  à  jamais 
dans  la  mémoire.*  Je  ne  puis  oublier  la  symphonie  du  Chaos 
qui  commence  la  Création,  depuis  que  j'ai  vu,  dans  le  ballet 
de  Prométhée,  les  charmantes  danseuses  de  Viganô  peindre, 
en  suivant  les  mouvements  de  la  symphonie,  Tétonnement 
des  filles  de  la  terre  sensibles  pour  la  première  fois  aux 
charmes  des  beaux-arts.  On  a  beau  faire;  la  musique,  qui 
est  le  plus  vague  des  beaux-arts,  n'est  point  descriptive  à 
elle  seule. 

Quand  elle  atteint  une  des  conditions  qu'il  faut  remplir 
pour  décrire  la  rapidité  du  mouvement,  par  exemple,  elle 
perd  la  parole  et  les  intonations  si  louchantes  de  la  voix 
humaine  :  a-t-elle  la  voix,  elle  perd  la  rapidité  nécessaire. 

Comment  peindre  une  prairie  émaillée  de  fleurs  par  des 
traits  différents  de  ceux  qui  exprimeraient  le  bonheur  d'un 
vent  propice  qui  vient  enfler  les  voiles  de  Paris  enlevant  la 
belle  Hélène  ? 

Paisiello  et  Sarti  partaient  avec  Haydn  le  grand  mérite  de 


84  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

savoir  bien  distribuer  les  diverses  parties  d'un  ouvrage  :  c'est 
au  moyen  de  cette  sage  économie  intérieure  que  Paisiello 
compose,  non  pas  un  air,  mais  un  opéra  tout  entier,  avec 
deux  ou  trois  passages  délicieux.  11  les  déguise,  les  rappelle 
à  la  mémoire,  les  réunit,  leur  donne  un  air  plus  imposant  ; 
peu  à  peu  il  les  fait  pénétrer  dans  Tâme  de  ses  auditeurs, 
leur  fait  sentir  la  douceur  des  moindres  notes,  et  produit 
enfin  cette  musique  si  pleine  de  grâces,  et  qui  donne  si  peu 
de  peine  à  comprendre.  Voyez  VàMoWutra,  que  vous  aimez 
tant.  Voyez  les  accompagnements  de  Pirro  comparés  à  ceux 
de  la  Ginevra  de  Mayer,  par  exemple  ;  ou,  si  vous  voulez 
mettre  du  noir  à  côté  d'une  rose,  songez  aux  accompagne- 
ments de  YÀlceste  de  Gluck. 

Notre  âme  a  besoin  d'un  certain  temps  pour  comprendre 
un  passage  musical,  pour  le  sentir,  pour  s'en  pénétrer.  La 
plus  belle  idée  du  monde  ne  produit  qu'une  sensation  passa- 
gère, si  le  compositeur  n  insiste  pas.  S'il  passe  trop  vite  à 
une  autre  pensée,  la  grâce  s'évanouit.  Haydn  est  encore  ad- 
mirable en  celle  partie,  si  essentielle  dans  des  symphonies 
qui  n'ont  point  de  paroles  pour  les  expliquer,  et  qui  ne  sont 
interrompues  par  aucun  récitatif,  par  aucun  moment  de  si- 
lence. Voyez  Vadagio  du  quatuor  u°  45  ;  mais  tous  ses  ou- 
vrages fourmillent  de  tels  exemples.  Dès  que  son  sujet  com- 
mence à  s'épuiser,  il  présente  une  agréable  digression,  ei, 
sous  des  formes  diverses  et  piquantes,  le  plaisir  se  reproduit. 
11  sait  que,  dans  une  symphonie  comme  dans  un  poème,  les 
épisodes  doivent  orner  le  sujet  et  non  le  faire  oublier.  Dans 
ce  genre,  Haydn  est  unique. 

Voyez,  dans  les  Quatre  Saisons,  le  ballet  des  paysans,  qui, 
peu  à  peu,  devient  une  fugue  pleine  de  feu,  et  forme  une  di- 
gression charmante. 


VIE  DE   HAYDN.  85 

La  bonne  économie  des  parties  diverses  d'une  symphonie 
produit  dans  Tâme  de  Tauditeur  une  certaine  satisfaction 
mêlée  d'une  douce  tranquillité,  sensation  seinb'able,  ce  me 
semble,  à  celle  que  donne  à  l'œil  l'harmonie  des  couleurs 
dans  un  tableau  bien  peint.  Voyez  le  Saint  Jérôme  du  Cor- 
rége  ^  :  le  spectateur  ne  se  rend  point  raison  de  ce  qu'il 
éprouve,  mais  ses  pas  se  tournent,  sans  qu'il  s'en  aperçoive, 
vers  ce  Saint  Jérôme,  tandis  qu'il  ne  revient  qu'en  vertu 
d'une  résolution  formée  au  Saint  Sépulcre  du  Carravage  -. 
En  musique,  combien  de  Carravages  pour  un  Corrége! 
Mais  un  tableau  peut  avoir  un  grand  mérite,  et  ne  pas  don- 
ner à  l'œil  un  plaisir  sensible  :  tels  sont  plusieurs  ou- 
vrages des  Carraches,  qui  ont  poussé  au  noir,  tandis  que 
toute  musique  qui  ne  plaît  pas  d'abord  à  l'oreillo  n'est  pas 
de  la  musique.  La  science  des  sons  est  si  vague,  qu'on 
n'est  sûr  de  rien  avec  eux,  sinon  du  plaisir  qu'ils  donnent 
actuellement. 

C'est  en  vertu  de  combinaisons  très-profondes  que  Haydn 
divise  la  pensée  musicale  ou  le  chant  entre  les  divers  instru- 
ments de  l'orchestre;  chacun  a  sa  part,  et  la  part  qui  lui 
convient.  Je  voudrais,  mon  ami,  que  dans  l'intervalle  de 
cette  lettre  à  la  suivante  vous  pussiez  aller  à  votre  Conser- 
vatoire de  Paris,  où,  dites-vous,  l'on  exécute  si  bien  les 
symphonies  de  notre  compositeur.  Voyez,  en  les  écoutant, 
si  vous  reconnaissez  la  vérité  de  mes  rêveries;  sinon,  faites- 

'  N°  897. 

-  No  838.  Celte  différence  serait  encore  phjs  sensible,  si  je  pouvais 
citer  le  Saint  Georges  de  la  galerie  de  Dresde.  La  beauté  de  Mario, 
l'expression  divine  de  la  Madeleine  dans  le  Saint  Jérôme  de  Paris,  ne 
laissent  pas  le  temps  de  sentir  combien  ce  tableau  est  bien  peint. 

5. 


86  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

moi  une  guerre  impitoyable;  car,  ou  je  me  serai  mal  expri- 
mé, ou  mes  idées  seront  aussi  réelles  que  celles  de  celte 
bonne  dame  qui  croyait  voir,  dans  les  taches  de  la  hme,  des 
amants  heureux  se  penchant  l'un  vers  Vautre. 

Quelques  faiseurs  d'opéras  ont  voulu,  de  même,  partager 
Texposition  de  leurs  idées  entre  l'orchestre  et  la  voix  de  l'ac- 
teur. Ils  ont  oublié  que  la  voix  humaine  a  cela  de  particu- 
lier, que,  dès  qu'elle  se  fait  entendre,  elle  attire  à  soi  toute 
l'attention.  Nous  éprouvons  tous,  malheureusement,  en  avan- 
çant en  âge,  qu'à  mesure  qu'on  est  moins  sensible  et  plus 
savant,  on  devient  plus  attentif  aux  instruments  de  Torcheslrc. 
Mais  chez  la  plupart  des  hommes  sensibles  et  faits  pour  la 
musique,  plus  le  chant  est  clair  et  donné  avec  netteté,  plus 
le  plaisir  est  grand.  Je  ne  vois  d'exception  à  cela  que  dans 
certains  morceaux  de  Mozart.  Mais  il  est  le  la  Fontaine  de  la 
musique;  et  comme  ceux  qui  ont  voulu  imiter  le  naturel  du 
premier  poète  de  la  langue  française  n'ont  attrapé  que  le 
niais,  de  même  les  compositeurs  qui  veulent  suivre  Mozart 
tombent  dans  le  baroque  le  plus  abominable.  La  douceur  des 
mélodies  de  ce  grand  homme  assaisonne  tous  ses  accords, 
fait  tout  passer.  Les  compositeurs  allemands,  que  j'entends 
tous  les  jours,  renoncent  à  la  grâce,  et  pour  cause,  dans  un 
genre  qui  la  demande  impérieusement  :  ils  veulent  toujours 
donner  du  terrible.  L'ouverture  du  moindre  opéra-comique 
ressemble  à  un  enterrement  ou  à  une  bataille.  Ils  vous  disent 
que  l'ouverture  de  la  Frasrataua  n'est  pas  forte  d'har- 
monie. 

C'est  un  peintre  qui  ne  sait  pas  nuancer  ses  couleurs,  qui 
ne  connaît  rien  au  doux  et  au  tendre,  et  qui  veut  à  toute  force 
faire  des  portraits  de  femme.  Il  dit  ensuite  à  ses  élèves,  d'un 
ton  d'oracle  :  «  Gardez-vous  d'imiter  ce  malheureux  Cor- 


VIE   DE  IIAVDN.  S7 

rége,  cet  ciiniiyeiix   Paul  Véronèse,  soyez   dur  et  lieurlé 
oomme  moi.  » 

Un  jour  les  grenouilles  se  levèrent, 
Et  dirent  aux  coucous  ;  Illustres  compagnons. 

Yor-TAIRE. 


88  ŒUVRES  DE  STENDHAI- 


LETTRE   X 


Salzbourf!,  le  6  nini  1809. 

J'ai  souvent  vu  demander  à  Haydn  quel  était  celui  de  ses 
ouvrages  qu'il  préférait,  il  répondait  :  «  Les  Sept  Paroles,  » 
Voici  d'abord  l'explication  du  titre.  11  y  a  cinquante  ans,  je 
crois,  que  Ton  célébrait,  le  jeudi  saint,  à  Madrid  et  à  Cadix, 
une  prière  appelée  de  ïiutiero  :  ce  sont  les  funérailles  du 
Rédempteur.  La  religion  el  la  gravité  du  peuple  espagnol  en- 
vironnaient cette  cérémonie  d'une  pompe  extraordinaire  :  un 
prédicateur  expliquait  successivement  chacune  des  sept  pa- 
roles prononcées  par  Jésus  du  haut  de  sa  croix  ;  une  musique 
digne  de  ce  grand  sujet  devait  remplir  les  intervalles  laissés 
à  la  componction  des  fidèles  entre  Texplication  de  chacune 
des  sept  paroles.  Les  directeurs  de  ce  spectacle  sacré  firent 
courir  une  annonce  dans  toute  VEurope,  par  laquelle  ils  pro- 


VIE    DE  HAYDN.  89 

mettaient  un  prix  considérable  à  Tauteur  qui  enverrait  sept 
grandes  symphonies  exprimant  les  sentiments  que  devaient 
donner  chacune  des  sept  paroles  du  Sauveur.  Haydn  seul 
concourut  ;  il  envoya  ces  symphonies  où 

Spiega  con  tal  pieiate  il  suo  concetto, 
E  il  suon  con  tal  dolcezza  v'  accompagna, 
Che  al  criido  iiiferno  intenerisce  il  petto  ^ . 
Dante. 

A  quoi  bon  les  louer  ?  Il  faut  les  entendre,  être  chrétien, 
pleurer,  croire  et  frémir.  Dans  la  suite,  Michel  Haydn,  frère 
de  notre  compositeur,  ajouta  des  paroles  et  un  chant  à  celle 
sublime  musique  instrumentale  :  sans  y  rien  changer,  il  la 
fit  devenir  accompagnement  ;  IravaH  énorme,  qui  aurait  ef- 
frayé un  Monteverde  ou  un  Palestrina.  Ce  chant  ajouté  est  à 
quatre  voix. 

Quelques-unes  des  symphonies  de  Haydn  ont  été  écrites 
pour  les  jours  saints  -.  Au  milieu  de  la  douleur  qu  elles  ex- 
priment, U  me  semble  entrevoir  la  vivacité  caractéristique 
de  Haydn,  et  çà  et  là  des  mouvements  de  colère  par  les- 
quels l'auteur  désigne  peut-être  les  Hébreux  crucifiant  leur 
Sauveur. 

Voilà,  mon  cher  Louis,  le  résumé  de  ce  que  j'ai  senti  bien 
souvent  en  écoulant  les  plus  beUes  symphonies  d'Haydn,  et 
cherchant  à  lire  dans  mon  àme  la  manière  dont  eHes  parve- 
naient à  me  plaire.  Je  distinguais  d'abord  ce  qui  est  commun 
entre  eHes,  ou  le  style  général  qui  y  règne. 

^  Il  exprime  sa  prière  avec  un  accent  si  tendre,  les  sons  qui  l'ac- 
compagnent sont  si  doux,  que  le  dur  enfer  en  est  touché. 

-  Elles  sont  en  ge-sol-re-ut,  de-la-sol-re.  ce-sol-fa-ut  mineur. 


90  ŒUVr.KS   DE  STENDHAL 

Je  cherchais  ensuite  les  ressemblances  que  ce  siyle  pou- 
vait avoir  avec  celui  de  maîtres  conmis.  On  y  trouve  quel- 
quefois mis  en  pratique  les  préceptes  donnés  par  Bach  ;  on 
voit  que,  pour  la  conduite  et  le  développement  du  chant  des 
divers  instruments,  Tauleur  a  pris  quelque  chose  dans  Fux 
et  dans  Porpora  ;  que,  pour  la  partie  idéale,  il  a  développé 
de  très-beaux  germes  d'idées  contenus  dans  les  ouvrages  du 
Milanais  Sammartini  et  de  Jomelli. 

Mais  ces  légères  traces  d'imitation  sont  loin  de  lui  ôter  le 
mérite  incontestable  d'avoir  un  style  original,  et  digne  de 
produire,  ainsi  qu  il  est  arrivé,  une  révolution  totale  dans  la 
musique  instrumentale,  (''est  ainsi  qu'il  n'est  pas  impossible 
que  l'aimable  Corrége  ait  pris  quelques  idées  du  clair-obscur 
sublime  qui  fait  le  charme  de  la  Léda,  du  Saint  Jérôme,  de  la 
Madomia  nUa  .scodella,  dans  les  tableaux  de  Fra  Rartolomco 
et  de  Léonard  de  Vinci.  11  n'en  est  pas  moins  réputé,  et  à 
juste  titre,  l'inventeur  de  ce  clair-obscur  qui  a  fait  connaî- 
tre aux  modernes  une  seconde  source  de  beauté  idéale. 
Comme  V Apollon  offre  la  beauté  des  formes  et  des  contours, 
de  même  la  yidl  de  Dresde,  par  ses  ombres  et  ses  demi- 
teintes,  donne  à  l'àuie  plongée  dans  une  douce  rêverie  cette 
sensation  de  bonheur  qui  Téiève  et  la  transporte  hors  d'elle- 
)uême,  et  que  l'on  a  appelée  le  sublime. 


VIE   DE   HAYDN.  91 


LETTRE    XI 


Salzltourg-,  \o  II  mai  1809. 


Mon  ami, 


Avec  une  physionomie  un  peu  bourrue,  et  une  espèce  de 
laeonisme  clans  le  discours,  qui  semblait  indiquer  un  homme 
brusque,  Haydn  était  gai,  d'une  humeur  ouverte,  et  plaisant 
par  caractère.  Celte  vivacité  était,  il  est  vrai,  facilement  com- 
primée par  la  présence  d'étrangers  ou  de  gens  d'un  rang  su- 
périeur. Rien  ne  rapproche  les  rangs  en  Allemagne;  c'est  le 
pays  du  respect.  A  Paris,  les  cordons-bleus  allaient  voir  d'A- 
lembert  dans  son  grenier;  en  Autriche  Haydn  ne  vécut  jamais 
qu'avec  les  musiciens  ses  collègues  :  il  y  perdit  sans  doute, 
et  la  société  aussi.  Sa  gaieté  et  l'abondance  de  ses  idées  le 
rendaient  très-propre  à  porter  l'expression  du  comique  dans 


92  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

la  musique  instrumentale,  genre  à  peu  près  neuf,  et  où  il  fût 
allé  loin,  mais  pour  lequel  il  est  indispensable,  comme  pour 
tout  ce  qui  lient  à  la  comédie,  que  Tauteur  vive  au  milieu  de 
la  société  la  plus  élégante.  Haydn  ne  vit  le  grand  monde  que 
dans  sa  vieillesse,  pendant  ses  voyages  à  Londres. 

Son  génie  le  portait  naturellement  à  employer  ses  instru- 
ments à  faire  naître  le  rire.  Souvent  aux  répétitions  il  don- 
nait aux  musiciens  ses  camarades  de  petites  pièces  de  ce 
genre,  qui,  jusqu'ici  est  bien  borné.  Vous  me  pardonnerez 
donc  de  vous  faire  part  de  ma  petite  érudition  comique. 

La  plus  ancienne  des  plaisanteries  musicales  que  je  con- 
naisse est  celle  de  iMérula  * ,  un  des  plus  profonds  contre- 
pointistes  d'une  époque  où  le  chant  n'avait  pas  encore  péné- 
tré dans  la  musique,  il  imagina  une  fugue  représentant  des 
écoliers  qui  récitent  devant  leur  pédagogue  le  pronom  latin 
qui,  quai,  quod,  qu'ils  ne  savent  pas  bien.  La  confusion,  les 
embrouillamini,  les  barbarismes  des  écoliers  mêlés  aux  cris 
du  pédagogue  qui  entre  en  fureur  et  leur  distribue  des  féru- 
les, eurent  les  plus  grands  succès. 

Benedetto  Marcello,  ce  Vénitien  si  grave  et  si  sublime 
dans  son  style  sacré,  le  Pindare  de  la  musique,  est  l'auteur 
de  ce  morceau  connu  intitulé  le  Capricio,  où  il  se  moque  des 
castrats,  qu'il  détestait  cordialement. 

Deux  basses- tailles  et  deux  ténors  commencent  par  chan- 
ter ensemble  ces  trois  vers  : 

No,  che  lassù  nei  cori  almi  e  beati, 

Non  intrano  castrai!, 
Perche  scritlo  è  iti  quel  loco 

'  Il  florissait  vers  1650. 


VI K  DE   HAYDN.  93 

Le  soprano  alors  part  tout  seul,  et  demande, 

Dite  :  che  è  scrillo  mai  ? 

Les  ténors  et  les  basses-tailles  répondent  sur  un  ton  ex- 
trêmement bas  : 

Arbor  che  non  fu  frutlo 
Arda  nell  fuoco. 

Sur  quoi  le  soprano  s'écrie,  à  Taulre  bout  de  Téchelle  : 

Ahi!  ahi! 

L'effet  de  ce  morceau  plein  d'expression  est  incroyable. 
La  distance  extrême  que  Tauteur  a  mise  entre  les  sons  très- 
aigus  du  malheureux  soprano  et  les  voix  sombres  des  basses- 
tailles  produit  la  mélodie  la  plus  ridicule  du  monde. 

Le  nazillement  uniforme  des  capucins,  auxquels  même  il 
est  expressément  défendu  de  chanter  et  de  sortir  du  ton,  a 
fourni  un  morceau  plaisant  à  Jomelli. 

L'élégant  Galuppi,  si  connu  par  ses  opéra  biiffa  et  par  sa 
musique  d'église,  n'a  pas  dédaigné  de  mettre  en  musique  le 
chant  d'une  synagogue,  et  une  dispute  de  vendeuses  de 
fruits  rassemblées  dans  un  marché  de  Venise. 

A  Vienne,  l'esprit  méthodique  du  pays  fixa  un  jour  pour 
les  plaisanteries  de  ce  genre  ;  la  soirée  de  la  fête  de  Sainte- 
Cécile  était  consacrée,  vers  le  milieu  du  dix-huitième  siècle, 
à  faire  de  la  musique  dans  toutes  les  maisons,  et  l'usage 
voulait  que  les  musiciens  les  plus  graves  présentassent  ce 
jour-là  à  leurs  amis  des  compositions  comiques   Un  père 


94  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

augustiii,  du  beau  couvent  de  Saint-Florian,  en  Autriche, 
prit  un  singulier  texte  pour  ses  plaisanteries  :  il  composa 
une  messe  qui,  sans  scandale,  a  eu  longtemps  le  privilège 
de  fiiire  pouffer  de  rire  chanteurs  et  auditeurs. 

Vous  connaissez  les  canons  bernesques  du  père  Martini  de 
Bologne,  celui  des  Ivrognes,  celui  des  Cloches,  celui  des 
Vieilles  Religieuses. 

Le  célèbre  Clementi,  rémule  de  Mozart,  dans  ses  compo- 
sitions pour  le  piano,  a  publié  à  Londres,  cette  patrie  des 
caricatures,  un  recueil  de  caricatures  harmoniques,  dans  les- 
quelles il  contrefait  les  plus  célèbres  compositeurs  de  piano  ; 
quiconque  a  la  connaissance  la  plus  légère  des  manières  de 
Mozart,  Haydn,  Koseluck,  Slcrkel,  etc.,  et  entend  ces  petites 
sonates,  composées  dun  prélude  et  d'une  cadence,  devine 
sur-le-champ  le  maître  duquel  on  se  moque;  on  y  reconnaît 
son  style,  et  surtout  les  petites  affectations  et  les  petites  er- 
reurs dans  lesquelles  il  est  sujet  à  tomber. 

Du  temps  de  Charles  VI,  le  célèbre  Porpora  vivait  à  Vienne, 
pauvre  et  sans  travail  :  sa  musique  ne  plaisait  pas  à  ce  mo- 
narque connaisseur,  comme  trop  pleine  de  trilles  et  de  mor~ 
denii.  Hasse  fit  un  oratario  pour  Tcmpereur,  qui  lui  en 
demanda  un  second.  Il  supplia  Sa  Majesté  de  permettre  que 
Porpora  exécutât  ce  travail  :  Tempereur  refusa  d'abord,  di- 
sant qu'il  n'aimait  point  ce  style  chevrotant;  mais  touché  de 
la  générosité  de  Hasse,  il  finit  par  consentir  à  sa  demande. 
Porpora,  prévenu  par  son  ami,  ne  mit  pas  un  trille  dans 
tout  l'oratorio.  L'empereur  étonné  répétait  pendant  la  répé- 
tition générale  :  «  C'est  un  autre  homme  :  plus  de  trilles  î  » 
Mais,  arrivé  à  la  fugue  qui  terminait  la  composition  sacrée,  il 
vit  que  le  thème  commençait  par  quatre  notes  trillées.  Or 
vous  savez  que  dans  les  fugues  le  sujet  passe  d'une  partie  à 


VIE  DK  HAYDN.  95 

nue  autre,  mais  ne  cliauge  pas  :  quand  Tcnipereur,  qui  avait 
le  privilège  de  ne  rire  jamais,  entendit,  dans  le  grand  plein 
de  la  fugue,  ce  déluge  de  trilles  qui  semblait  faire  une  musi- 
que de  paralytiques  enragés,  il  n'y  put  tenir,  et  rit  peut-être 
pour  la  première  fois  de  sa  vie.  En  France,  pays  de  la  plai- 
santerie, celle-ci  eût  peut-être  paru  déplacée  ;  à  Vienne,  elle 
commença  la  fortune  de  Porpora. 

De  tous  les  morceaux  comiques  d'Haydn,  il  ne  nous  en 
reste  qu'un  :  c'est  cette  symphonie  connue,  pendant  laquelle 
tous  les  inslruments  disparaissent  successivement,  de  façon 
qu'à  la  fin  le  premier  violon  se  trouve  jouer  tout  seul.  Cette 
pièce  singulière  a  fourni  trois  anecdotes,  qui  toutes  sont  at- 
testées à  Vienne  par  des  témoins  oculaires;  jugez  de  mon 
embarras.  Les  uns  disent  que  Haydn,  s'apercevant  que  ses 
innovations  le  faisaient  voir  de  mauvais  œil  par  les  musi- 
ciens du  prince,  voulut  se  moquer  d'eux. 

Il  fit  jouer  sa  symphonie,  sans  répétition  préliminaire, 
devant  Son  Altesse,  qui  avait  le  mot  de  l'énigme  :  l'em- 
barras des  musiciens  qui  croyaient  tous  s'être  trompés, 
et  surtout  la  confusion  du  premier  violon,  quand  à  la  fin 
n  s'entendait  jouer  seul,  divertit  la  cour  d'Eisenstadt. 

D'autres  assurent  que,  le  prince  voulant  congédier  tout 
son  orchestre,  à  l'exception  de  Haydn,  celui-ci  trouva  ce 
moyen  ingénieux  de  figurer  le  départ  général,  et  la  tristesse 
qui  s'ensuivrait  :  chaque  musicien  sortait  de  la  salle  à  me- 
sure que  sa  partie  avait  fini.  Je  vous  fais  grâce  de  la  troi- 
sième version. 

Une  autre  fois  Haydn,  cherchant  à  amuser  la  société  du 
prince,  alla  acheter,  dans  une  foire  d'un  bourg  de  Hongrie, 
voisin  dEisenstadt,  un  plein  panier  de  sifflets,  de  petits  vio- 
lons, de  coucous,  de  trompettes  de  bois,  et  de  tous  les  in- 


9G  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

siiumeuts  qui  font  le  bonheur  des  enfants.  Il  prit  la  peine 
d'étudier  leur  portée  et  leur  caractère,  et  composa  la  sym- 
phonie la  plus  plaisante  avec  ces  seuls  instruments,  dont 
quelques-uns  même  exécutent  des  solo:  le  coucou  est  la 
basse  générale  de  celte  pièce. 

Beaucoup  d'années  après,  Haydn,  étant  en  Angleterre,  s'a- 
perçut que  les  Anglais,  qui  aimaient  beaucoup  ses  composi- 
tions instrumentales  quand  le  mouvement  en  était  vif  et 
allegro,  s'endormaient  ordinairement  ixVdfulante  ou  à  Vadii- 
(jio,  quelques  beautés  qu'il  cherchât  à  y  accumuler  :  il  fil  un 
amiante  plein  de  douceur,  de  suavité,  et  du  chant  le  plus 
tranquille  ;  tous  les  instruments  semblèrent  s'éteindre  peu  à 
peu  ;  et  au  milieu  du  plus  grand  pianissimo,  partant  tous  à 
la  fois,  et  renforcés  par  un  coup  de  timbale,  ils  firent  res- 
sauter  Vauditoire  endormi. 


Vie  DK  HAYDN.  97 


LETTRE  XII 


Silzbourg,  le  17  mai  1809. 


Mon  cher  ami, 


Assez  longtemps  nous  avons  suivi  Haydn  dans  la  carrière 
où  il  fui  supérieur;  voyons  mainlenanl  ce  qu'il  a  été  dans  la 
musique  vocale.  Nous  avons  de  lui  des  messes,  des  opéras  et 
des  oratorios  :  ce  sont  trois  genres. 

Ce  n'est  guère  que  par  conjectures  que  nous  pouvons  sa- 
voir ce  que  Haydn  fut  dans  la  musique  théâtrale. 

Les  opéras  qu'il  composait  pour  le  prince  Estcrbazy  ne 
sortaient  point  des  archives  d'Eisensladt,  qui  un  jour  brûlè- 
rent entièrement,  ainsi  que  la  maison  d'Haydn.  11  perdit  la 
plus  grande  partie  de  ce  qu'il  avait  composé  dans  ce  genre. 
On  n'a  conservé  que  VArmide,  VOrlando  jmladino,  la  Vera 


98  ŒUVRES  DE   STEiNDUAL. 

Costanza  el  lo  Speûale,  qui  sont  peut-être  ce  qu  il  avait  fait 
de  moins  bon. 

Jomelli,  arrivant  à  Padoue  pour  y  écrire  un  opéra,  s'aperçut 
que  les  chanteurs  et  cantatrices  ne  valaient  rien,  et  de  plus, 
n'avaient  nulle  envie  de  bien  faire  .  «  Ah  !  canailles,  leur 
dit-il,  je  ferai  chanter  Torchestre  ;  Topera  ira  aux  nues,  et 
vous  à  tous  les  diables.  » 

La  troupe  du  prince  Esterhazy,  sans  être  précisément 
comme  celle  de  Padoue,  n'était  pas  excellente  ;  d'ailleurs 
Haydn,  retenu  dans  sa  patrie  par  mille  liens,  n'en  sortit  que 
déjà  vieux,  et  n  écrivit  jamais  pour  des  théâtres  publics. 

Ces  considérations  vous  préparent,  mon  cher  Louis,  à 
Taveu  que  que  j'ai  à  vous  faire  relativement  à  la  musique 
dramatique  de  notre  compositeur. 

Il  avait  trouvé  la  musique  instrumentale  dans  Tenfance  ; 
la  musique  chantée  était  au  contraire,  quand  il  parut,  dans 
toute  sa  gloire  :  Pergolèse,  Léo,  Scarlalîi,  Guglielmi,  Piccini 
et  vingt  autres  l'avaient  portée  à  un  point  de  perfection  qui 
depuis  n  a  été  atteint  et  quelquefois  surpassé  que  par  Cima- 
rosa  et  Mozart.  Haydn  ne  s'éleva  point  à  la  beauté  des  mélo- 
dies de  ces  hommes  célèbres  :  il  faut  avouer  que,  dans  ce 
genre,  il  a  été  surpassé  et  par  ses  contemporains  Sacchini, 
Cimarosa,  Zingarelli,  Mozart,  etc.,  et  même  par  ses  succes- 
seurs, Tarchi,  Nazolini,  Fioravanti,  Farinelli,  etc. 

Vous  qui  aimez  à  chercher  dans  Tàme  des  artistes  les 
causes  des  qualités  de  leurs  ouvrages,  vous  partagerez  peut- 
être  mon  idée  sur  Haydn.  On  ne  peut  lui  refuser  sans  doute 
une  imagination  vaste,  pleine  de  vigueur,  créatrice  au  su- 
prême degré  :  mais  peut-être  ne  fut-il  pas  aussi  bien  partagé 
du  côté  de  la  sensibilité;  et  sans  ce  malheur-là  plus  de 
chant,  plus  d'amour,  plus  de  musique  théâtrale.  Cette  hila- 


VIE  DE  IIAVDN.  9U 

rilé  naturelle,  celle  joie  caractérisliqiie  dont  je  vous  ai  parlé, 
ne  permirent  jamais  à  une  certaine  tristesse  tendre  d'appro- 
cher de  cette  àme  heureuse  et  calme.  Or,  pour  l'aire  comme 
pour  entendre  de  la  musique  diamatique,  il  faut  pouvoir 
dire,  avec  la  belle  Jessica  : 

l'm  never  merry  \vho,n  I  hear  sweet  music. 

The  Merchant  ofVenice,  acte  V,  se.  i. 

11  faut  être  tendre  et  un  peu  triste  pour  trouver  du  plaisir 
même  aux  Cantatrice  villane  ^  ou 'aiw  Nemici  gêner osi'^;  c'est 
tout  simple  ,  si  vous  êtes  gai,  votre  imagination  n'a  que 
faire  d'être  distraite  des  images  qui  l'occupent. 

Autre  raison.  Pour  dominer  l'âme  des  spectateurs,  l'ima- 
gination d'Haydn  a  besoin  d'agir  en  souveraine  ;  dès  qu'elle 
est  enchaînée  à  des  paroles  on  ne  la  reconnaît  plus  :  il  sem- 
ble que  des  scènes  écrites  la  ramènent  trop  souvent  aux 
choses  de  sentiment.  Haydn  aura  donc  toujours  la  première 
place  parmi  les  peintres  de  paysages;  H  sera  le  Claude  Lor- 
rain de  la  musique,  mais  il  n'aura  jamais  au  théâtre,  c'est- 
à-dire  dans  la  musique  tout  à  fait  de  sentiment,  la  place  de 
Raphaël. 

Vous  me  direz  que  celui  qui  occupe  cette  place  fut  le  plus 
gai  des  hommes.  Sans  doute  Cimarosa  était  gai  dans  le 
monde  :  n'est-ce  pas  ce  qu'on  a  de  mieux  à  y  faire  ?  mais 
je  serais  bien  fâché  pour  ma  théorie,  que  l'amour  ou  la  ven- 
geance ne  lui  eussent  jamais  fait  faire  quelque  bonne  folie, 
ne  l'eussent  jamais  mis  dans  quelque  position  bien  ridicule. 


Chef-d'œuvre  de  Flora vanti,  très-goùtc  à  Paris* 
Opéra  très-comique  de  l'excellent  Gim; 


larosa. 


100  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Un  des  plus  aimables  de  ses  successeurs  ne  vieiil-il  pas  de 
passer,  au  mois  de  janvier,  une  nuit  tout  entière  dans  le 
plus  triste  lieu  du  monde,  attendant  sans  cesse  que  la  plus 
gaie  des  cantatrices  tînt  la  promesse  qu  elle  lui  avait  faite? 

Je  parierais  bien  que  la  gaieté  de  Cimarosa  n'était  pas 
une  gaieté  de  traits  et  d'épigrammes  comme  celle  de  Gentil- 
Bernard.  ' 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  la  dévotion  à  mon  saint  ne 
m'entraîne  pas  trop  loin  :  je  mets  les  faiseurs  de  symphonies 
dans  la  classe  des  paysagistes,  et  les  compositeurs  d'opéras 
d.uis  celle  des  peintres  d'histoire.  Deux  ou  trois  fois  seule- 
ment Haydn  s'éleva  à  ce  grand  genre,  et  alors  il  fut  Michel- 
Ange  et  Léonard  de  Vinci. 

Consolons-nous,  nous  verrons  son  talent  reparaître  quand 
nous  parlerons  de  sa  musique  d'égUse  et  de  ses  oratorios  : 
dans  ces  derniers  surtout,  où  le  génie  de  Pindare  trouve 
plus  d'occasions  de  paraître  que  le  génie  dramatique,  il  fut 
de  nouveau  sublime,  et  étendit  encore  la  gloire  qu'il  s'était 
acquise  comme  symphoniste. 

Je  m'aperçois  qu'à  force  d'impartialité,  je  dis  peut-être 
trop  de  mal  de  notre  ami.  Avez- vous  entendu  son  Ariane 
abandonnée  dans  l'île  de  Naxos?  Toutes  mes  calomnies  se- 
ront mises  à  leur  place. 

Il  me  semble  que  la  musique  diffère  en  cela  de  la  pein- 
ture et  des  autres  beaux-arts,  que  chez  elle  le  plaisir  phy- 
sique, senti  par  le  sens  de  l'ouïe,  est  plus  dominant  et  plus 
de  son  essence  que  les  jouissances  intellectuelles.  La  base  de 
la  musique  est  ce  plaisir  physique;  et  je  croirais  que  noire 
oreille  jouit  encore  plus  que  notre  cœur  en  entendant  ma- 
dame Barilli  chanter  : 


VIE  DE   HAYDN.  101 

Voi  che  sapete 
Clie  cosa  è  amore. 

Mozart,  Figiro. 

Un  bel  accord  encbaïUe  roreille,  un  son  faux  la  déchire; 
cependant  aucune  de  ces  deux  choses  ne  dit  rien  d'intellec- 
tuel à  Tàme,  rien  que  nous  pussions  écrire  si  nous  eu  étions 
requis.  Seulement  cela  lui  fait  peine  ou  plaisir.  Il  paraît  que, 
de  tous  nos  organes,  Toreille  est  celui  qui  est  le  plus  sen- 
sible aux  secousses  agréables  ou  déplaisantes.  L'odorat  et  le 
tact  sont  aussi  très-susceptibles  de  plaisir  ou  de  peine  ;  l'œil 
est  le  plus  endurci  de  tous;  aussi  il  sent  très-peu  le  plaisir 
physique.  Montrez  un  beau  tableau'  à  un  sot,  il  n'éprouvera 
rien  de  très-agréable,  parce  que  la  jouissance  que  donne  la 
vue  d'un  beau  tableau  vient  presque  toute  de  l'esprit.  Il  ne 
manquera  pas  de  préférer  une  enseigne  bien  enluminée  au 
Jésus-Christ  appelant  saint  Matthieu,àGLouh  Carrache^.  Fai- 
tes entendre,  au  contraire,  à  votre  sot  un  bel  air  bien  chanté, 
il  donnera  peut-être  quelques  signes  de  plaisir,  tandis  qu'un 
air  mal  chanté  lui  fera  quelque  peine.  Allez  au  Musée  un 
dimanche,  vous  trouverez,  à  un  certain  point  de  la  galerie, 
le  passage  intercepté  par  la  foule  rassemblée  devant  un  ta- 
bleau, et  tous  les  dimanches  devant  le  même  Vous  croyez 
que  c'est  un  chef-d'œuvre,  pas  du  tout;  c'est  une  croûte  de 
l'école  allemande,  représentant  le  Jugement  dernier.  Le 
peuple  aime  à  voir  la  grimace  des  damnés.  Suivez  le  soir  ce 
peuple  au  spectacle  gratis,  vous  le  verrez  applaudir  avec 
transport  aux  airs  chantés  par  madame  Brancbu,  tandis  que 
le  matin  les  tableaux  de  Paul  Véronèse  ne  lui  disaient  rien» 

'  Le  Matiatje  de  minlc  Catherine,  du  Gorrégc,  n''  8Uô. 
-  Musée,  11°  878. 


102  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Je  conclurais  de  tout  ceci  que  si  eu  musique  on  sacrifie 
à  quelque  autre  vue  le  plaisir  physique  qu'elle  doit  nous  don- 
ner avant  tout,  ce  qu'on  ente;:d  n  est  plus  de  la  musique  ; 
c'est  un  bruit  qui  vient  offenser  notre  oreille  sous  prétexte 
d'émouvoir  notre  âme.  C'est  pour  cela,  je  crois,  que  je  n'as- 
siste pas  sans  peine  à  tout  un  opéra  de  Gluck.  Adieu. 


VIE  DE  HAYDN.  403 


LETTRE   XIII 


Salzbourg.  18  mai  1809. 

La  mélodie,  c'est-à-dire  cette  succession  agréable  de  tons 
analogues  qui  émeuvent  doucement  Loreille,  sans  Jamais  lui 
déplaire;  la  mélodie,  par  exemple  Lair 

Signora  contessina  ^. 

chanté  par  madaùie  Barilli  dans  le  Matrimomo  segreto,  est 
le  moyen  principal  de  produire  ce  plaisir  physique.  L'har- 

'  Je  parle  si  souvent  du  Matrimonio  segreto,  qui  est  le  chef-d'œuvre 
(le  Ciraarosa,  et  que  je  regarde  comme  très-connu  à  Paris,  que  l'on 
me  conseille  de  nicher  dans  quelque  coin  un  petit  extrait  de  la  pièce 
pour  les  amateurs  de  musique  qui  n'habitent  pas  Paris. 

Geronimo,  un  marchand  de  Venise  très-riche  et  un  peu  sourd,  avait 


104  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

monie  vient  ensuile.  C'est  le  chant  qui  est  le  charme  de  la 
musique,  gisait  sans  cesse  Haydn.  C'est  aussi  ce  qu'il  y  a  de 
plus  difficile  à  faire.  Il  ne  faut  que  de  féiude  et  de  la  patience 

deux  filles,  Caroline  et  Élisette.  L'aimable  Caroline  venait  de  con- 
sentir à  épouser  secrètement  Paolino,  le  premier  commis  de  son 
père*;  mais  celui-ci  avait  la  manie  de  la  noblesse,  et  ils  étaient  Ibrt 
embarrassés  pour  lui  déclarer  leur  mariage.  Paolino,  qui  cherchait 
toutes  les  occasions  de  lui  faire  sa  cour,  avait  arrangé  celui  d'Eliselle, 
sa  fille  aînée,  avec  le  comte  Robinson  :  Geronimo  est  cbarmé  de 
s'allier  à  un  homme  titré,  et  de  voir  sa  fille  devenir  comtesse  **.  Le 
comte  arrive,  on  le  présente  à  la  famille  ***  :  les  grâces  de  Caroline 
lui  font  changer  de  dessein  **'*;  il  déclare  à  Paolino,  l'amant  de 
Caroline,  qu'il  va  la  demander  pour  épouse  au  lieu  d'Élisc-tte,  et  que, 
pour  faire  consentir  le  vieux  marchand  à  ce  troc,  assez  simple  dans 
un  mariage  de  convenance,  il  se  contentera  d'une  dot  de  cinquante 
mille  écus  au  lieu  de  cent  mille  qui  ont  été  promis  *****.  Élisette, 
très-piquée  de  la  froideur  du  comte,  et  qui  le  surprend  baisant 
la  main  de  Caroline,  le  dénonce  à  Fidalma,  sœur  du  vieux  mar- 
cband  '*"**,  qui,  de  son  côté,  pense  que  sa  grande  fortune  la  rend  un 

*  La  pièce  comnieuce  par  deus  duos  pleins  de  tendresse,  qui  nous  inté- 
ressent sur-le-champ  aux  amants,  et  qui  font  resposition.  Cara!  Cara!  est 
le  commencement  du  premier  duo.  Les  premières  paroles  du  second  sont  : 
lo  ti  lascio  perche  uniti. 

**  Il  chante  ce  bel  air  de  basse-taille,  le  Orechie  spalancate,  où  se  trouve 
la  réunion  singulière  du  ridicule  le  plus  vrai  et  d'une  onction  touchante. 
On  rit  de  Geronimo,  mais  on  l'aime,  et  le  sentiment  de  l'odieux  est  éloigné 
de  l'âme  du  spectateur  pour  tout  le  reste  de  la  pièce. 

'**  Il  chante,  en  entrant,  l'air  Scnza  far  cerimonie. 

****  //  cor  m'  a  inganato  ;  et  ensuite  beau  quatuor  peignant  les  passions 
les  plus  profondes  sans  mélange  de  tristesse.  C'est  un  des  morceaux  qui 
marquent  le  mieux  la  différence  des  routes  suivies  par  Cimarosa  et  par 
Mozart.  Qu'on  se  figure  ce  dernier  traitant  le  sujet  de  ce  quatuor. 

***x»  j)mj  touchant  que  Paolino  commence  par  cette  belle  phrase  :  Deh 
s'ignore  ! 

******  Air  ;  In  roglio  suziiror  }(i  casa  e  la  cil  à. 


VIE  DE  HAYDN.  105 

pour  produire  des  accords  agréables;  mais  trouver  un  beau 
chant  est  Tœuvre  du  génie.  J'ai  souvent  pensé  que  s'il  y 
avait  uue  académie  de  musiciens  en  France,  il  y  aurait  un 

parti  Irès-sortable  pour  Paolino.  Geroninio,  qui  est  sourd,  n'entend 
pas  bien  la  proposition  du  comte  et  les  plaintes  d'Élisette  *,  et  entre 
dans  un  accès  de  colère  qui  Fait  le  finale  du  premier  acte  **. 

Au  second,  dispute  entre  le  comte  et  Geronimo  :  c'est  le  fameux 
duo  Se  fiato  in  corpo  avete.  Désespoir  de  Caroline,  qu'on  veut  mettre 
au  couvent;  proposition  de  Fidalma  à  Paolino  '";  jalousie  de  Caroline, 
air  superbe  chanté  par  elle  et  supprimé  à  Paris  :  elle  pardonne  à 
Paolino,  qui  lui  expose  les  mesures  qu'il  a  prises  pour  leur  secret 
départ;  c'est  l'air  à  prétention  de  la  pièce:  Pria  che  spimti  in  ciel 
V  aurora. 

Le  comte  et  Élisette  se  rencontrent  en  venant  prendre  des  flam- 
beaux au  salon  pour  rentrer  se  coucher  dans  leurs  appartements.  Le 
comte  lui  déclare  qu'il  ne  peut  l'épouser'***,  il  est  près  de  minuit,  la 
tremblante  Caroline  paraît  avec  son  amant  ;  comme  ils  traversent  le 
salon  pour  prendre  la  fuite,  ils  entendent  encore  quelque  bruit  dans 
la  maison,  et  Paolino  rentre  avec  sa  femme  dans  la  chambre  de  celle- 
ci.  Élisette,  que  la  jalousie  tient  éveillée,  entend  parler  distinctement 
dans  cette  chambre,  croit  que  c'est  le  comte,  appelle  son  père  **"* 
et  sa  tante,  qui  s'étaient  déjà  retirés  chez  eux.  On  frappe  à  la  porte 
de  Caroline;  elle  en  sort  avec  son  amant  :  tout  se  découvre,  et  sur  les 
instances  du  comte,  qui  chante  au  père  le  bel  air  AscoUate  un  uom  del 
mondo,  et  qui,  pour  obtenir  la  ççrâce  de  CaroUne,  consent  à  épouser 
Élisette,  celui-ci  pardonne  aux  amants. 

Celte  pièce  est  originairement  du  fameux  acteur  Garrick.  En  anglais, 

*  Air  :  Yoi  credele  che  i  sposi  facian  corne  li  pkbeè. 

**  On  ne  trouve  jamais,  dans  Mozart,  de  ces  sortes  de  morceaux,  chefs- 
d'œuvre  de  verve  et  de  gaieté  ;  mais  aussi  un  air  tel  que  Dove  sono  i  bel 
momenli,  dans  la  bouche  de  Caroline,  peindrait  sa  situation  d'une  manière 
plus  touchante. 

"*  Air  :  Ma  con  un  marito  via  meijlio  si  stù, 

""*  Très-joli  air  de  Farinelli  :  Signorina,  io  noni>'  amo. 

'*''*  Air  :  Il  conle  sta  chinso  conmin  sorelinit. 

6. 


106  (ELYRES  DE  STENDHAL, 

moyen  bien  simple  de  leur  faire  faire  leurs  preuves  ;  ce  se- 
rait de  les  prier  d'envoyer  à  T académie  dix  lignes  de  mu- 
sique, sans  plus, 
Mozart  écrirait  : 


Cimarosa 


Voi  che  sapete 


Da  die  il  caso  è  disporalo, 

Matrimotiio 

Paisiello  : 

Quelli  li. 

La  MoJinarri. 

Mais  qu'écriraient  M...,  e(.  M...,  et  M...? 

En  effet,  un  beau  chant  n'a  pas  besoin  d'ornements  ni 
d'accessoires  pour  donner  du  plaisir.  Voulez-vous  voir  si 
un  chant  est  beau,  dépouillez-le  de  ses  accompagnements. 
On  peut  dire  d'une  belle  mélodie  ce  qu'Aristenette  disait  de 
son  amie  : 

Induitur,  formosa  est;  eœuitiir,  ipsa  forma  est. 
Vêtue,  elle  est  belle  ;  nue,  c'est  li  beauté  elle-même. 

Quant  à  la  musique  de  Gluck,  que  vous  me  citez.  César  dit 
à  un  poêle  qui  lui  récitait  des  vers  :  «  Tu  chantes  trop  pour 
un  homme  qui  lit,  et  tu  lis  trop  pour  un  homme  qui  chante.  » 

le  caractère  de  la  sœur  est  atroce,  et  tout  le  drame  est  sombre  et  triste; 
la  pièce  italienne  est,  au  contraire,  une  jolie  petite  comédie,  très- 
bien  coupée  par  la  musique. 


VIE  DE  HAYDN.  107 

Quelquefois  cependant  Gluck  a  su  parler  au  cœur,  ou  avec 
des  chants  délicats  et  tendres,  comme  dans  les  gémissements 
des  nymphes  de  Thessalie  sur  la  tombe  d'Admète,  ou  par 
des  notes  fortes  et  vibrées,  comme  dans  la  scène  d'Orphée 
avec  les  Furies. 

Il  en  est  de  la  musique  dans  une  pièce  comme  de  Tamour 
dans  un  cœur  :  s'il  n'y  règne  pas  en  despote,  si  tout  ne  lui  a 
pas  été  sacrifié,  ce  n  est  pas  de  Tamour. 

Cela  posé,  comment  trouver  un  beau  chant?  Justement 
par  la  méthode  que  Corneille  employa  pour  trouver  le  Qu'il 
mourût.  Deux  cents  la  Harpe  peuvent  faire  des  tragédies  rai- 
sonnables, ce  sont  les  musiciens  grands  harmonistes  qui 
remplissent  TAUemagne.  Leur  musique  est  correcte;  elle  est 
savante,  eUe  est  bien  travaillée  ;  elle  n'a  qu'un  seul  défaut, 
c'est  qu'on  y  baille. 

Je  croirais  que,  pour  faire  un  Corneille  en  musique,  il  faut 
que  le  hasard  réunisse  à  une  âme  passionnée  une  oreille 
très-sensible.  Il  faut  que  ces  deux  genres  de  sensations 
soient  liés  de  manière  que,  dans  ses  moments  les  plus  tris- 
tes, lorsqu'il  croit  sa  maîtresse  infidèle,  le  jeune  Sacchini  soit 
un  peu  consolé  par  quelques  notes  qu'il  entend  chanter  à 
demi-voix  par  un  passant.  Or,  jusqu'ici,  de  telles  âmes  ne 
sont  guère  nées  que  dans  les  environs  du  Vésuve.  Pourquoi? 
Je  n'en  sais  rien  ;  mais  voyez  la  liste  des  grands  musiciens. 

La  musique  des  Allemands  est  trop  altérée  par  la  fré- 
quence des  modulations  et  la  richesse  des  accords.  Cette 
nation  veut  du  savoir  en  tout,  et  aurait  sans  doute  une  meil- 
leure musique,  ou  plutôt  une  musique  plus  italienne,  si  ses 
jeunes  gens,  un  peu  moins  fidèles  à  la  science,  aimaient  un 
peu  plus  le  plaisir.  Promenez-vous  dans  Gœ.ttingue,  vous  re- 
marquerez de  grands  jeunes  gens  blonds  un  peu  pédants,  un 


108  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

peu  mélancoliques,  marchant  par  ressorts  dans  les  rues, 
scrupuleusement  exacts  à  leurs  heures  de  travail,  dominés 
par  r  imagination,  mais  rarement  très -passionnés. 

L'ancienne  musique  des  Flamands  nétait  qu'un  tissu 
d'accords  dénué  de  pensées.  Cette  nation  faisait  sa  musique 
comme  ses  tableaux  :  beaucoup  de  travail,  beaucoup  de  pa- 
tience, et  rien  de  plus. 

Les  amateurs  de  toute  l'Europe,  à  Texception  des  Français, 
trouvent  que  la  mélodie  d'une  nation  voisine  est  irrégulière 
et  sautillante,  languissante  à  la  fois  et  barbare,  surtout  très- 
sujette  à  ennuyer.  La  mélodie  des  Anglais  est  trop  uniforme, 
si  toutefois  ils  en  ont  une.  Il  en  est  de  même  des  Russes,  et, 
chose  étonnante,  des  Espagnols.  Comment  se  figurer  que  ce 
pays  favorisé  du  soleil,  que  la  patrie  du  Cid  et  de  ces  guer- 
riers troubadours  qu'on  trouvait  encore  dans  les  armées  de 
Charles-Quint,  n'ait  pas  produit  des  musiciens  célèbres? 
Cette  brave  nation,  si  capable  de  grandes  choses,  dont  les 
romances  respirent  tant  de  sensibilité  et  de  mélancolie,  a 
deux  ou  trois  chants  différents,  et  puis  c'est  tout.  On  dirait 
que  les  Espagnols  n'aiment  pas  la  multiplicité  des  idées  dans 
leurs  affections;  une  ou  deux  idées,  mais  profondes,  mais 
constantes,  mais  indestructibles. 

La  musique  des  Orientaux  n'est  pas  assez  distincte ,  et 
ressemble  plutôt  à  un  gémissement  continu  qu'à  un  chant 
quelconque. 

En  Italie,  un  opéra  est  composé  de  chant  et  d'accompa- 
gnements ou  de  musique  instrumentale  :  celle-ci  doit  être 
la  très-humble  servante  de  l'autre,  et  servir  seulement  à  en 
augmenter  l'effet  ;  quelquefois  cependant  la  peinture  de 
quelque  grande  révolution  de  la  nature,  donne  à  la  musique 
instrumentale  une  occasion  raisonnable  de  briller.  Les  in- 


VIE  DE  HAYDN.  109 

struments,  ayant  une  échelle  plus  éleudue  que  la  voix,  de 
l'homme  et  une  grande  variété  de  sons,  peuvent  figurer  des 
choses  auxquelles  la  voix  ne  saurait  atteindre  :  ils  feront, 
par  exemple,  la  peinture  d'une  tempête,  celle  d'une  forêt 
troublée  la  nuit  par  les  hurlements  des  bêtes  féroces. 

Dans  l'opéra,  les  instruments  peuvent  donner  de  temps  en 
temps  ces  touches  énergiques,  claires  et  caractéristiques  qui 
raniment  toute  la  composition  ;  par  exemple,  dans  le  Ma- 
riage secret,  le  trait  de  Forchestre,  dans  le  quatuor  du  pre- 
mier acte,  après  ces  mots  : 

■^  Cosi  un  poco  il  suo  orgolio, 

Haydn,  accoutumé  à  se  livrer  à  la  fougue  de  son  imagina- 
tion, à  manier  l'orchestre  comme  Hercule  se  servait  de  sa 
massue,  obligé  de  suivre  les  idées  du  poète,  et  de  modérer 
son  luxe  instrumental,  se  trouve  comme  un  géant  enchaîné; 
c'est  de  la  musique  bien  faite  ;  mais  plus  de  chaleur,  plus 
de  génie,  plus  de  naturel  ;  cette  originalité  brillante  a  dis- 
paru, et,  chose  étonnante!  cet  homme  qui  vante  le  chant  à 
tout  propos,  qui  revient  sans  cesse  à  ce  précepte,  ne  met 
pas  assez  de  chant  dans  ses  ouvrages.  Je  crois  entendre  vos 
auteurs  à  la  mode  nous  vanter,  en  style  d'amphigouri,  la 
belle  simplicité  des  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV. 

Haydn  avoue  en  quelque  sorte  sa  médiocrité  en  ce  genre. 
Il  dit  que  s'il  avait  pu  passer  quelques  années  en  Italie,  en- 
tendre les  voix  délicieuses  et  étudier  les  maîtres  de  l'école 
de  Naples,  il  aurait  aussi  bien  fait  dans  l'opéra  que  dans  la 
musique  instrumentale  ;  c'est  ce  dont  je  doute  :  imagination 
et  sensibilité  sont  deux  choses.  On  peut  faire  le  cinquième 
livre  de  VÉnéide,  décrire  des  jeux  funèbres  avec  une  touche 


110  ŒUVRES  DE  STENDHAL 

brillante  et  majestueuse,  faire  combattre  Entelle  et  Darès,  et 
ne  savoir  pas  faire  mourir  Bidon  d'une  manière  vraisembla- 
ble et  touchante.  On  ne  voit  pas  les  passions  comme  un  cou- 
cher du  soleil.  Vingt  fois  par  mois,  à  Naples,  la  nature  pré- 
sente de  superbes  couchers  du  soleil  aux  Claude  Lorrain  ; 
mais  où  Raphaël  a-t-il  pris  Texpression  de  la  Madonna  alla 
segfiiola  ?  Dans  son  cœur. 


VIE  DE   HAYDN.  111 


LETTRE    Xl\ 


Silzboiu-g,  le  21  mai  1809. 


Vous  désirez,  mou  cher  Louis,  que  j'écrive  à  Naples  pour 
avoir  une  notice  sur  la  musique  de  ce  pays;  puisque  je  la 
cite  si  souvent,  dites-vous,  je  dois  vous  la  fiiire  connaître. 
Vous  avez  oui  dire  que  la  musique  devenait  plus  originale  à 
mesure  qu  on  avançait  dans  T espèce  de  botte  que  forme 
ITtalie  :  vous  aimez  la  douce  Parlhénope  qui  inspira  Virgile; 
vous  enviez  son  sort  :  f\\tigués  de  tempêtes  révolutionnaires, 
nous  voudrions  pouvoir  dire  : 

TUo  rae  Icmporenulcis  alebal 

Parlhénope,  sliidiis  florenlcm  ignobilis  oti. 

Eidiu,  vous  prétendez  que  la  musique  qu'on  y  faisait  du 


112  g:UVRES  de  STENDHAL.    ' 

temps  de  ce  bieulieureux  repos,  ayant  été  destinée  à  plaire 
à  des  Napolitains  et  ayant  si  bien  rempli  son  objet,  c'est  par 
un  homme  du  pays  qu'elle  doit  être  jugée. 

Ce  que  vous  désirez,  je  Tai  fait  depuis  longtemps.  Voici 
une  esquisse  de  la  musique  de  l'école  de  Naples,  qui  m'a  été 
fournie,  il  y  a  quelques  années,  par  un  grand  abbé  sec,  fou 
du  violoncelle,  et  habitué  du  théâtre  de  Saint-Charles,  où 
il  n'a  pas  manqué  une  représentation  depuis  quarante  ans,  je 
crois. 

Je  ne  suis  que  traducteur,  et  ne  change  rien  à  ses  juge- 
ments, qui  ne  sont  pas  les  miens  tout  à  fait.  Vous  remarque- 
rez qu'il  ne  parle  pas  de  Cimarosa;  c'est  qu'en  1805  il  ne 
fallait  pas  nommer  Cimarosa  à  Naples. 

Naples,  10  octobre  1805. 
Àmico  stimatissimo , 

c(  Naples  a  eu  quatre  écoles  de  musique  vocale  cl  instru- 
mentale ;  mais  il  n'en  existe  plus  aujourd'hui  que  trois,  où 
se  trouvent  environ  deux  cent  trente  élèves.  Ceux  de  chaque 
école  ont  un  uniforme  différent  :  les  élèves  de  Sainte-Marie 
de  Lorette  sont  en  blanc  ;  ceux  de  la  Pietà  en  bleu  turquin 
ou  bleu  de  ciel;  de  là  vient  qu'on  les  appelle  Turchini; 
ceux  de  Saint-Onu phre  sont  couleur  de  puce  et  blanc.  C'est 
de  ces  écoles  que  sont  sortis  les  plus  grands  musiciens  du 
monde;  chose  naturelle,  notre  pays  est  celui  où  l'on  aime  le 
mieux  la  musique.  Les  grands  compositeurs  que  Naples  a 
produits  vécurent  vers  le  commencement  du  dix-huitième 
siècle. 

«  Il  est  naturel  de  distinguer  les  chefs  d'école  qui  ont  pro- 


VIE  DE  HAYDN.  113 

duit  (les  révoliUioiiS  dans  tome  la  musique  de  ceux  qui  n  ont 
cultivé  qu'un  seul  genre  de  composition. 

«  Parmi  les  premiers,  nous  mettrons,  avant  tous  les  au- 
tres, Alexandre  Scarlatti,  qui  doit  être  considéré  comme  le 
fondateur  de  l'art  musical  moderne,  puisqu'on  lui  doit  la 
science  du  contre-point.  11  était  de  Messine,  et  mourut  vers 
1725. 

fi  Porpora  mourut  pauvre,  à  quatre-vingt-dix  ans,  vers 
1770.  Il  a  donné  au  théâtre  un  grand  nombre  d'ouvrages  qui 
sont  regardés  comme  des  modèles.  Ses  cantates  leur  sont 
encore  supérieures. 

«  Léo  fut  son  disciple,  et  surpassa  son  maître.  Il  mourut 
à  quarante-deux  ans,  en  1745.  Sa  manière  est  inimitable; 
Tair  : 

Misero  pargoletto  ', 
de  béinophon,  est  un  chef-d'œuvre  d'expression. 

'  Ceilf;  silualion  est  une  des  plus  louchantes  du  thcàlre  de  Métastase, 
et  Léo  l'a  rendue  divinement.  Timanlc,  jeune  prince  qui  se  croit  fils 
du  farouche  Démophon,  roi  d'Epiie,  est  marié  secrètement  depuis 
deux  ans  à  Dircéc;  il  en  a  un  fils.  Démophon  découvre  ce  mariage,  et 
trouve  dans  les  lois  de  son  royaume  le  moyen  de  les  faire  périr  tous 
deuï  ;  on  les  conduit  à  la  mort  ;  mais  son  âme  cruelle  est  touchée  par 
les  prières  du  peuple:  il  l(2ur  pardonne.  Au  moment  où  Timante  vole 
dans  les  bras  de  Dircce,  un  ami  fidèle  lui  donne  la  preuve  évidente 
que  Dircée  est  fille  de  Démophon. 

Plein  d'horreur  pour  le  crime  involontaire  dont  il  s'est  rendu  cou- 
pable en  épousant  sa  sœur,  au  désespoir  d'être  obligé  de  renoncer  à 
Dircée,  il  voit  en  lui  un  nouvel  Œdipe,  il  demeure  immobile  et  plongé 
dans  une  sombre  horreur. 

Dircéc,  qui  ne  peut  comprendre  cette  étrange  froideur,  le  supplie 
de  parler,  au  nom  de  leur  amour;  son  horreur  redouble  :  elle  lui  pré- 


114  ŒLVUES  DE   STEiNUllAL. 

«  Fraiicesco  Durante  naquit  à  Grumo,  village  des  environs 
de  Naples.  La  gloire  de  rendre  facile  le  contre-point  lui  était 
réservée.  Je  regarde  comme  son  plus  bel  ouvrage  les  canta- 
tes de  Scarlatti  arrangées  en  duo. 

«  Nous  mettrons  au  premier  rang  des  musiciens  du  se- 
cond genre,  Vinci,  le  père  de  ceux  qui  ont  écrit  pour  le 
théâtre.  Son  mérite  est  de  réunir  Texpression  la  plus  vive  à 
une  profonde  connaissance  du  conlre-point.  Son  chef-d'œu- 

scntc  son  (ils,  en  le  suppliant  du  moins  de  jolcr  un  regard  sur  cet  en- 
fant qui  le  caresse  :  le  malheureux  Timante  ne  peut  plus  contenir  sa 
douleur;  il  emhrnsse  son  fils,  et  l'air  commence  : 

Misevo  paigoletlo, 
Il  tuo  destin  non  sai  : 
Ah!  mou  gli  dite  mai 
Quai  cra  il  gonit(>r. 

Conie  in  un  puato,  oh  Dio  ! 
Tulto  cauihiù  d'aspetto! 
Voi  foslc  il  niio  dilello, 
Voi  siclc  il  mio  tcrror. 

c'est-à-dire  : 

Trop  malheureux  cnfiuit, 
Tu  ignores  ton  destin  : 
Ah!  ne  lui  dites  jamais 
Quel  fut  son  triste  père. 

Grand  Dieu!  combien  en  un  inskuiL 
Tout  a  changé  d'aspect  pour  moi  ! 
Vous  fûtes  un  jour  le  bonheur  de  nui  vie, 
Et  vous  en  êtes  le  tourment. 

A  chique  répélilion  de  ces  paroles  que  Timanle  adresse  t^nitot  à 
son  fds,  tantôt  à  Dircée,  Léo  a  su  peindre  une  nouvelle  nuance  de 
son  profond  désespoir. 


VIE   DE   11  A  V  UN.  115 

vie  (islVArt(uc)'ce  de  Mélastaso.  11  mourut  on  175'2,  à  la 
fleur  de  Tàge,  et,  à  ce  qu'où  dit,  empoisonné  par  un  parent 
d'une  dame  romaine  qu'il  avait  aimée. 

«  Jean-Baptiste  Jesi  était  né  à  Pergola,  dans  la  Marche,  ce 
qui  le  fit  appeler  Pergolèse.  11  fut  élevé  dans  une  des  écoles 
de  Naples,  où  Durante  fut  son  maître,  et  il  mourut  à  vingt- 
cinq  ans,  en  1755.  Celui-ci  fut  un  vrai  génie.  Ses  ouvrages 
immortels  sont  le  Stabat  Mater,  l'air  Se  cerca  se  dice  de  VO- 
lympiade,  et  la  Servante  maîtresse,  dans  le  genre  bouffe.  Le 
P.  Martini  a  dit  que  Pergolèse  était  tellement  supérieur 
dans  ce  genre,  et  y  était  tellement  porté  par  la  nature,  qu'il 
y  a  des  motifs  bouffes  jusque  dans  le  Stabat  Mater.  En  gé- 
néral, sa  manière  est  mélancolique  et  expressive. 

«  liasse,  appelé  il  Sasso)ie,  fut  élève  d'Alexandre  Scar- 
lalti,  et  le  plus  naturel  des  compositeurs  de  son  temps. 

«  Jomelli  naquit  à  Averse,  et  mourut  en  1775.  Il  a  mon- 
tré un  génie  étendu.  Le  Miserere  ei  le  Benedictiis  sont  ses 
plus  beaux  ouvrages  dans  la  manière  noble  et  simple, 
VÀrmide  et  Ylphigénie,  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  pour  le 
théâtre.  Il  a  trop  aimé  les  instruments. 

«  David  Perez,  né  à  Naples,  et  qui  est  mort  vers  1790,  a 
composé  un  Credo  qui,  à  certaines  solennités,  se  chante 
encore  dans  l'église  des  pères  de  l'Oratoire,  où  l'on  va  l'en- 
tendre comme  original.  C'est  un  des  compositeurs  qui  ont 
soutenu  le  plus  tard  la  rigueur  d'un  contre-point.  Il  a  tra- 
vaillé avec  succès  pour  le  théâtre  et  pour  l'église. 

«  Traelta,  le  maître  et  le  compagnon  de  Sacchini  dans  le 
Conservatoire  de  Sainte-Marie  de  Lorette,  a  couru  la  même 
carrière  que  lui.  11  eut  plus  d'art  que  Sacchini,  qui  passe 
pour  avoir  eu  plus  de  génie.  Le  caractère  de  Sacchini  est 
une  facilité  pleine  de  gaieté.  On  distingue  parmi  ses  compo-^ 


116  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

allions  série  le  vécilalii  Bérénice  che  [ai?  avec  l'air  qui  le 

suit. 

«  Bach,  né  en  Allemagne,  fut  élevé  à  Naples.  On  Faime  à 
cause  de  la  tendresse  qui  anime  ses  compositions.  La  musi- 
que qu  il  fit  sur  le  duo 

Se  mai  più  sarô  geloso 

paraît  avec  avantage  dans  le  recueil  des  airs  que  les  pin  a 
excellents  maîtres  ont  composés  sur  ces  paroles.  On  pour- 
rait dire  que  Bach  a  particulièrement  réussi  à  exprimer  Ti- 
ronie. 

«  Tous  ces  musiciens  moururent  vers  1780. 

«  Piccini  a  été  le  rival  de  Jomelli  dans  la  manière  noble. 
On  ne  peut  rien  préférer  à  son  duo 

FiM  queste  ombre  mcstc,  o  caia  ! 

Peui-être  doit-on  le  regarder  comme  le  f  jndateur  du  théâtre 
buffa  actuel. 

«  Paisiello,  Gugliehni  et  Anfossi  sont  ceux  de  ses  disci- 
ples qui  ont  un  nom.  Mais,  malgré  leurs  ouvrages,  la  déca- 
dence de  la  musique  à  Naples  est  sensible  et  rapide  K 
Adieu.  » 

*  Époques  de  quelques  compositeurs  : 

Durante,  né  en  1695,  mon  en- 1755. 

Léo,  1694,  1745. 

Vinci,  1705,  1752. 

Hasse,  1705,  1785. 

Hœndel,  1084,  1759. 

Galuppi,  1703,  I7c^5. 


VJE  DE  HAYDN.  117 


Jomelli,  né 

on 

1714,  mort 

en  1774. 

Porpora, 

1685, 

1767. 

Benda, 

1714, 

««« 

Piccini, 

1728, 

1800. 

Sacchini, 

1735, 

1786. 

Paisiello, 

1741, 

— 

Guglielmi. 

1727, 

1804. 

Anfossi, 

1756, 

1775. 

Sarli, 

1750, 

1802. 

Zingarelli, 

1752, 

— 

Traetta, 

1758, 

1779  '. 

Ch.  Bach, 

1755, 

1782. 

Mayer,  né 

vers 

1760, 

Mosca,    né 

vers 

1775. 

*  Traelta,  artiste  profond  et  mélancolique,  excelle  dans  les  effets  pittores- 
ques et  sombres  de  l'harmonie.  Dans  sa  Sophonishe,  cette  reine  se  jette  entre 
son  époux  et  son  amant,  qui  veulent  combattre  :  «  Cruels,  leur  dit-elle, 
que  faites-vous?  Si  vous  voulez  du  sang,  frappez,  voilà  mon  sein,  m  Et, 
comme  ils  s'obstinent  à  sortir,  elle  s'écrie  :  «  Où  allez-vous?  Ah!  non!  » 
Sur  cal  Ah!  l'air  est  interrompu  :  le  compositeur,  voyant  qu'il  fallait  ici 
sortir  de  la  règle  générale,  et  ne  sachant  comment  exprimer  le  degré  de  voix 
que  l'actrice  devait  donner,  a  mis  au-dessus  delà  note  sol,  entre  deux  paren- 
hèses,  (vu  iirlo  francese^ 


118  (KUVIÎES   DK   STKNOHAL. 


LETTRR    XV 

Salzbourg,  25  mai  1809. 
3Ion  cher  ami, 

A  mon  dernier  voyage  en  Italie,  j'ai  encore  visité  la  petite 
maison  d'Arqua,  et  la  vieille  chaise  où  Pétrarque  était  assis 
en  écrivant  ses  triomphes.  Je  ne  passe  jamais  à  Venise  sans 
me  faire  ouvrir  le  magasin  qu'on  a  établi  dans  l'église  où 
notre  divin  Cimarosa  a  été  inhumé  en  1801. 

Vous  prendrez  donc  peut-être  quelque  intérêt  aux  détails, 
peu  intéressants  en  eux-mêmes,  que  j'ai  rassemblés  sur  la 
vie  de  notre  compositeur. 

En  marquant  rarrangemenl  d'une  des  journées  de  Haydn, 
depuis  son  entrée  au  service  du  prince  Esterhazy,  nous 
avons  déci'it  sa  vie  pendant  trente  aimées.  11  travaillait  con~ 


vu;    I)l<:    lIAYDiN.  119 

slammciil,  mais  il  Iravaillait  avec  peine,  ce  qui  cerlaincmenl 
n'était  pas  chez  lui  défaut  d'idées  ;  mais  la  délicatesse  de  son 
guût  était  très-difficile  à  contenter.  Une  symphonie  lui  coû- 
tait un  mois  de  travail,  une  messe  plus  du  double.  Ses 
brouillons  sont  pleins  de  passages  différents.  Pour  une  seule 
symphonie,  on  trouve  notées  des  idées  qui  suffiraient  à  trois 
ou  quatre.  C'est  ainsi  que  j'ai  vu  à  Ferrare  la  feuille  de  pa- 
pier sur  laquelle  TArioste  a  écrit,  de  seize  manières  diffé- 
rentes, la  belle  octave  de  la  Tempête  ;  et  ce  n'est  qu'à  la  fin 
de  la  feuille  qu'on  trouve  la  version  qu'il  a  préférée. 

Slcndon  le  nubi  un  tcnebroso  vélo,  etc. 

Comme  Haydn  le  disait  lui-même,  son  plus  grand  bonheur 
fut  toujours  le  travail. 

C'est  ainsi  que  l'on  peut  concevoir  l'énorme  quantité  d'ou- 
vrages qu'il  a  mis  au  jour.  La  société,  qui  vole  les  trois 
quarts  de  leur  temps  aux  artistes  vivant  à  Paris,  ne  lui  pre- 
nait que  les  moments  dans  lesquels  il  est  impossible  de  tra- 
vailler. 

Gluck,  pour  échauffer  son  imagination  et  se  transporter 
en  Aulide  ou  à  Sparte,  avait  besoin  de  se  trouver  au  milieu 
d'une  belle  prairie  :  là,  son  piano  devant  lui,  et  deux  bou- 
teilles de  Champagne  à  ses  côtés,  il  écrivait  en  plein  air  ses 
deux  Iphigénies,  son  Orphée  et  ses  autres  ouvrages. 

Sarti,  au  contraire,  voulait  une  chambre  vaste,  obscure, 
éclairée  à  peine  par  une  lampe  funèbre  suspendue  au  pla- 
fond; et  c'était  seulement  dans  les  moments  les  plus  silen- 
cieux de  la  nuit  qu'il  trouvait  les  pensées  musicales.  C'est 
ainsi  qu'il  écrivit  le  Medonte,  le  rondo 

Mia  speranza. 


420  ŒUVRES  DE  STENDHAL 

et  le  plus  bel  air  qu  on  connaisse,  je  veux  dire 

La  dolce  compagna. 

Cimarosa  aimait  le  bruit;  il  voulait  avoir  ses  amis  autour 
de  lui  en  composant.  C'est  en  faisant  des  folies  avec  eux  que 
lui  vinrent  les  Horaces  et  le  Mariage  secret,  c'est-à-dire  l'o- 
péra séria  le  plus  beau,  le  plus  riche,  le  plus  original,  et  le 
premier  opéra  buffa  du  théâtre  italien.  Souvent  en  une  seule 
nuit  il  écrivait  les  motifs  de  huit  ou  dix  de  ces  airs  char- 
mants, quil  achevait  ensuite  au  milieu  de  ses  amis.  Ce  fut 
après  avoir  été  quinze  jours  à  ne  rien  faire  et  à  se  promener 
dans  les  environs  de  Prague,  que  Tair  Priache  spimli  in  ciel 
Vaurora  lui  vint  lout  à  coup,  au  moment  où  il  y  songeait  le 
moins. 

Sacchini  ne  trouvait  pas  un  chant  s'il  n'avait  sa  maîtresse 
à  ses  côtés,  et  si  ses  jeunes  chats,  dont  il  admirait  toute  la 
grâce,  ne  jouaient  autour  de  lui. 

Paisiello  compose  dans  son  lit.  C'est  entre  deux  draps 
qu'il  a  trouvé  le  Barbier  de  Séville,  la  MoUnara  et  tant  de 
chefs-d'œuvre  de  grâce  et  de  facilité. 

La  lecture  d'un  passage  de  quelque  saint  père  ou  de  quel- 
que classique  latin  est  nécessaire  à  Zingarelli  pour  improvi- 
ser ensuite  en  moins  de  quatre  heures  un  acte  entier  de 
Pirro  ou  de  Roméo  et  Juliette.  Je  me  souviens  d'un  frère 
d'Anfossi,  qui  promettait  beaucoup  et  qui  mourut  jeune.  Il 
ne  pouvait  écrire  une  note  s'il  n'était  au  milieu  de  poulets 
rôtis  et  de  saucisses  fumantes. 

Pour  Haydn,  solitaire  et  sobre  comme  Newton,  ayant  au 
doigt  la  bague  que  le  grand  Frédéric  lui  avait  envoyée,  et 
qui,  disait-il,  était  nécessaire  à  son  imagination,  il  s'asseyait 


VIE  DK   HAYDN.  121 

à  son  piano,  et  après  quelques  instants  son  imagination 
planait  au  milieu  des  anges.  Rien  ne  le  troublait  à  Eisen- 
stadt;  il  vivait  tout  entier  à  son  art,  et  loin  des  pensées 
terrestres. 

Cette  existence  monotone  et  douce,  remplie  par  un  travail 
agréable,  ne  cessa  qu'à  la  mort  du  prince  Nicolas,  son  pa- 
tron, en  1789. 

Un  effet  singulier  de  cette  vie  retirée,  c'est  que  notre  com- 
positeur, ne  sortant  jamais  de  la  petite  ville,  apanage  de  son 
prince,  fut  le  seul  homme,  s'occupaut  de  musique  en  Eu- 
rope, qui  ignorât  pendant  longtemps  la  célébrilé  de  Joseph 
Haydn.  Le  premier  hommage  qu'on  lui  rendit  fut  original. 
Comme  si  c'était  un  sort  que  tous  les  ridicules,  en  fait  de 
musique,  naquissent  à  Paris,  Haydn  reçut  dun  amateur  cé- 
lèbre de  ce  pays-là  la  commission  de  composer  un  morceau 
de  musique  vocale.  En  même  temps,  pour  lui  servir  de  mo- 
dèle, on  joignait  à  la  lettre  des  morceaux  choisis  de  Lulh  ei 
de  Rameau.  On  juge  de  l'effet  que  cette  paperasse  dut  faire, 
en  1780,  sur  Haydn,  nourri  des  chefs-d'œuvre  de  Técole 
d'Italie,  qui  depuis  cinquante  ans  était  au  comble  de  sa 
gloire.  11  renvoya  les  morceaux  précieux,  en  répondant  avec 
une  simplicité  malicieuse,  «  qu'il  était  Haydn,  et  non  pas 
LuHi  et  Rameau  ;  que  si  l'on  voulait  de  la  musique  de  ces 
grands  compositeurs,  on  en  demandât  à  eux  ou  à  leurs  élè- 
ves ;  que,  quant  à  lui,  il  ne  pouvait  malheureusement  foire 
que  de  la  musique  de  Haydn.  » 

Un  parlait  de  lui  depuis  bien  des  années,  quand,  presque 
en  même  temps,  il  fut  invité  par  les  directeurs  les  plus  re- 
nommés des  théâtres  de  Naples,  de  Lisbonne,  Venise,  Lon- 
dres, Milan,  etc.,  à  composer  des  opéras  pour  eux.  Mais  l'a- 
mour du  repos,  un  attachement  bien  naturel  pour  son  prince, 

7. 


122  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

et  pour  sa  manière  de  vivre  méiliodique,  le  relinrent  eu  Hon- 
grie et  remportèrent  sur  son  désir  constant  de  passer  les 
monts.  Il  ne  serait  peut-être  jamais  sorti dEisenstadt,  si  ma- 
demoiselle Boselli  n'était  venue  à  mourir.  Haydn,  après  cette 
perte,  commença  à  sentir  du  vide  dans  ses  journées.  Il  ve- 
nait de  refuser  l'invitation  des  directeurs  du  concert  spiri- 
tuel de  Paris.  Après  la  mort  de  son  amie,  il  accepta  les  pro- 
positions d  un  violon  de  Londres,  nommé  Salomon,  qui 
dirigeait  dans  cette  ville  une  entreprise  de  concerts.  Salo- 
mon pensa  qu'un  homme  de  génie,  déniché  tout  exprès  pour 
les  amateurs  de  Londres,  mettrait  son  concert  à  la  mode.  Il 
donnait  vingt  concerts  par  an,  et  promit  à  Haydn  cent  se- 
quins  par  concert  (douze  cents  francs).  Haydn  ayant  accepté 
ces  conditions,  partit  pour  Londres  en  1790,  à  l'âge  de  cin- 
quante-neuf ans.  II  y  passa  plus  d'un  an.  La  musique  nou- 
velle qu'il  composa  pour  ces  concerts  fut  très-goûtée.  La 
bonhomie  dans  les  manières,  réunie  à  la  présence  certaine 
du  génie,  devait  réussir  chez  une  nation  généreuse  et  réflé- 
chie. Souvent  un  Anglais  s'approchait  de  lui  dans  la  rue,  le 
toisait  en  silence  de  la  tête  aux  pieds,  et  s'éloignait  en  di- 
sant :  «  Voilà  donc  un  grand  homme  !  » 

Haydn  racontait  avec  plaisir  beaucoup  d'anecdotes  de  son 
séjour  à  Londres,  lorsqu'il  contait  encore.  Un  lord,  passionné 
pour  la  musique,  à  ce  qu'il  disait,  vint  le  trouver  un  matin, 
et  lui  demanda  des  leçons  de  contre-point,  à  une  guinée  la 
leçon.  Haydn,  voyant  que  le  milord  avait  quelques  connais- 
sances en  musique,  accepte.  «  Quand  commençons-nous?  — 
Actuellement,  si  vous  voulez,  dit  le  lord  ;  »  et  il  tire  de  sa 
poche  un  quatuor  de  Haydn.  «  Pour  première  leçon,  re- 
prend-il, examinons  ce  quatuor,  et  dites-moi  le  pourquoi  de 
certaines  modulations,  et  de  la  conduite  générale  de  la  com- 


VIK    I)K   HAYDN.  \-lô 

posilion,  que  je  ne  puis  approuver  loialemenl,  parce  qu'elles 
sont  contraires  aux  principes.  » 

Haydn,  un  peu  surpris,  dit  qu'il  est  prêt  à  répondre.  Le 
lord  commence,  et  dès  les  premières  mesures  il  trouve  à  re- 
dire à  chaque  note.  Haydn,  qui  inventait  habituellement,  et 
qui  était  le  contraire  d'un  pédant,  se  trouvait  fort  embar- 
rassé, et  répondait  toujours  :  «  J'ai  fait  ceci,  parce  que  ça 
fint  un  bon  effet  ;  j'ai  i>lacé  ce  passage  ainsi,  parce  qu'il  fait 
bien.  »  L'Anglais,  qui  jugeait  que  ces  réponses  ne  prouvaient 
rien,  recommençait  ses  preuves,  et  lui  démontrait  par  bon- 
nes raisons  que  son  quatuor  ne  valait  rien.  «  Mais,  milord, 
arrangez  ce  quatuor  à  votre  fantaisie  ;  faites-le  jouer,  et 
vous  verrez  laqueHe  des  deux  manières  est  la  meilleure.  — 
Mais  pourquoi  la  vôtre,  qui  est  contraire  aux  règles,  peut- 
elle  être  la  meilleure  ?  —  Parce  qu'elle  est  la  plus  agréable.  » 
Le  lord  répliquait  ;  Haydn  répondait  du  mieux  qu'il  pouvait  ; 
mais  enfin,  impatienté  :  «  Je  vois,  milord,  que  c'est  vous 
qui  avez  la  bonté  de  me  donner  des  leçons,  et  je  suis  forcé 
de  vous  avouer  que  je  ne  mérite  pas  l'honneur  d'avoir  un 
tel  maître.  »  Le  partisan  des  règles  sortit,  et  est  encore 
étonné  qu'en  suivant  les  règles  à  la  lettre  on  ne  fasse  pas  in- 
failliblement un  }ïalrimonio  segreto. 

Un  marin  entra  un  matin  chez  Haydn  :  «  Vous  êtes 
M.  Haydn?— Oui,  monsieur.  —Vous  convient-il  de  me 
faire  une  marche  pour  égayer  les  troupes  que  j'ai  à  mon 
bord?  Je  vous  payerai  trente  guinées;  mais  il  me  faut  la 
marche  aujourd'hui,  parce  que  je  pars  demain  pour  Cal- 
cutta. »  Haydn  accepte.  Le  capitaine  de  vaisseau  sorti,  il 
ouvre  son  piano,  et  en  un  quart  d'heure  fait  la  marche. 

Ayant  des  scrupules  d'avoir  gagné  si  vite  une  somme  qui 
lui  semblait  très-forte,  il  rentre  de  bonne  heure  le  soir,  et 


124  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

fait  deux  autres  marches,  dans  le  dessein  de  laisser  le  choix 
au  capitaine,  et  ensuite  de  les  lui  offrir  toutes  les  trois  pour 
répondre  à  sa  générosité.  Au  point  du  jour  arrive  le  capi- 
taine? «  Eh  bien,  ma  marche?  —  La  voici.  —  Voulez-vous 
la  jouer  sur  le  piano  ?  »  Haydn  la  joue.  Le  capitaine,  sans 
ajouter  une  parole,  compte  les  trente  guinées  sur  le  piano, 
prend  la  marche,  et  s'en  va.  Haydn  court  après  lui,  et  l'arrête  : 
«  J'en  ai  fait  deux  autres,  lui  dit-il,  qui  sont  meilleures  ;  en- 
tendez-les, et  choisissez.  —  La  première  me  plaît,  cela  suf- 
fit. —  Mais  écoutez.  »  Le  capitaine  se  jette  dans  l'escalier 
et  ne  veut  rien  entendre.  Haydn  le  poursuit  en  lui  criant  : 
«  Je  vous  en  fais  cadeau.  »  Le  capitaine,  descendant  encore 
plus  vite,  répond  :  «  Je  n'en  veux  point.  —  Mais  entendez- 
les,  au  moins.  —  Le  diable  ne  me  les  ferait  pas  entendre.  » 

Haydn,  piqué,  sort  à  l'instant,  court  à  la  Bourse,  s'informe 
du  vaisseau  qui  va  partir  pour  les  Indes,  du  nom  de  celui 
.qui  le  commande;  il  fait  un  rouleau  des  deux  marches,  y 
ajoute  un  billet  poli,  et  envoie  le  tout  à  son  capitaine,  abord. 
Cet  homme  obstiné,  se  doutant  que  c'était  le  musicien  qui  le 
poursuivait,  ne  veut  pas  même  ouvrir  le  billet,  et  renvoie  le 
tout.  Haydn  mit  les  marches  en  mille  morceaux,  et  toute  sa 
vie  s'est  rappelé  la  figure  de  son  capitaine  de  vaisseau. 

Il  prenait  beaucoup  de  plaisir  à  nous  conter  sa  dispute 
avec  un  marchand  de  musique  de  Londres.  Un  matin,  Haydn, 
s'amusant  à  courir  les  boutiques,  selon  l'usage  anglais,  en- 
tre chez  un  marchand  de  musique  en  lui  demandant  s'il 
avait  de  la  musique  belle  et  choisie  :  «  Précisément,  répond 
le  marchand,  je  viens  d'imprimer  de  la  musique  sublime 
d'Haydn.—  Ah  !  pour  ceUe-là,  reprend  Haydn,  je  n'en  ai  que 
faire.  —  Comment,  monsieur,  vous  n'avez  que  faire  de  la 
musique  d'Haydn  !   et  qu'y   trouvez-vous  à  reprendre,  s'il 


VIE  DE  HAYDN.  12 

vous  plaîl?  —  Oh!  beaucoup  de  choses;  mais  il  esl  inutile 
d'en  parler,  puisqu'elle  ne  me  convient  pas  :  montrez-m'en 
d'autre.  »  Le  marchand,  qui  était  un  haydniste  passionné  : 
«  Non,  monsieur,  répond-il,  j'ai  de  la  musique,  il  est  vrai, 
mais  elle  n'est  pas  pour  vous  ;  »  et  il  lui  tourne  le  dos. 
Comme  llaydn  sortait  en  riant,  entre  un  amateur  de  sa  con- 
naissance, qui  le  salue  en  le  nommant.  Le  marchand,  qui  se 
retourne  à  ce  nom,  encore  plein  d'humeur,  dit  à  l'homme 
qui  entrait  :  «  Eh  bien,  oui,  M.  Haydn  !  voilà  quelqu'un  qui 
n'aime  pas  la  musique  de  ce  grand  homme.  »  L'Anglais  rit; 
tout  s'explique,  et  le  marchand  connaît  cet  homme  qui  trou- 
vait à  redire  à  la  musique  d'Haydn. 

Notre  compositeur,  à  Londres,  avait  deux  grands  plaisirs  : 
le  premier,  d'entendre  la  musique  de  Hccndel  ;  le  second, 
d'aller  au  concert  antique.  C'est  une  société  établie  dans  le 
but  de  ne  pas  laisser  perdre  la  musique  que  les  gens  à  la 
mode  appellent  ancienne  ;  elle  fait  exécuter  des  concerts  où 
l'on  entend  les  chefs-d'œuvre  des  Pergolèse,  des  Léo,  des 
Durante,  des  Marcello,  des  Scarlatti  ;  en  un  mol,  de  cette 
volée  d'hommes  rares  qui  parurent  presque  tous  à  la  fois 
vers  l'an  1730. 

Haydn  me  disait  avec  étonnement  que  beaucoup  de  ces 
compositions  qui  l'avaient  transporté  au  ciel  quand  il  les 
étudiait  dans  sa  jeunesse  lui  avaient  paru  beaucoup  moins 
belles  quarante  ans  plus  tard  :  «  Cela  me  fit  presque  le  triste 
effet  de  revoir  une  ancienne  maîtresse,  »  disait-il.  Etait-ce 
tout  simplement  l'effet  ordinaire  de  l'âge  avancé,  ou  ces 
morceaux  superbes  ne  faisaient-ils  plus  autant  de  plaisir  à 
notre  compositeur,  comme  ayant  perdu  le  charme  de  la  nou- 
veauté ? 

Haydn  fit  un  second  voyage  de  Londres  en  1794.  Gai  Uni, 


12G  QilUVRES   DE   STE.NDIIAL. 

entrepreneur  du  théâtre  (rUaymarket,  l'avait  engagé  pour 
composer  un  opéra  qu'il  voulait  donner  avec  la  pompe  la 
plus  riche  :  le  sujet  était  Orphée  pénétrant  aux  enfers.  Haydn 
commença  à  travailler  ;  mais  Gallini  trouva  des  difficultés  à 
obtenir  la  permission  d'ouvrir  son  théâtre.  Le  compositeur, 
qui  regrettait  son  chez-lui,  n'eut  pas  la  patience  d'attendre 
que  la  permission  fût  obtenue  :  il  quitta  Londres  avec  onze 
morceaux  de  son  Orphée,  qui  sont,  à  ce  qu  on  m'assure,  ce 
qu'il  a  fait  de  mieux  en  musique  de  théâtre,  et  il  revint  en 
Autriche,  pour  ne  plus  en  sortir. 

11  voyait  beaucoup  à  Londres  la  célèbre  Bilington,  dont  il 
était  enthousiaste.  11  la  trouva  un  jour  avec  Reynolds,  le  seul 
peintre  anglais  qui  ait  su  dessiner  la  figure  :  il  venait  de 
faire  le  portrait  de  madame  Bilington  en  sainte  Cécile  écou- 
tant la  musique  céleste ,  comme  c'est  l'usage.  Madame  Bi- 
lington montra  le  portrait  à  Haydn  :  «  11  est  ressemblant, 
dit-H,  mais  il  y  a  une  étrange  erreur.  —  LaqueHe?  reprend 
vivement  Reynolds. —  Vous  l'avez  peinte  écoutant  les  anges  ; 
il  aurait  faUu  peindre  les  anges  écoutant  sa  voix  divine.  » 
La  Bilington  sauta  au  cou  du  grand  homme.  C'est  pour  eHe 
qu'il  fit  son  Ariane  abandonnée,  qui  soutient  le  parallèle 
avec  celle  deBenda. 

Un  prince  anglais  chargea  Reynolds  de  faire  le  portrait 
d'Haydn.  Celui-ci,  flatté  de  cet  honneur,  se  rend  chez  le 
peintre  et  pose  ;  mais  l'ennui  le  gagne  :  Reynolds,  soigneux 
de  sa  réputation,  ne  veut  pas  peindre,  avec  une  phy^onomie 
d'idiot,  un  homme  connu  pour  avoir  du  génie  ;  il  remet  la 
séance  à  un  autre  jour.  Au  second  rendez-vous,  même  en- 
nui, même  manque  de  physionomie  ;  Reynolds  va  au  prince 
et  lui  raconte  son  accident.  Le  prince  trouve  un  stratagème  : 
il  envoie  chez  le  peintre  une  Allemande  très-jolie,  attachée 


VI  K    l)K    11  A  Y  UN.  127 

au  service  de  sa  mère.  Haydn  vient  poser  pour  la  Iroisièuie 
fois  ;  et,  au  moment  où  la  conversation  languit,  une  toile 
tombe,  et  la  belle  Allemande,  élégamment  drapée  avec  une 
étoffe  blanche,  et  la  tête  couronnée  de  roses,  dit  à  Haydn, 
dans  sa  langue  maternelle  :  «  0  grand  homme  !  que  je  suis 
heureuse  de  te  voir  et  d'être  avec  toi  !  »  llaydn,  ravi,  accable 
de  questions  l'aimable  enchanteresse  :  sa  physionomie  s'a- 
nime, et  Reynolds  la  saisit  rapidement. 

Le  roi  Georges  III,  qui  n'aima  jamais  d'autre  musique  que 
celle  de  Ilâendel,  ne  fut  pas  insensible  à  celle  d'Haydn  :  la 
reine  et  le  monarque  firent  un  accueil  distingué  au  virtuose 
allemand  ;  enfin,  Tuniversité  d'Oxford  lui  envoya  le  diplôme  de 
docteur,  dignité  qui,  depuis  l'an  1 400,  n'avait  été  conférée  qu'à 
quatre  personnes,  et  qu'Ha^ndel  lui-même  n'avait  pas  ob- 
tenue. 

Haydn,  devant,  d'après  l'usage,  envoyer  à  l'université  un 
morceau  de  musique  savante,  lui  adressa  une  feuille  de  mu- 
sique tellement  composée,  qu'en  la  Usant  à  commencer  par 
le  haut  ou  par  le  bas  de  la  page,  par  le  milieu  ou  à  rebours, 
enfin  de  toutes  les  manières  possibles,  elle  présente  toujours 
un  chant  et  un  accompagnement  corrects. 

11  quitta  Londres,  enchanté  de  la  musique  d'Hœndel ,  et 
avec  quelques  centaines  de  guinées  qui  lui  semblaient  un 
trésor.  En  revenant  par  TAllemagne,  il  donna  plusieurs  con- 
certs, et  pour  la  première  fois  sa  très-petite  fortune  reçut 
une  augmentation.  Les  appointements  quil  avait  de  la 
maison  Esterhazy  étaient  peu  considérables  ;  mais  la  bonté 
avec  laquelle  le  traitaient  les  membres  de  cette  auguste  fa- 
mille valait  mieux  pour  l'homme  qui  travaille  avec  son 
cœur  que  tous  les  salaires  possibles.  Il  avait  toujours  son 
couvert  mis  à  la  table  du  prince  ;  et,  lorsque  Son  Altesse 


128  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

donna  un  uniforme  aux  membres  de  son  orchestre,  Haydn 
reçut  l'habit  que  les  personnes  qui  viennent  faire  leur  cour 
au  prince,  à  Eisenstadt,  ont  coutume  de  porter.  C'est  par  une 
longue  suite  de  traitements  de  cette  espèce  que  les  grands 
seigneurs  autrichiens  s'attachent  tout  ce  qui  les  entoure  ; 
c'est  par  cette  modération  qu'ils  font  supporter  et  même  ché- 
rir des  privilèges  et  des  manières  qui  les  égalent  presque  aux 
têtes  couronnées.  La  hauteur  allemande  n'est  ridicule  que 
dans  les  relations  imprimées  des  cérémonies  publiques  ;  ob- 
servée dans  la  nature,  l'air  de  bonté  fait  tout  passer.  Haydn 
rapportait  quinze  mille  florins  de  Londres;  quelques  années 
après,  la  vente  des  partitions  de  la  Création  et  des  Quatre 
Saisons  lui  valut  une  somme  de  deux  mille  sequins  (vingt- 
quatre  mille  francs),  avec  laquelle  il  acheta  le  jardin  et  la 
petite  maison  où  il  loge,  au  faubourg  de  Gumpendorff,  sur  la 
route  de  Schoennbrunn  :  telle  est  sa  fortune. 

J'étais  avec  lui  à  cette  nouvelle  maison  lorsqu'il  reçut  la 
lettre  flatteuse  que  l'Institut  de  France  lui  écrivait  pour  lui 
annoncer  qu'il  avait  été  nommé  associé  étranger.  Haydn,  en 
la  lisant,  fondit  en  larmes  tout  d'un  coup,  et  jamais  il  ne 
montra  sans  attendrissement  cette  lettre  réellement  pleine 
de  cette  grâce  noble  que  nous  saisissons  beaucoup  plus  faci- 
lement que  les  autres  nations. 


VIE   DE  HAYDN.  129 


LETTRE   XVI 


S:iIzbourg-,  28  mai  180U. 

Venez,  mon  ami,  cet  Haydn  qui  fut  sublime  dans  la  musi- 
que instrumentale,  qui  ne  fut  qu'estimable  dans  l'opéra,  vous 
invile  à  le  suivre  dans  le  sanctuaire  où 

La  gloria  di  coliii  clie  tuUo  muove 

lui  inspira  des  cantiques  dignes  quelquefois  de  leur  objet. 

Rien  de  plus  justement  admiré,  et  en  même  temps  de  plus 
vivement  censuré  que  ses  messes;  mais,  pour  pouvoir  sentir 
ses  beautés,  ses  fautes,  et  les  raisons  qui  Ly  entraînèrent,  le 
moyen  le  plus  expédilif  est  de  voir  ce  qu'était  la  musique 
d'église  vers  Lan  1760. 

Tout  le  monde  sait  que  les  Hébreux  et  les  Gentils  mêlèrent 


150  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

la  musique  à  leur  culle  :  c'est  à  celte  association  que  nous 
devons  ces  mélodies  pleines  de  beauté  et  de  grandiose,  quoi- 
que privées  de  mesure,  que  nous  ont  conservées  les  chants 
grégorien  et  ambrosien.  Les  savants  établissent,  par  de 
bonnes  raisons,  que  ces  chants  dont  nous  avons  les  vestiges 
sont  les  mêmes  qui  servaient  en  Grèce  au  culte  de  Jupiter 
et  d'Apollon. 

Après  Guy  d'Arezzo,  qui  passe  pour  avoir  trouvé,  en  1032, 
les  premières  idées  du  contre-point,  on  Tinlroduisil  bientôt 
dans  la  musique  d'église  ;  mais  jusqu'à  l'époque  de  Pales- 
trina,  c'est-à-dire  vers  l'an  1570,  cette  musique  ne  fut  qu'un 
tissu  de  sous  harmonieux  presque  entièrement  privés  de  mé- 
lodie perceptible.  Dans  le  quinzième  siècle  et  la  première 
moitié  du  suivant,  les  maîtres,  pour  donner  de  l'agrément  à 
leurs  messes,  les  faisaient  sur  l'air  de  quelque  chanson  popu- 
laire; c'est  ainsi  que  plus  de  cent  messes  furent  composées 
sur  l'air  connu  de  la  chanson  de  YHomme  arme. 

La  bizarrerie  studieuse  du  moyen  âge  poussa  d'autres 
maîtres  à  composer  leur  musique  sacrée  à  coups  de  dés  : 
chaque  nombre  amené  ainsi  avait  des  passages  de  musique 
qui  lui  correspondaient.  Enfin  parut  Palestrina*  :  ce  génie 
immortel,  auquel  nous  devons  la  mélodie  moderne,  se  débar- 
rassa des  entraves  de  la  barbarie  :  il  introduisit  dans  ses 
compositions  un  chant  grave  à  la  vérité,  mais  continu  et 
sensible  ;  et  l'on  exécute  encore  de  sa  musique  à  Saint-Pierre 
de  Rome. 

Vers  le  milieu  du  seizième  siècle,  les  compositeurs  avaient 
pris  un  tel  goût  aux  fugues  et  aux  canons,  et  rassemblaient 
ces  ligures  d'une  manière  si  bizarre  dans  leur  musique  d'é- 

*  Ne  on  L'550,  iienf  ans  après  la  mort  Je  Raphat'l,  mort  rn  i59i. 


\1K    I)K    IIAVD.X.  ir.l 

gliso,  que  la  phipaii  du  temps  cette  musique  pieuse  était  ck- 
trêment  bouiïoniic.  Cet  abus  excitait,  depuis  longtemps,  les 
plaintes  des  licvols;  plusieurs  fois  on  avait  proposé  de  chas- 
ser la  musique  des  églises.  Enfin  le  pape  Marcel  II,  qui  ré- 
gnait en  1555,  était  au  moment  de  porter  le  décret  de  sup- 
pression, lorsque  Palestriiia  demanda  au  pape  la  permission 
de  lui  faire  entendre  une  messe  de  sa  composition  :  le  pape 
y  ayant  consenti,  le  jeune  musicien  fit  exécuter  devant  lui 
une  messe  à  six  voix,  qui  parut  si  belle  et  si  pleine  de  no- 
blesse, que  le  pontife,  loin  d'exécuter  son  projet,  chargea 
Paleslrina  de  composer  des  ouvrages  du  même  genre  pour  sa 
chapelle.  La  messe  doni  il  s'agit  existe  encore;  elle  est  con- 
nue sous  le  nom  de  messe  du  pape  Marceh 

Il  faut  distinguer  les  musiciens  grands  par  leur  génie  de 
ceux  qui  sont  grands  par  leurs  ouvrages.  Palestrina  et  Scar- 
latti  firent  faire  des  progrès  étonnants  à  l'art:  ils  ont  eu  peut- 
être  autant  de  génie  que  Cimarosa,  dont  les  ouvrages  don- 
nent immensément  plus  de  plaisir  que  les  leurs.  Que  n'eût 
pas  fait  Manlègne,  dont  les  ouvrages  font  rire  les  trois  quarts 
des  personnes  qui  les  voient  au  Musée,  si,  au  lieu  de  contri- 
buer à  l'éducation  du  Corrége,  il  fût  né  à  Parme  dix  ans  après 
ce  grand  homme?  Que  n'eût  pas  fait  surtout  le  grand  Léo- 
nard de  Vinci,  celui  de  tous  les  honnnes  que  la  nature  a 
peut-être  jamais  le  plus  favorisé,  lui  dont  l'àme  était  créée 
pour  aimer  la  beauté,  s'il  lui  eût  été  accordé  de  voir  les  ta- 
bleaux du  Guide  ? 

Un  ouvrier  en  peinture  ou  en  musique  surpasse  facilement 
aujourd  hui  Giotto  ou  Palestrina  ;  mais  où  ne  fussent  pas  allés 
ces  véritables  artistes  s'ils  eussent  eu  les  mêmes  secours  que 
l'ouvrier  notre  contemporain?  Le  Coriolan  de  M.  de  la  Harpe, 
pul>lié  du  temps  de  Malherbe,  eût  assuré  à  son  auteur  une  ré'- 


152  ŒUVRES   DE  STENDHAL, 

putation  presque  égale  à  celle  de  Racine.  Un  homme  né  avec 
quelque  talent  est  naturellement  porté  par  son  siècle  aupoin** 
de  perfection  où  ce  siècle  est  arrivé  :  Téducation  qu  il  a  reçue, 
le  degré  d'instruction  des  spectateurs  qui  lui  applaudissent, 
tout  le  conduit  jusque-là;  mais,  s'il  va  plus  loin,  il  devient 
supérieur  à  son  siècle,  il  a  du  génie;  alors  il  travaille  pour 
la  postérité,  mais  aussi  ses  ouvrages  sont  sujets  à  être  moins 
goûtés  de  ses  contemporains. 

On  voit  que  vers  la  fin  du  seizième  siècle  la  musique 
d'église  se  rapprochait  de  la  musique  dramatique.  Bientôt  on 
donna  aux  chants  sacrés  l'accompagnement  des  instruments. 

Enfin,  vers  1740,  pas  plutôt,  Durante  eut  l'idée  de  marquer 
le  sens  des  paroles  S  et  chercha  des  mélodies  agréables  qui 
rendissent  plus  frappants  les  sentiments  qu'elles  exprimaient. 
La  révolution  produite  par  cette  idée  si  naturelle  fut  générale 
au  delà  des  Alpes  ;  mais  les  musiciens  allemands,  fidèles  aux 
anciennes  pratiques,  conservèrent  toujours  dans  le  chant 
sacré  quelque  chose  de  la  rudesse  et  de  l'ennui  du  moyen 
âge.  En  Italie,  au  contraire,  le  sentiment  faisant  oublier 
les  bienséances,  la  musique  dramatique  et  la  musique 
d'église  ne  firent  bientôt  plus  qu'une  :  un.  Gloria  in  excelsis 
n'était  qu'un  air  plein  de  gaieté,  sur  lequel  un  amant  aurait 
fort  bien  pu  exprimer  son  bonheur  ;  un  Miserere,  une  plainte 
remplie  de  tendre  langueur. 

Les  airs,  les  duos,  les  récitatifs,  et  jusqu'aux  rondos  folâtres 
s'introduisirent  dans  les  prières.  Benoît  XIV  crut  détruire  le 
scandale  en  proscrivant  les  instruments  à  vent  :  il  ne  con- 
serva que  l'orgue;  mais  l'inconvenance  n'était  pas  dans  les 

*  Durante,  né  à  Naples  en  16U3,  élève  de  Scarlatti,  mort  en  1755, 
la  même  année  que  Montesquieu. 


vil-    hi:    liAVDN.  loi 

nstrunients,  elle  se  Uouvail  dans  le  genre  même  de  la  n)u- 
sique. 

Haydn,  qui  connut  de  bonne  heure  la  sécheresse  de  l'an- 
cienne musique  sacrée,  le  luxe  profane  que  les  Italiens  por- 
tent de  nos  jours  dans  le  sanctuaire,  et  le  genre  monotone 
et  sans  expression  de  la  musique  allemande,  vit  qu'en  faisant 
ce  qu'il  sentait  être  convenable,  il  se  créerait  une  manière 
entièrement  nouvelle  :  il  prit  donc  peu  ou  rien  de  la  musique 
de  théâtre;  il  conserva,  parla  solidité  de  l'harmonie,  une 
partie  de  Tair  grandiose  et  sombre  de  Tancienne  école  ;  il 
soutint,  par  tout  le  luxe  de  son  orchestre,  des  chants  solen- 
nels, tendres,  pleins  de  dignité  et  cependant  brillants  :  des 
grâces  et  des  fleurs  vinrent  adoucir  de  temps  en  temps  cette 
grande  manière  de  chanter  les  louanges  de  Dieu,  et  de  le 
remercier  de  ses  bienfaits. 

Il  n'avait  eu  de  précurseur  dans  ce  genre  que  Sanniiartini, 
ce  compositeur  de  Milan  dont  je  vous  ai  déjà  parlé. 

Si,  dans  une  de  ces  immenses  cathédrales  gothiques  quon 
rencontre  souvent  en  Allemagne,  par  un  jour  sombre  péné- 
trant à  peine  au  travers  de  vitraux  colorés,  vous  venez  à 
entendre  une  des  messes  d'Haydn,  vous  vous  sentez  d'abord 
troublé,  et  ensuite  enlevé  par  ce  mélange  de  gravité,  d'a- 
grément, d'air  antique,  d'imagination  et  de  piété  qui  les  ca- 
ractérise. 

En  1799  j'étais  à  Vienne,  malade  de  la  fièvre  ;  j'entends 
sonner  une  grand'messe  dans  une  église  voisine  de  ma  petite 
chambre  :  l'ennui  l'emporte  sur  la  prudence  ;  je  me  lève,  et 
vais  écouter  un  peu  de  musique  consolatrice.  Je  m'informe 
en  entrant  ;  c'était  le  jour  de  Sainte-Anne,  et  on  allait  exécuter 
une  messe  dlîaydn,  en  béfa, que  je  n'avais  jamais  entendue. 
Elle  commençait  à  peine  que  je  me  sentis  tout  ému,  je  me 


lôî  ŒUVRES   DE   STKiNDllAL. 

Irouvai  en  nage,  mou  mal  à  la  lôle  se  dissipa  :  je  sortis  de 
l'église  au  bout  de  deux  heures,  avec  une  hilarité  que  je  ne 
connaissais  plus  depuis  longtemps,  et  la  fièvre  ne  revint  pas. 
Il  me  semble  que  beaucoup  de  maladies  de  nos  femmes 
nerveuses  pourraient  être  guéries  par  mon  remède,  mais  non 
par  celte  musique  sans  effet  qu'elles  vont  chercher  dans  un 
concert  après  avoir  mis  un  charmant  chapeau.  Les  femmes 
toute  leur  vie,  et  nous-mêmes  tant  que  nous  sommes  jeunes, 
nous  ne  donnons  une  pleine  allcnlion  à  la  musique  qu'autant 
que  nous  l'entendons  dansTobscurité.  Dégagés  du  soin  de  pa- 
raître aimables,  n'ayant  plus  de  rôle  à  jouer,  nous  pouvons 
nous  laisser  aller  à  la  musique  :  or  des  dispositions  préci- 
sément contraires  sont  celles  qu'en  France  nous  portons  au 
concert  ;  c'est  même  une  des  circonstances  où  je  me  croyais 
obligé  d'être  le  plus  brillant.  Mais  qu'en  vous  promenant  le 
matin  à  Monceaux,  assis  seul  dans  un  bosquet  de  verdure, 
assuré  que  personne  ne  vous  voit,  et  tenant  un  livre,  vous 
soyiez  tout  à  coup  détourné  par  quelques  accords  dinsUu- 
menls  et  des  voix  parlant  d'une  maison  voisine,  vous  distin- 
guiez un  bel  air,  deux  ou  trois  fois  vous  voudrez  reprendre 
votre  lecture,  mais  en  vain  :  votre  cœur  sera  cnlin  tout  à  fait 
entraîné,  vous  tomberez  dans  la  rêverie;   et  deux  iieures 
après,  en  remontant  en  voilure,  vous  vous  sentirez  soulagé 
de  la  peine  secrète  qui  vous  rendait  malheureux  souvent 
sans  que  vous  vous  fussiez  bien  rendu  compte  à  vous-même 
de  la  nature  de  cette  peine  secrète;  vous  serez  attendri,  vous 
serez  prêt  à  pleurer  sur  voire  sort;  vous  serez  regrettant, 
et  ce  sont  les  regrets  qui  manquent  aux  malheureux  :  ils  ne 
croient  plus  le  bonheur  possible.  L'homme  qui  regrette  seul 
Lexislence  du  bonheur  dont  il  jouit  un  jour,  et  peu  à  peu 
il  croira  de  nouveau  possible  de  réalteindre  à  ce  bonheur* 


VIK   1)K    [lAVDiN.  155 

La  bonne  musique  ne  se  trompe  pas,  et  va  droit  au  Umd  de 
Tàme  chercher  le  chagrin  qui  nous  dévore. 

Dans  tous  les  cas  de  guérison  par  la  musique,  il  me  seui- 
l)le,  pour  parler  en  grave  médecin,  que  c'est  le  cerveau  qui 
réagit  fortement  sur  le  reste  de  l'organisation ^  11  faut  que  la 
musique  commence  par  nous  égarer  et  par  nous  faire  regar- 
der comme  possibles  des  choses  que  nous  n'osions  espérer. 
Un  des  traits  les  plus  singuliers  de  cette  folie  passagère,  et 
de  l'oubli  total  de  nous-même,  de  notre  vanité  et  du  rôle 
que  nous  jouons,  est  cekn  de  Senesino,  qui  devait  chanter 
sur  le  théâtre  de  Londres  un  vrai  rôle  de  tyran  dans  je  ne 
sais  quel  opéra  :  le  célèbre  Farinelli  chantait  le  rôle  du 
prince  opprimé.  Ils  connaissaient  tous  deux  Topera.  Farinelli, 
qui  faisait  une  tournée  de  concerts  en  province,  arrive  seule- 
ment quelques  heures  avant  la  représentation  ;  enfin  le  héros 
malheureux  et  le  tyran  cruel  se  voient  pour  la  première  fois 
sur  le  théâtre:  Farinelli,  arrivé  à  son  premier  air,  par  lequel 
il  demandait  grâce,  le  chante  avec  tant  de  douceur  et  d'ex- 
pression, que  le  pauvre  tyran,  tout  en  larmes,  lui  saule  au 
cou  et  l'embrasse  trois  ou  quatre  fois,  absolument  hors  de 
lui. 

Encore  une  histoire.  Dans  ma  première  jeunesse,  au  mi- 
lieu des  plus  grandes  chaleurs  de  Tété,  j'allai  une  fois  avec 
d'aulres  jeunes  gens  sans  soucis  chercher  la  fraîcheur  et 
l'air  pur  sur  une  des  hautes  montagnes  qui  entourent  le  lac 
Majeur,  en  Lombardie  :  arrivés,  au  point  du  jour,  au  milieu 
de  la  montée,  comme  nous  nous  arrêtions  pour  contempler 
les  îles  Borromées,  qui  se  dessinaient  à  nos  pieds  au  milieu 

'  On  se  sonl  bientôt  une  barre  à  restonnc  :  ce  sont  les  nerfs  du 
diaphrognic  qui  tonl  irrilcs. 


150  ŒU\U[:S-^DE   STENDHAL 

du  lac,  nous  sommes  environnes  par  un  grand  troupeau  de 
brebis  qui  sortaient  de  Tétable  pour  aller  au  pâturage.  Un  de 
nos  amis  qui  ne  jouait  pas  mal  de  la  flûte,  et  qui  portait  la 
sienne  partout,  la  sort  de  sa  poche  :  «  Je  vais,  dit-il,  faire  le 
Corydon  et  le  Mcnalque  ;  voyons  si  les  brebis  de  Virgile  re- 
connaîtront leur  pasteur.  »  Il  commence  :  les  brebis  et  les 
chèvres,  qui.  Tune  à  la  suite  de  l'autre,  s'en  allaient  le  mu- 
seau baissé  vers  la  montagne,  au  premier  son  de  la  flûte  sou- 
lèvent la  tête  :  toutes,  par  un  mouvement  général  et  prompt, 
se  tournent  du  côté  d'uù  venait  le  bruit  agréable  ;  peu  à  peu 
elles  entourent  le  musicien,  et  Técoutent  sans  remuer.  Il 
cesse  de  jouer,  les  brebis  ne  s'en  vont  pas.  Le  bâton  du  ber- 
ger intime  Tordre  d'avancer  à  celles  qui  se  trouvent  le  plus 
près  de  lui  :  celles-là  obéissent  ;  mais  à  peine  le  Auteur  re- 
commence-l-ilà  jouer,  que  ses  innocentes  auditrices  revien- 
nent Tentourer.  Le  berger  s'impatiente,  lance  avec  sa  hou- 
lette des  mottes  de  terre  sur  son  troupeau,  mais  rien  ne 
remue.  Le  Auteur  joue  de  plus  belle;  le  berger  entre  en  fu- 
reur, jure,  siffle,  bat,  lance  des  pierres  aux  pauvres  ama- 
teurs de  musique  :  ceux  qui  sont  atteints  par  les  pierres  se 
mettent  en  marche  ;  mais  les  autres  ne  remuent  pas.  Enfin 
le  berger  est  obligé  de  prier  notre  Orphée  de  cesser  ses  sons 
magiques  :  les  brebis  se  mettent  alors  en  route  ;  mais  efles 
s'arrêtaient  encore  de  loin,  toutes  les  fois  que  notre  ami  leur 
faisait  entendre  l'instrument  agréable.  L'air  joué  était  tout 
simplement  l'air  à  la  mode  de  l'opéra  qu'on  donnait  alors  à 
Milan. 

Comme  nous  mtisiquions  sans  cesse,  nous  fûmes  enchantés 
de  notre  aventure;  nous  raisonnâmes  toute  la  journée,  et 
nous  conclûmes  que  le  plaisir  physique  est  la  base  de  toute 
^"usique. 


VIE  DE  IIAVDX.  137 

Et  les  messes  de  Haydn  ?  Vous  avez  raison  ;  mais  que 
voulez-vous?  j'écris  pour  m'amuser,  et  il  y  a  longtemps  que 
nous  sommes  convenus  d'être  naturels  l'un  pourfautre. 

Les  messes  de  Ilaydn,  donc,  sont  inspirées  par  une  douce 
sensibilité  :  la  partie  idéale  en  est  brillante,  et  en  général 
pleine  de  dignité  ;  le  style  est  entlammé,  noble,  rempli  de 
beaux  développements;  les  Amen  et  les  Alléluia  respirent 
une  joie  véritable,  et  sont  d'une  vivacité  sans  égale.  Quel- 
quefois, quand  le  caractère  d'un  passage  serait  trop  gai  et 
trop  profane,  Haydn  le  rembrunit  par  des  accords  profonds 
et  ralentissants  qui  en  modèrent  la  joie  mondaine.  Ses  Agnus 
Dei  sont  pleins  de  tendresse  ;  voyez  surtout  celui  de  la  messe 
n"  4,  c'est  la  musique  du  ciel.  Ses  fugues  sont  de  premier 
jet;  elles  respirent  à  la  fois  le  feu,  la  dignité  et  l'exaltation 
d'une  âme  ravie. 

11  emploie  quelquefois  cet  artifice  qui  caractérise  les  ou- 
vrages de  Paisiello. 

11  choisit,  dès  le  commencement,  un  passage  agréable, 
qu'il  rappelle  dans  le  cours  de  l'ouvrage  :  souvent,  au  lieu 
d'un  passage,  ce  n'est  qu'une  simple  cadence.  11  est  in- 
croyable combien  ce  moyen  si  simple,  la  répétition  du  même 
trait,  sert  à  donner  au  tout  une  unité  et  une  teinte  religieuse 
et  touchante.  Vous  sentez  que  ce  genre  côtoie  la  monotonie  ; 
mais  les  bons  maîtres  l'évitent  :  voyez  la  Molinara,  voyez 
les  Deux  Journées,  de  Cherubini  ;  vous  remarquez  une  ca-  - 
dence  dans  l'ouverlure  de  ce  bel  ouvrage,  et  voire  oreille 
la  distingue  parce  qu'elle  a  quelque  chose  d'étranglé  et  de 
singulier  ;  elle  paraît  de  nouveau  dans  le  trio  du  premier 
acte,  ensuite  dans  un  air,  ensuite  dans  le  finale  ;  et  chaque 
fois  quelle  revient  s'augmente  le  plaisir  que  nous  avons  à 
l'entendre.  Le  passage  dominant  «a  sent  tellement  dans  la 


158  ŒUVKKS   DE   STK.NUII.U. 

Frascataua,  de  Paisiello,  qu'il  forme  à  lui  seul  tout  le  linale. 
Dans  les  messes  de  Haydn,  ce  irait  est  d'abord  à  peine  re- 
marqué à  cause  de  sa  grâce;  mais  ensuite,  à  chaque  fois 
qu'il  revient,  il  acquiert  plus  de  force  et  de  charmes. 

Voici  maintenant  le  plaidoyer  de  la  partie  adverse,  et  je 
vous  assure  que  ce  n  est  pas  l'énergie  qui  manque  aux  accu- 
sateurs de  Haydn.  Ils  l'accusent  d'abord  d'avoir  détruit  le 
genre  de  musique  sacrée  établi  et  adopté  par  tous  les  profes- 
seurs; mais  ce  genre  n'existait  déjà  plus  en  Italie,  et  en  Al- 
lemagne on  retournait  vers  le  bruit  monotone  et  surtout  sans 
expression  du  moyen  âge.  Si  la  monotonie  est  de  la  gravité, 
certainement  jamais  genre  ne  fut  plus  grave. 

Ou  ne  faites  pas  de  musique  à  l'église,  ou  admettez-y  la 
musique  véritable.  Avez-vous  défendu  à  Raphaël  de  mettre 
des  figures  célestes  dans  ses  tableaux  de  dévotion  ?  Le  char- 
mant Srttnf  Michel  du  Guide,  qui  donne  des  distractions  aux 
dévotes,  ne  se  voit-il  pas  toujours  dans  Saint-Pierre  de 
Rome?  Pourquoi  serait-il  défendu  à  la  musique  de  plaire? 
Si  l'on  veut  des  raisons  théologiques ,  l'exemple  des 
Psaumes  de  David  est  pour  nous  :  «  Si  le  psaume  gémit, 
dit  saint  Augustin,  gémissez  avec  lui;  sil  entonne  les 
louanges  de  Dieu,  et  vous  aussi  chantez  les  merveiRes  du 
Créateur.  » 

On  ne  doit  donc  pas  chanter  un  Alléluia  sur  l'air  d'un  Mi- 
serere. Là-dessus  les  maîtres  allemands  reculent  d'un  pas; 
ils  permettent  un  peu  de  variété  dans  le  chant,  mais  veulent 
que  l'accompagnement  soit  toujours  austère,  lourd  et  bruyant; 
ont-ils  tort?  Je  sais  qu'un  célèbre  médecin  de  Hanovre,  digne 
d'être  le  compatriote  des  Frédéric  II,  des  Catherine,  des 
Riengs,  des  Mozart,  me  disait  en  riant  :  «  L'Allemand  du 
commun  a  besoin  de  plus  d'efforts  physiques,  de  plus  de 


VU'    DK    HAYDN.  159 

mouvement,  déplus  de  bruit  pour  être  ému,  qu'aucun  autre 
citoyen  de  la  terre  ;  nous  buvons  trop  de  bière,  il  faut  nous 
écorcher  pour  nous  chatouiller  un  peu.  » 

Si  l'objet  de  la  musique,  à  Téglise  comme  ailleurs,  est  de 
donner  plus  de  force,  dans  le  cœur  des  spectateurs,  aux  sen- 
timents exprimés  par  les  paroles,  Haydn  a  atteint  la  perfec- 
tion de  son  art.  Je  défie  le  chrétien  qui  entend,  le  jour  de 
Pâques,  un  Gloria  de  ce  compositeur,  de  ne  pas  sortir  de 
Téglise  le  cœur  plein  d'une  sainte  joie,  effet  que  le  père  Mar- 
tini et  les  harmonistes  allemands  ne  veulent  pas  produire 
apparemment;  et  il  faut  avouer  qu'ils  n  ont  jamais  manqué 
à  leur  projet. 

Si  ces  messieurs  ont  tort  dans  raccusation  principale  in- 
tentée à  Haydn,  ils  ont  raison  dans  quelques  détails;  mais  le 
Corrége  aussi,  en  cherchant  la  grâce,  est  tombé  une  ou  deux 
fois  dans  l'affectation  de  la  grâce.  Voyez  au  Musée  cette  di- 
vine Madonna  alla  srodella.  Les  jours  où  vous  aurez  de  l'hu- 
meur, vous  trouverez  affecté  le  mouvement  de  l'ange  qui 
attache  l'âne  de  Joseph  ;  dans  des  jours  plus  heureux,  cet 
ange  vous  paraîtra  charmant.  Les  fautes  de  Haydn  sont  quel- 
quefois plus  positives  ;  dans  un  Doua  nobis  pacem  d'une  de 
ses  messes,  on  trouve  pour  passage  principal  et  souvent  ré- 
pété, ce  badinage  en  tempo  presto  : 


Dans  un  de  ses  Benedictus,  après  plusieurs  jeux  d'orches- 
tre, revient  souvent  cette  pensée,    et  toujours  en  tempo 

allegro  : 


140 


ŒUVRES  DE   STENDHAL. 


La  même  idée  précisément  se  trouve  dans  une  aria  huffa 
d'Anfossi,  et  y  fait  un  très-bon  effet,  parce  qu'elle  est  bien 
placée. 

Il  a  écrit  des  fugues  en  tempo  di  sestupla,  qui,  dès  que  le 
mouvement  devient  vif,  sont  absolument  du  style  bouffon. 
Quand  le  pécheur  repentant  pleure  ses  faules  au  pied  de 
l'autel,  souvent  Haydn  peint  le  charme  de  ces  péchés  trop 
séducteurs,  au  lieu  d'exprimer  le  repentir  du  chrétien.  Il 
emploie  quelquefois  le  mouvement  de  5/4  et  de  5/8,  qui  rap- 
pellent facilement  à  l'auditeur  la  valse  et  la  contredanse. 

C'est  choquer  les  principes  physiques  du  chant.  Cabanis 
vous  dira  que  la  joie  accélère  le  mouvement  du  sang,  et  veut 
le  temps  presto;  la  tristesse  abat,  ralentit  le  cours  des  hu- 
meurs, et  nous  porte  au  tempo  largo;  le  contentement  veut 
le  mode  majeur;  la  mélancolie  s'exprime  par  le  mode  mi- 
neur :  cette  dernière  vérité  est  le  fondement  des  styles  de 
Cimarosa  et  de  Mozart. 

Haydn  s'excusait  de  ces  erreurs,  que  sa  raison  reconnais- 
sait bien  pour  telles,  en  disant  que  quand  il  pensait  à  Dieu  il 
ne  pouvait  se  le  figurer  que  comme  un  être  infiniment  grand 
et  infiniment  bon.  Il  ajoutait  que  cette  dernière  des  qualités 
divines  le  remplissait  tellement  de  confiance  et  de  joie,  qu'il 
aurait  mis  en  tempo  allegro  jusqu'au  Miserere. 

Pour  moi,  je  trouve  ses  messes  un  peu  trop  en  style  alle- 
mand, je  veux  dire  que  les  accompagnements  sont  souvent 
trop  chargés,  et  nuisent  un  peu  à  l'effet  du  chant. 

EHes  sont  au  nombre  de  quatorze  :  quelques-unes,  com- 


VIE   DE   HAYDN.  141 

posées  dans  les  moments  de  la  guerre  de  sept  ans,  les  plus 
malheureux  pour  la  maison  d'Autriche,  respirent  une  ardeur 
vraiment  martiale  ;  elles  ressemblent,  en  ce  sens,  aux  chan- 
sons sublimes  que  vient  d'improviser,  en  1809,  à  rapproche 
de  l'armée  française,  le  célèbre  poète  tragique  Collin. 


142  ŒUVRES   DE   STEÎSDHAE. 


LETTRE   XVII 


Salzbourg,  le  50  mni  1809. 

Mofi  cher  Louis, 

11  me  restait  à  vous  parler  de  la  Création.  C'est  le  plus 
grand  ouvrage  de  notre  compositeur;  c'est  le  poëme  épique 
de  la  musique.  Vous  saurez  que  j'ai  fait  confidence  des  épî- 
ires  que  je  vous  écris  à  une  de  mes  amies  de  Vienne,  réfugiée 
dans  ces  montagnes,  ainsi  que  plusieurs  des  premières  fa- 
milles de  celte  malheureuse  ville.  Le  secrétaire  de  celle 
amie  transcrit  mes  lettres,  et  m'évite  ainsi  le  plus  grand  des 
ennuis,  selon  moi,  qui  est  de  revenir  deux  fois  sur  les 
mêmes  idées.  Je  lui  disais  que  je  serais  obligé  de  sauter  à 
pieds  joints  la  Création,  que  je  nai  entendue  qu'une  ou  deux 
fois  :  «  Eh  bien  !  m'a-l-elle  répondu,  c'est  moi  qui  ferai  celte 


VIK   DE   HAYDN.  143 

lettre  à  votre  ami  de  Paris.  »  Comme  je  lui  faisais  quelques 
petites  objections  de  politesse  :  «  Me  croyez-vous  donc  inca- 
pable d'écrire  à  un  aimable  Parisien  qui  vous  aime,  vous  et 
la  musique?  Allez,  monsieur,  vous  corrigerez  tout  au  plus 
dans  ma  lettre  quelques  fautes  de  langue  ;  mais  tâchez  de  ne 
pas  trop  gâter  mes  idées,  voilà  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande. » 

Comme  vous  voyez,  ce  préambule  est  une  trahison.  Ne 
manquez  pas  de  me  répondre  à  Toccasion  de  la  lettre  sur  la 
Création ,  et  surtout  critiquez  impitoyablement  :  dites-moi 
que  mon  style  est  efféminé,  que  je  me  perds  dans  de  petites 
idées,  que  je  vois  des  effets  qui  n'ont  jamais  existé  que  dans 
ma  tête  :  surtout  répondez  promptement,  pour  éviter  toute 
idée  d'accord  entre  nous.  Vos  critiques  nous  vaudront  ici 
des  accès  de  vivacité  charmants. 


144  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


LETTRE   XVITI 


Salzbourg,  le  51  mai  1809. 

Nous  nous  plaignons  toujours,  mon  cher  ami,  de  venir 
trop  tard,  de  n'avoir  plus  qu'à  admirer  des  choses  passées, 
de  n'être  contemporains  de  ri§n  de  grand  dans  les  arts.  Mais 
les  grands  hommes  sont  comme  les  sommets  des  Alpes  :  êtes- 
vous  dans  la  vallée  de  Chamouny,  le  mont  Blanc  lui-même, 
au  milieu  des  sommets  voisins  couverts  de  neige  comme  lui, 
ne  vous  semble  qu'une  haute  montagne  ordinaire  ;  mais 
quand,  de  retour  à  Lausanne,  vous  le  voyez  dominer  tout  ce 
qui  l'entoure;  quand,  de  plus  loin  encore,  du  milieu  des 
plaines  de  France,  lorsque  toutes  les  montagnes  ont  disparu, 
vous  apercevez  toujours  à  T horizon  cette  masse  énorme  et 
blanche,  vous  reconnaissez  le  colosse  de  Tancien  monde. 
Comment  avez-vous  senti  en  France  tout  le  génie  de  Molière, 


VIE  DE  HAYDN.  145 

hommes  vulgaires  que  vous  êtes?  uniquement  par  1  expé- 
rience, et  en  voyant  qu'après  cent  cinquante  ans  il  s'élève 
encore  seul  à  l'horizon.  Nous  en  sommes,  pour  la  musique» 
où  l'on  en  était  à  Paris,  pour  la  littérature,  à  la  fin  du  siècle 
de  Louis  XIV.  La  constellation  des  grands  hommes  vient  seu- 
lement de  se  coucher. 

Aucun  d'eux  n'a  produit,  dans  le  genre  académique,  d'ou- 
vrage plus  célèbre  que  la  Création,  qui  peut-être  ira  à  la 
postérité. 

Je  pense  que  le  Stabat  Mater  et  un  intermède  de  Pergo- 
lèse,  la  Buona  Figliuola  et  la  Didon  de  Piccini,  le  Barbier  de 
Séville  et  la  Frascataua  de  Paisiello,  \eMatrimonio  segreto  et 
les  Horaces  de  Cimarosa,  le  Don  Juan  et  le  Figaro  de  Mo- 
zart, le  Miserere  de  Jomelli,  et  quelques  autres  pièces  eu 
petit  nombre,  lui  tiendront  fidèle  compagnie. 

Vous  allez  voir,  mon  cher  ami,  ce  que  nous  admirons  à 
Vienne  dans  cet  ouvrage.  Songez  bien  qu'autant  mes  idées 
seraient  claires  si  vous  et  moi  causions  à  côté  d'un  piano, 
autant  je  crains  qu'elles  le  soient  peu,  envoyées  par  la  poste 
de  Vienne  à  Paris,  à  ce  Paris  dédaigneux  qui  croit  que  ce 
qu'il  n'entend  pas  sur-le-champ  et  sans  effort  ne  vaut  pas 
la  peine  d'être  compris  ;  c'est  tout  simple  :  obligés  de  con- 
venir que  celui  qui  vous  écrit  est  un  sot,  ou  que  vous  n'avez 
par  tout  l'esprit  possible,  vous  n'hésitez  pas. 

Haydn,  longtemps  avant  de  s'élever  à  la  Création,  avait 
composé  (en  1774)  un  premier  oratorio  intulé  Tobie,  œuvre 
médiocre,  dont  deux  ou  trois  morceaux  seulement  annon- 
cent le  grand  maître.  Vous  savez  qu'à  Londres  Haydn  fut 
frappé  de  la  musique  de  Hœndel  :  il  apprit  dans  les  ouvrages 
du  musicien  des  Anglais  l'art  d'être  majestueux.  Me  trouvant 
un  jour  à  côté  de  lui  chez  le  prince  wSchwarlzemberg  pen- 


140  OEUVRES  DE  STENDHAL, 

daiit  qu'on  exéculait  le  Messie  de  IL^ndel,  comme  j'admirais 
un  des  chœurs  sublimes  de  cet  ouvrage,  Haydn  me  dit  tout 
pensif  :  «  Celui-là  est  le  père  de  tous.  » 

Je  suis  convaincu  que  s'il  n  eût  pas  étudié  lliendel,  Haydn 
n'eût  pas  fait  la  Création  :  son  génie  fut  enflammé  par  celui 
de  ce  maître.  Tout  le  monde  a  reconnu  ici  que,  depuis  son 
retour  de  Londres,  il  eut  plus  de  grandiose  dans  les  idées; 
enfin,  il  s'approcha,  autant  qu  il  est  donné  à  un  génie  hu- 
main, de  Tinapprochable  but  de  ses  chants.  Hœndel  est  sim- 
ple :  ses  accompagnements  sont  écrits  à  trois  parties  seule- 
ment ;  mais,  pour  me  servir  d'une  phrase  napolitaine  adoptée 
par  Gluck,  il  n'y  a  pas  une  note  ehe  non  tiri  sangiie.  Hitndel 
se  garde  surtout  de  faire  un  usage  continuel  des  instru- 
ments à  vent,  dont  Iharmonie  si  suave  éclipse  même  la  voix 
humaine.  Cimarosa  n'a  employé  les  flûtes  que  dans  les  pre- 
miers morceaux  du  Mariage  secret  ;  Mozart,  au  contraire, 
s'en  sert  toujours. 

On  croyait  avant  Haydn  que  l'oratorio,  inventé  en  1550 
par  saint  Philippe  Neri,  pour  réveiUer  la  ferveur  dans  Rome 
un  peu  profane,  en  attachant  les  sens  par  Tintérêt  du  drame 
et  par  une  innocente  volupté,  avait  atteint  la  perfection  dans 
les  mains  de  Marcello,  de  Hasse  et  de  Hœndel,  qui  en  écri- 
virent un  si  grand  nombre  et  de  si  sublimes.  La  Destruetion 
de  Jérusalem,  de  Zingarelli,  qu'on  vous  donne  à  Paris,  et 
qui  vous  plaît  encore,  quoique  indignement  mutilée,  n'est 
déjà  plus  un  véritable  oratorio.  Un  morceau  vraiment  pur  en 
ce  genre  doit  présenter,  comme  ceux  des  maîtres  que  je 
viens  de  citer,  le  mélange  du  style  grave  et  fugué  de  la  mu- 
sique d'église  et  du  style  clair  et  expressif  de  celle  de  théâ- 
tre. Les  oratorios  de  HiTendel  et  de  Marcello  ont  des  fugues 
presque  à  chaque  scène  ;  VVeigl  en  a  usé  de  même  dans  son 


Ml':   J)K    HAYDN.  117 

superbe  oratorio  de  la  Passion  :  les  Italiens  de  nos  jours,  au 
contraire,  ont  rapproché  extrêuienient  Toratorio  de  l'opéra. 
Haydn  voulut  suivre  les  premiers  ;  mais  ce  génie  ardent  ne 
pouvait  sentir  d'enthousiasme  qu'autant  qu'il  créait. 

Haydn  était  ami  du  baron  de  Van  Swielen,  bibliothécaire 
de  l'empereur,  homme  très-savant,  même  en  musique,  et 
qui  composait  assez  bien  '  ce  baron  pensait  que  la  musique, 
qui  sait  si  bien  exprimer  les  passions,  peut  aussi  peindre  les 
objets  physiques,  en  réveillant  dans  l'àme  des  auditeurs  les 
émotions  que  leur  donnent  ces  objets.  Les  hommes  admi- 
rent le  soleil  ;  donc,  en  peignant  le  plus  haut  degré  de  l'ad- 
miration, on  leur  rappellera  l'idée  du  soleil.  Celte  manière 
de  conclure  peut  paraître  un  peu  légère,  mais  M.  de  Van 
Swieten  y  croyait  fermement.  Il  fit  observer  à  son  ami  que, 
quoique  l'on  rencontrât  dans  les  œuvres  des  grands  maîtres 
quelques  traits  épars  de  ce  genre  descriptif,  cependant  ce 
champ  restait  tout  entier  à  moissonner.  Il  lui  proposa  d'être 
le  Delille  de  la  musique,  et  l'invitation  fut  acceptée. 

Du  vivant  de  Hœndel,  Milton  avait  fait  pour  ce  grand  com- 
positeur un  oratorio  intitulé  ia  Création  du  monde,  qui,  je 
ne  sais  pourquoi,  ne  fut  pas  mis  en  mii.,i(]nc.  L'xVnglais 
Lydley  tira  du  texte  de  Milton  un  second  oratorio;  et  enfin, 
lorsque  Haydn  quitta  Londres,  le  musicien  Salomon  lui 
donna  ces  paroles  de  Lydley.  Haydn  les  apporta  à  Vienne, 
sans  trop  songer  à  s'en  servir;  mais  M.  de  Van  Swieten, 
pour  donner  du  courage  à  son  ami,  non-seulement  traduisit 
en  aHemandle  texte  anglais,  m:iis  y  ajouta  des  chœurs,  des 
airs,  des  duos,  afin  que  le  taienl  du  maîire  trouvât  plus  d'oc- 
casions de  briller.  En  1795,  Haydn,  déjà  âgé  de  soixante- 
trois  ans,  entreprit  ce  grand  ouvrage  ;  il  y  travailla  deux 
années  entières.  Quand  ou  le  pressait  de  finir,  il  répondait 


148  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

avec  traiiquillilé  :  «  J'y  mels  beaucoup  de  temps,  parce  que 
je  veux  quil  dure  beaucoup.  » 

Au  commeucemenl  de  1 798  roralorio  fui  terminé,  et  le 
carême  suivant  il  fut  exécuté,  pour  la  première  fois,  dans  les 
salles  du  palais  Schwarlzemberg,  aux  dépens  de  la  société 
des  dilellanti,  qui  l'avait  demandé  à  l'auteur. 

Qui  pourrait  vous  décrire  l'enthousiasme,  le  plaisir,  les 
applaudissements  de  cette  soirée?  Jy  étais,  et  je  puis 
vous  assurer  ne  m'être  jamais  trouvé  à  pareille  fête  : 
l'élite  des  gens  de  lettres  et  de  la  société  était  réunie  dans 
cette  salle,  très -favorable  à  la  musique;  Haydn  lui-même 
dirigeait  rorchestre.  Le  plus  parfait  silence,  l'attention  la 
plus  scrupuleuse,  un  sentiment  je  dirais  presque  de  religion 
et  de  respect  dans  toute  l'assemblée  :  telles  étaient  les  dis* 
positions  qui  régnaient  quand  partit  enfin  le  premier  coup 
d*archet.  L'attente  ne  fut  pas  trompée.  Nous  vîmes  se  dérou- 
ler devant  nous  une  longue  suite  de  beautés  inconnues  jus^ 
qu'à  ce  moment  :  les  âmes,  surprises,  ivres  de  plaisir  et 
d'admiration,  éprouvèrent  pendant  deux  heures  consécutives 
ce  quelles  avaient  senti  bien  rarement  :  une  existence  heu* 
reuse,  produite  par  des  désirs  toujours  plus  vifs,  toujours  re- 
naissants et  toujours  satisfaits. 

Vous  parlez  si  souvent  en  France  de  M.  Delillc  ei  du  genre 
descriptif,  que  je  ne  vous  demande  pas  d'excuse  pour  une 
digression  sur  la  musique  descriptive  ;  digressions  et  genre 
descriptif  se  tiennent  par  la  main  ;  ce  pauvre  genre  mourrait 
d'inanition  s'il  était  privé  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui. 

On  peut  faire  une  objection  plus  forte  à  la  musique  des- 
criptive. Quelque  mauvais  plaisant  peut  fort  bien  lui  dire.: 

Mais,  entre  nous,  je  crois  que  vous  n'existez  pas. 

Voltaire 


VIE  DE   HAYDN.  149 

Voici  les  raisons  de  ceux  qui  croient  à  ia  présence  réelle. 
Toul  le  monde  voit  que  la  musique  peut  imiter  la  nature  de 
deux  manières  :  elle  a  Timitation  physique  et  l'imitation  sen- 
timentale. Vous  vous  rappelez,  dans  les  ISo%%e  di  Figaro,  le 
tin  tin  et  le  clondon  par  lesquels  Suzanne  rappelle  si  plaisam- 
ment le  bruit  de  la  sonnette  du  comte  Almaviva,  donnant  à 
son  mari  quelque  bonne  longue  commission,  dans  le  duo 

Se  a  caso  madama, 
Ti  cliiama,  etc.; 

voilà  l  imitation  physique.  Dans  un  opéra  allemand,  un  ba- 
daud s'endort  sur  la  scène,  pendant  que  sa  femme,  qui  est 
à  la  fenêtre,  chante  un  duo  avec  son  amant  :  l'imitation  phy- 
sique du  ronflement  du  mari  forme  une  basse  plaisante  aux 
douceurs  que  l'amant  débite  à  la  femme  ;  voilà  encore  une 
imitation  exacte  de  la  nature. 

Cette  imitation  directe  amuse  un  instant,  et  ennuie  bien 
vite  :  au  seizième  siècle,  des  maîtres  italiens  faisaient  de 
ce  genre  facile  la  base  de  tout  un  opéra.  On  a  le  Podesta  di 
Coloniola,  où  le  maestro  Melani  a  mis  l'air  suivant,  pendant 
lequel  tout  Torchestre  ne  manque  pas  d'imiter  les  bêtes  qui 
y  sont  nommées  : 

Talor  la  granochiella  nel  pantano 
Per  allegrezza  canta,  quà,  quà,  là; 
Tribbia  il  grillo,  tri,  tri,  tri; 

L'agnelino  fa  bè,  bè; 
L'usignuolo,  chiù,  cliiù,  chiù  ; 
Ed  il  gai  curi  cbi,  chi. 

Les  savants  vous  diront  qu'un  peu  plus  anciennement  Aris- 
tophane avait  employé  sur  le  théâtre  ce  genre  d'imitation. 

9 


150  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Pour  Haydn,  il  en  a  usé  très-sobremenl  dans  la  Création  et 
dans  les  Quatre  Saisons  :  il  rend,  par  exemple,  divinement 
bien  le  roucoulement  des  colombes  ;  mais  il  résista  coura- 
geusement au  baron  descriptif,  qui  voulait  aussi  entendre  le 
cri  des  grenouilles. 

En  musique,  la  meilleure  des  imitations  physiques  est 
peut-être  celle  qui  ne  fait  qu'indiquer  l'objet  dont  il  est 
question,  qui  nous  le  montre  à  travers  un  nuage,  qui  se 
garde  bien  de  nous  rendre  avec  une  exactitude  scrupuleuse 
la  nature  telle  qu'elle  est  :  cette  espèce  d'imitation  est  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  dans  le  genre  descriptif.  Gluck  en  fournit 
un  exemple  agréable  dans  l'air  du  Pèlerin  de  la  Mecque,  qui 
rappelle  le  murmure  d'un  ruisseau  ;  Ha^ndel  a  imité  le  bruit 
tranquille  de  la  neige,  dont  les  flocons  tombent  doucement 
sur  la  terre  muette;  et  Marcello  a  surpassé  tous  ses  rivaux 
dans  sa  cantate  de  Calisto  changée  en  ourse  :  au  moment  où 
Junon  a  transformé  en  bêle  cruelle  cette  amante  infortunée, 
l'auditeur  frissonne  à  la  férocité  des  accompagnements  sau- 
vages qui  peignent  les  cris  de  l'ourse  en  fureur. 

C'est  ce  genre  d'imitation  que  Haydn  a  perfectionné.  Vous 
savez,  mon  ami,  que  tous  les  arts  sont  fondés  sur  un  certain 
degré  de  fausseté;  principe  obscur  malgré  son  apparente 
clarté,  mais  duquel  découlent  les  plus  grandes  vérités  :  c'est 
ainsi  que,  d'une  grotte  sombre,  sort  le  fleuve  qui  doit  arro- 
ser d'immenses  provinces.  Nous  en  parlerons  un  jour  plus 
au  long. 

Vous  avez  bien  plus  de  plaisir  devant  une  belle  vue  du 
jardin  des  Tuileries  qu'à  regarder  ce  même  jardin  fidèlement 
répété  dans  une  des  glaces  du  château  ;  cependant  le  spec- 
tacle fourni  par  la  glace  a  bien  d'autres  couleurs  que  le  ta- 
bleau, fût- il  de  Claude  Lorrain  :  les  personnages  y  ont  du 


VIE  DE  HAYDN.  151 

mouvemeul,  tout  y  est  plus  fidèle;  mais  vous  préférez  obsti- 
nément le  tableau.  L'artiste  habile  ne  s'éloigne  jamais  du 
degré  de  fausseté  qui  est  permis  à  Tart  qu'il  cultive;  il  sait 
bien  que  ce  n'est  pas  en  imilant  la  nature  jusqu'au  point  de 
produire  rillusion  que  les  arts  plaisent  :  il  fait  une  différence 
entre  ces  barbouillages  parfaits,  nommés  des  trompe-l'œil, 
et  la  Sainte  Cécile  de  Raphaél. 

Il  faut  que  Timitation  produise  l'effet  qui  serait  occasionné 
par  l'objet  imité,  s'il  nous  frappait  dans  ces  moments  heu- 
reux de  sensibilité  et  de  bonheur  qui  donnent  naissance  aux 
passions. 

Voilà  pour  l'imitation  physique  de  la  nature  par  la  mu- 
sique. 

L'autre  imitation,  que  nous  A]^\^e\\eïons  sentimenlale,  si  ce 
nom  n'est  pas  trop  ridicule  à  vos  yeux,  ne  retrace  pas  les 
choses,  mais  les  sentiments  quelles  inspirent.  L'air 

Dell  !  signore  ! 

de  Paolino  dans  le  Mariage  secret,  ne  peint  pas  précisément 
le  malheur  de  se  voir  enlever  sa  maîtresse  par  un  grand  sei- 
gneur, mais  il  peint  une  tristesse  profonde  et  tendre.  Les 
rôles  particularisent  celle  tendresse,  dessinent  les  contours 
du  tableau,  et  la  réunion  des  paroles  et  de  la  musique,  à 
jamais  inséparables  dans  nos  cœurs  dès  que  nous  les  avons 
entendues  une  fois,  forme  la  peinture  la  plus  vive  qu'il  ail 
été  donné  à  l'homme  passionné  de  tracer  de  ses  sentiments. 
Cette  musique,  ainsi  que  les  morceaux  passionnés  de  la 
Nouvelle  Héloïse,  ainsi  que  les  Lettres  d'une  religieuse  por- 
tugaise, peut  paraître  ennuyeuse  à  beaucoup  de  gens  •. 

On  peut  être  honnête  homme, 


152  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

et  ne  pas  la  goûter  ;  on  peut  avoir  cette  petite  incommodilé, 
et  être  d'ailleurs  un  homme  très-remarquable.  M.  Pitt,  je  le 
parierais,  n'avait  pas  une  haute  estime  pour  Tair 

Fra  mille  pcrigli, 

chanté  par  madame  Barilli  dans  les  yemici  generosi;  et  ce- 
pendant, si  j'ai  jamais  un  royaume  à  gouverner,  M.  Pitt  peut 
être  sûr  du  ministère  des  finances. 

Voulez-vous  me  passer  une  comparaison  bien  ridicule?  me 
promettez-vous  bien  sérieusement  de  ne  pas  rire?  C'est  une 
idée  allemande  que  je  vais  vous  présenter.  Je  lis  dans  Otlii- 
lie  ou  les  Affinités  électives  de  Gœthe  : 

FRAGMENT   d'uNE  LETTflE   d'oTHILIE. 

«  Le  soir  j'allai  au  spectacle  avec  le  capitaine  :  l'opéra 
commençait  plus  lard  que  dans  notre  petite  ville,  et  nous  ne 
pouvions  parler  sans  être  entendus.  Nous  nous  mîmes  insen- 
siblement à  examiner  les  figures  qui  étaient  autour  de  nous  ; 
j'aurais  bien  voulu  pouvoir  travailler  :  je  demandai  mon  sac 
au  capitaine,  il  me  le  donna,  mais  me  conjura  à  voix  basse 
de  ne  pas  prendre  mon  filet.  Je  vous  assure,  me  dit-il,  que 
travailler  dans  une  loge  paraîtra  ridicule  à  Munich  ;  cela  est 
bon  à  Lambach.  Je  tenais  déjà  ma  bourse  d'une  main,  et  de 
Tautre  la  petite  bobine  garnie  de  fil  d'or;  j'allais  travailler  : 
—  Tenez,  je  m'en  vais  vous  faire  une  histoire  sur  les  bobines 
garnies  de  fil  d'or,  me  dit  le  capitaine  alarmé.  —  Est-ce  un 
conte  de  fée?  —  Non  pas,  malheureusement. 

«  C'est  que  je  comparais,  malgré  moi,  la  sensibilité  de 
chacun  des  spectateurs  qui  nous  entourent  à  votre  petite 


VIE  DE  HAYDN.  153 

bobine  recouverle  de  fil  d'or  :  la  bobine  qui  est  dans  Tâme 
de  chacune  des  personnes  qui  ont  pris  un  billet,  est  plus  ou 
moins  garnie  de  fil  d'or  :  il  faut  que  Tenchanteur  Mozart  ac- 
croche, par  ses  sons  magiques,  le  bout  de  ce  fil;  alors  le 
possesseur  de  la  bobine  commence  à  sentir  :  il  sent  pendant 
que  se  dévide  le  fil  d'or  qui  est  sur  sa  bobine  ;  mais  aussi  il 
n'a  le  sentiment  que  le  compositeur  veut  mettre  en  lui  qu'au- 
tant de  temps  que  dure  ce  fil  précieux  :  dès  que  le  musicien 
peint  un  degré  d'émotion  que  le  spectateur  n'a  jamais  éprouvé, 
crac  !  il  n'y  a  plus  de  fil  d'or  sur  la  bobine,  et  ce  spectateur- 
là  s'ennuiera  bientôt.  Ce  sont  les  souvenirs  d'une  âmepasion- 
née  qui  garnissent  plus  ou  moins  la  bobine.  A  quoi  tout  le 
talent  de  Mozart  lui  sert-il  s'il  a  affaire  à  des  bobines  qui 
ne  soient  pas  garnies  ? 

«  Menez  Turcaret  au  Matrimonio  segreto  :  quoiqu'il  y  ait 
beaucoup  d'or  sur  son  habit,  il  n'y  a  guère  de  fil  d'or  sur  la 
petite  bobine  à  laquelle  nous  comparons  son  âme;  ce  fil  sera 
bientôt  épuisé,  et  Turcaret  s'ennuiera  des  gémissements  de 
Carolina  :  c'est  tout  simple  Que  trouverait-il  dans  ses  sou- 
venirs ?  quelles  sont  les  émotions  les  plus  vives  qu'il  ait 
senties?  Le  chagrin  de  se  trouver  compris  pour  une  grosse 
somme  dans  quelque  banqueroute  ;  le  malheur  de  voir  le 
beau  vernis  de  sa  berline  écorché  indignement  par  une  char- 
rette de  roulier  :  c'est  à  la  peinture  de  tels  malheurs  qu'il 
serait  sensible  ;  du  reste,  il  a  bien  dîné,  il  est  tout  joyeux, 
il  lui  faut  des  contredanses  :  sa  pauvre  femme,  au  con- 
traire, qui  est  à  côté  de  lui,  et  qui  a  perdu  un  amant  adoré 
dans  la  dernière  campagne,  arrive  au  spectacle  sans  plaisir; 
elle  cède  à  un  devoir  de  convenance;  elle  est  pâle,  son  œil 
ne  se  fixe  sur  rien  avec  intérêt  :  elle  n'en  prend  pas  d'abord 
un  fort  grand  à  la  situation  de  Carolina. 


154  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

«  La  fille  de  Geronimo  a  son  amant  auprès  d'elle;  il  vit, 
comment  saurait-elle  être  malheureuse?  La  musique  devient 
presque  importune  à  cette  âme  souffrante  qui  voudrait  ne 
pas  sentir.  Le  magicien  a  beaucoup  de  peine  à  accrocher  le 
petit  fil  d'or  ;  mais  enfin  elle  est  attentive,  son  œil  se  fixe 
et  devient  humide.  Le  profond  malheur  exprimé  par  l'air 

Deh  !  signore  ! 

commence  à  l'attendrir  ;  bientôt  ses  larmes  couleront  :  elle 
est  embarrassée  pour  les  cacher  à  son  gros  mari,  qui  est  sur 
le  point  de  s'endormir,  et  qui  trouverait  cet  attendrissement 
bien  bête.  Le  compositeur  mènera  cette  pauvre  âme  souf- 
frante où  il  voudra  :  il  lui  coûtera  bien  des  larmes  ;  le  fil 
d'or  ne  finira  pas  de  longtemps.  Voyez  ces  personnes  qui 
vous  entourent;  voyez- vous  dans  leurs  yeux...  Le  spectacle 
commença.  » 

Lorsque  la  musique  réussit  à  peindre  les  images,  le  silence 
d'une  belle  nuit  d'été,  par  exemple,  on  dit  qu'elle  est  pit- 
toresque. Le  plus  bel  ouvrage  de  ce  genre  est  la  Création 
d'Haydn,  comme  Don  Juan  ou  le  Matrimonio  sont  les  plus 
beaux  exemples  de  la  musique  expressive. 

La  Création  commence  par  une  ouverture  qui  représente 
le  chaos.  L'oreille  est  frappée  d'un  bruit  sourd  et  indécis,  de 
sons  comme  inarticulés,  de  notes  privées  de  toute  mélodie 
sensible;  vous  apercevez  ensuite  quelques  fragments  de 
motifs  agréables,  mais  non  encore  bien  formés,  et  toujours 
privés  de  cadence  ;  viennent  après  des  images  à  demi  ébau- 
chées, les  unes  graves,  les  autres  tendres  :  tout  est  mêlé  ; 
V agréable  et  le  fort  se  succèdent  au  hasard;  le  grand  touche 


VIE  DE  HAYDN.  155 

au  très-petit,  l'austère  et  le  riant  se  confondent.  La  réunion 
la  plus  singulière  de  toutes  les  figures  de  la  musique,  de 
trilles,  de  volâtes,  de  mordenti,  de  syncopes,  de  dissonances, 
peignent,  dit-on,  fort  bien  le  chaos. 

C'est  mon  esprit  qui  m'apprend  cela  :  j'admire  le  talent  de 
Tartisle;  je  reconnais  bien  dans  son  œuvre  tout  ce  que  je 
viens  de  dire  ;  je  conviens  aussi  que  peut-être  on  ne  pouvait 
faire  mieux  ;  mais  je  demanderais  toujours  au  baron  Van- 
Swieten  qui  eut  l'idée  de  cette  symphonie  :  «  Le  chaos  peut- 
il  se  peindre  en  musique?  Quelqu'un  qui  n'aurait  pas  le  mot 
reconnaîtrait-il  là  le  chaos?  »  J'avouerai  une  chose  avec  can- 
deur, c'est  que  dans  un  ballet  que  Vigano  a  fait  jouer  à 
Milan,  et  où  il  a  montré  Prométhée  donnant  une  âme  à  des 
êtres  humains  non  encore  élevés  au-dessus  de  la  brute,  cette 
musique  du  chaos  avec  le  commentaire  des  pas  de  trois 
charmantes  danseuses  exprimant,  avec  un  naturel  divin,  les 
premières  lueurs  du  sentiment  dans  l'âme  de  la  beauté  ;  j'a- 
vouerai, dis-je,  que  ce  commentaire  a  dévoilé  à  mes  yeux  le 
mérite  de  cette  symphonie;  je  la  comprends  aujourd'hui,  et 
elle  me  fait  beaucoup  de  plaisir.  La  musique  de  tout  le  reste 
du  Prométhée  me  parut,  à  côté  de  celle-ci,  insignifiante  et 
ennuyeuse. 

Avant  d'avoir  vu  le  ballet  de  Vigano,  qui  fit  courir  toute 
l'Italie,  je  me  disais  que,  dans  la  symphonie  du  chaos,  les 
thèmes  n'étant  pas  résolus,  il  n'y  a  pas  de  chant,  par  con- 
séquent pas  de  plaisir  pour  l'oreille,  par  conséquent  pas  de 
musique.  C'est  comme  si  l'on  demandait  à  la  peinture  de  re- 
présenter une  nuit  parfaite,  une  privation  totale  de  lumière. 
Une  grande  toile  carrée,  du  plus  beau  noir,  entourée  d'un 
cadre,  serait-elle  un  tableau  ? 

La  musique  reparaît  avec  tous  ses  charmes  dans  V Oratorio 


156  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

d'Haydn  quand  les  anges  se  mettent  à  raconter  le  grand  ou  ^ 
vrage  de  la  création.  Arrive  bientôt  ce  passage  qui  peint 
Dieu  créant  la  lumière  : 

Dieu  dit  un  seul  mot,  et  la  lumière  fut. 

11  faut  avouer  que  rien  n'est  d'un  plus  grand  effet.  Avant 
ce  mot  du  Créateur,  le  musicien  diminue  peu  à  peu  les  ac- 
cords, introduit  l'unisson  et  le  piano  toujours  plus  adouci  à 
mesure  qu'approche  la  cadence  suspendue,  et  foit  enfin 
éclater  celte  cadence  de  la  manière  la  plus  sonore  à  ces 
mots  : 

Voilà  le  jour. 

Cet  éclat  de  tout  l'orchestre  dans  le  ton  résonnant  de  ce 
sol  fa  ut,  accompagné  de  toute  l'harmonie  possible,  et  pré- 
paré par  cet  évanouissement  progressif  des  sons,  produisit 
vraiment  à  nos  yeux,  à  la  première  représentation,  Teffet  de 
mille  flambeaux  portant  tout  à  coup  la  lumière  dans  une 
caverne  sombre. 

Les  anges  fidèles  décrivent  ensuite,  dans  un  morceau  fn- 
giié,  la  rage  de  Satan  et  de  ses  complices,  précipités  dans  un 
abîme  de  douleurs,  et  par  la  main  de  celui  qu'ils  détestent. 
Ici  Millon  a  un  rival.  Haydn  répand  à  profusion  tout  le  dis- 
gracieux du  ^enre  enharmonique,  l'horreur  des  dissonances, 
le  jeu  des  modulations  étranges  et  des  accords  de  septième 
diminuée,  L'âprelé  des  paroles  ludesques  ajoute  encore  à 
l'horreur  de  ce  chœur.  On  frissonne,  mais  la  musique  se  met 
à  décrire  les  beautés  de  la  terre  nouvellement  créée,  la  fraî- 
cheur céleste  de  la  première  verdure  qui  para  le  monde,  et 
Tâme  est  enfin  soulagée.  Le  chant  que  Haydn  choisit  pour 


VIE  DE  HAYDN.  :  d57 

décrire  les  bosquets  du  jardin  d'Éden  pourrait  être,  il  est 
vrai,  un  peu  moins  commun.  11  fallait  là  un  peu  de  la  céleste 
mélodie  de  Técole  italienne.  Mais  cependant,  dans  la  répli- 
que, Haydn  le  renforce  avec  tant  d'art,  l'harmonie  qui  rac- 
compagne est  alors  si  noble,  ([u'il  faut  avoir  dans  Toreille  les 
chants  de  Sacchini  pour  sentir  ce  qui  peut  manquer  à  ce- 
lui-ci. 

Une  tempête  vient  troubler  le  séjour  délicieux  d'Adam  "tt 
de  sa  compagne  :  vous  entendez  mugir  les  vents  ;  la  foudre 
déchire  Toreille,  et  retentit  ensuite  au  loin  par  des  sons  pro- 
longés; la  grêle  frappe  les  feuilles  en  sautillant;  enfin  la 
neige,  tranquille  et  lente,  tombe  à  gros  flocons  sur  le  ter- 
rain muet. 

Des  flots  de  l'harmonie  la  plus  brillante  et  la  plus  majes- 
tueuse entourent  ces  peintures.  Les  chants  de  l'archange 
Gabriel,  qui  est  le  coryphée,  déploient  surtout  au  milieu  des 
chœurs  une  énergie  et  une  beauté  rares. 

Un  air  est  consacré  à  la  peinture  des  effets  des  eaux,  de- 
puis les  grandes  vagues  mugissantes  d'une  mer  agitée  jus- 
qu'au petit  ruisseau  qui  murmure  doucement  au  fond  de  sa 
vallée.  Le  petit  ruisseau  est  rendu  avec  un  bonheur  rare  ; 
mais  je  n'en  avoue  pas  moins  qu'un  air  consacré  à  peindre 
les  effets  des  eaux  est  quelque  chose  de  bien  bizarre,  et  qui 
ne  promet  pas  de  grands  plaisirs. 

Qu'on  demande  au  Corrége  le  tableau  d'une  nuit  complète, 
ou  d'un  ciel  inondé  de  lumière  en  tout  sens;  le  sujet  est  ab- 
surde, mais  conmie  il  est  le  Corrége,  il  y  fera  encore  entrer, 
malgré  cette  absurdité,  mille  petits  moyens  accessoires  de 
plaire,  et  son  ouvrage  sera  agréable. 

On  distingue  encore  dans  la  Création  quelques  points  bril- 
lants; par  exemple,  un  air  que  Haydn  aimait  beaucoup,  et 

9. 


158  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

qu'il  avait  refait  trois  fois  ;  il  doit  peindre  la  terre  se  cou- 
vrant d'arbres,  de  fleurs,  de  plantes  de  toute  espèce,  de  bau- 
mes odorants.  Il  fallait  un  air  tendre,  gai,  simple;  et  j'avoue 
que  j'ai  toujours  trouvé  dans  cet  air  chéri  de  Haydn  plus 
d'affectation  que  d'ingénuité  et  do  grâce. 

Cet  air  est  suivi  d'une  fugue  brillante  dans  laquelle  les 
anges  louent  le  Créateur,  et  où  Haydn  reprend  tous  ses  avan- 
tages. La  répétition  du  chant,  qui  est  l'essence  de  la  fugue, 
a  l'avantage  de  peindre  ici  l'empressement  des  anges  que 
l'amour  porte  à  chanter,  tous  en  même  temps,  leur  divin 
Créateur. 

Vous  passez  au  lever  du  soleil,  qui,  pour  la  première  fois, 
paraît  dans  toute  la  pompe  du  plus  beau  spectacle  qu'il  ait 
été  donné  à  l'œil  humain  de  contempler. 

Il  est  suivi  du  lever  de  la  hme,  qui  s'avance  sans  bruit  au 
milieu  des  nuages,  et  vient  éclairer  les  nuits  de  sa  lumière  ar- 
gentine. On  voit  qu'il  faut  sauter  une  journée  entière,  sans  cela 
le  lever  du  soleil  ne  peut  pas  être  suivi  du  lever  de  la  lune  ; 
mais  nous  sommes  dans  un  poëme  descriptif,  une  transition 
sauve  tout.  La  première  partie  finit  par  un  chœur  d'anges. 

On  trouve  un  charmant  artifice  d'harmonie  dans  la  stretta 
du  finale  de  cette  première  partie  de  la  Création.  Arrivé  à  la 
cadence,  Haydn  n'arrête  pas  l'orchestre,  comme  cela  lui  ar- 
rive quelquefois  dans  ses  symphonies  ;  mais  il  se  jette  dans 
des  modulations  montant  de  semi-ton  en  semi-ton.  Les  tran- 
sitions sont  renforcées  par  des  accords  sonores  qui,  à  cha- 
que mesure,  semblent  annoncer  cette  cadence  si  désirée  par 
Toreille,  et  toujours  retardée  par  quelque  modulation  plus 
inattendue  et  plus  belle.  L'étonnement  s'accroît  avec  l'impa- 
tience ;  et  quand  elle  arrive  enfin,  cette  cadence,  elle  est  sa- 
hiée  par  \m  applaudissement  général. 


VIE  DE  H\YDN.  159 

La  seconde  partie  s'ouvre  par  un  air  majestueux  dans  le 
commencement,  gai  ensuite,  et  tendre  sur  la  fin,  qui  décrit 
la  création  des  oiseaux.  Les  caractères  différents  de  cet  air 
indiquent  bien  Taigle  audacieux,  qui,  à  peine  créé,  semble 
quitter  la  terre  et  s'élancer  vers  le  soleil  ;  la  gaieté  de  l'a- 
louette ! 

C'est  toi,  jeune  alouette,  habitante  des  airs! 
Tu  meurs  en  préludant  à  tes  tendres  concerts. 

les  colombes  amoureuses,  et  enfin  le  plaintif  rossignol.  Les 
accents  du  chantre  des  nuits  sont  imités  avec  toute  la  fraî- 
cheur possible. 

Un  beau  trio  est  relatif  à  l'effet  que  l'immense  baleine 
produit  en  agitant  les  flots  que  sa  masse  énorme  sépare.  Un 
récitatif  très-bien  fait  nous  montre  le  coursier  généreux  qui 
hennit  fièrement  au  milieu  des  immenses  prairies  •  le  tigre 
agile  et  féroce  qui  parcourt  rapidement  les  forêts  et  glisse 
entre  les  arbres  ;  le  fier  lion  rugit  au  loin,  tandis  que  les 
douces  brebis,  ignorant  le  danger,  paissent  tranquillement. 

Un  air  plein  de  dignité  et  d'énergie  nous  annonce  la  créa- 
lion  de  Ihomme.  Le  mouvement  d'harmonie  qui  répond  à 
ces  paroles  : 

Voilà  rhomme,  ce  roi  de  la  nature. 

a  été  bien  servi  par  la  langue  allemande.  Cette  langue  per- 
met une  figure  augmentative,  ridicule  en  français,  et  en  alle- 
mand pleine  de  majesté.  Le  texte,  traduit  littéralement,  dit  : 
«  Voil«à  Ihomme,  le  viril,  \e  roi  de  la  nature.  »  L'épithète  du 
mot  homme  éloigne  toute  idée  basse  et  vulgaire  pour  con- 


160  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

centrer  noire  attention  sur  les  attributs  les  plus  nobles  et  les 
plus  majestueux  de  Têtre  heureux  et  grand  que  Dieu  vient  de 
créer. 

La  musique  de  Haydn  s'élève  avec  une  énergie  croissante 
sur  chacune  de  ces  premières  paroles,  et  fait  une  superbe 
cadence  sur  roi  de  la  nature.  Il  est  impossible  de  n'être  pas 
saisi. 

La  seconde  partie  de  cet  air  peint  la  création  de  la  char- 
mante Eve,  de  cette  belle  créature  qui,  en  naissant,  est  tout 
amour.  Cette  fin  de  Tair  donne  une  idée  du  bonheur  d'Adam. 
C'est,  du  consentement  de  tout  le  monde,  le  morceau  le  plus 
beau  de  la  Création;  et  j'ajoute,  d'après  mes  idées,  c'est 
parce  que  Haydn  est  rentré  dans  le  domaine  des  passions,  et 
qu'il  a  eu  à  peindre  un  des  plus  grands  bonheurs  que  le 
cœur  de  Thomme  ait  jamais  senti. 

Le  troisième  morceau  de  la  Création  est  le  plus  court. 
C'est  une  belle  traduction  de  la  partie  agréable  du  poëme  de 
Milton.  Haydn  peint  les  transports  du  premier  et  du  plus  in- 
nocent des  amours,  les  tendres  conversations  des  premiers 
époux,  et  leur  reconnaissance  pure  et  exempte  de  crainte 
envers  le  prodige  de  bonté  qui  les  créa,  et  qui  semble  avoir 
créé  pour  eux  toute  la  nature.  La  joie  la  plus  enflammée  res- 
pire dans  chaque  mesure  de  Y  allegro.  On  trouve  aussi,  dans 
cette  partie,  de  la  dévotion  ordinaire  mêlée  de  terreur. 

Enfin  un  chœur  en  partie  fugué  et  en  partie  idéal  termine 
cette  étonnante  production  avec  le  mêuîe  feu  et  la  même 
majesté  qu'elle  avait  commencé. 

Haydn  eut  un  bonheur  rare  qui  lui  permit  de  faire  de  la 
musique  vocale.  Il  pouvait  disposer,  pour  la  partie  de  so- 
prano, d'une  des  plus  belles  voix  de  femme  qui  existât  peut- 
être  alors,  celle  de  mademoiselle  Gherard. 


VIE  DE  HAYDN.  161 

Cette  musique  doit  être  exécutée  avec  simplicité,  exacti- 
tude, expression  ^  Le  moindre  ornement  changerait  absolu- 
ment le  caractère  du  style.  11  fiiut  nécessairement  un  Crivelli  ; 
les  grâces  de  Tachinardi  y  seraient  déplacées. 

'  Avec  portamento,  diraient  les  Italiens. 


162  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 


LETTRE  XIX 

Salzbourg,  le  2  juin  1809. 

Mon  ami, 

Je  rentre  en  scène.  La  Création  eut  un  succès  rapide  : 
toutes  les  feuilles  de  T Allemagne  rendirent  compte  de  reiïet 
étonnant  qu'elle  avait  produit  à  Vienne;  et  la  partition,  qui 
parut  imprimée  peu  de  semaines  après,  permit  aux  amateurs 
de  toute  l'Europe  de  la  juger.  Le  rapide  débit  de  cette  parti- 
tion augmenta  de  quelques  centaines  de  louis  la  médiocre 
fortune  de  Tauleur.  Le  libraire  avait  mis  sous  la  musique 
des  paroles  allemandes  et  anglaises  ;  elles  furent  traduites  en 
suédois,  en  français,  en  espagnol,  en  bohème  et  en  italien. 
La  traduction  française  est  i>ompeusement  plate,  ainsi  qu'on 
peut  en  juger  au  Conservatoire  de  la  rue  Bergère  ;  mais  ce- 


VIE  DE  HAYDN.  163 

pendant  l'auteur  est  innocent  du  peu  d'effet  que  la  Création 
produisit  la  première  fois  qu'elle  se  montra  à  Paris.  Quelques 
minutes  avant  qu'on  la  commençât  à  TOpéra,  la  machine  in- 
fernale du  3  nivôse  éclata  dans  la  rue  Sainl-Nicaise. 

Il  y  a  deux  traductions  italiennes  :  la  première,  qui  est  ri- 
dicule, a  été  imprimée  sous  la  partition  de  Paris  ;  la  seconde 
fut  dirigée  par  Haydn  et  par  le  baron  de  Van  Swieten  : 
comme  c'est  la  meilleure,  elle  n'a  été  imprimée  que  sous  la 
petite  partition  pour  le  piano,  publiée  chez  Artaria.  L'auteur, 
M.  Carpani,  est  homme  d'esprit,  et  de  plus  excellent  con- 
naisseur en  musique.  Cette  traduction  fut  exécutée  sous  la 
direction  de  Haydn  et  de  Carpani,  chez  un  de  ces  hommes 
rares  qui  manquent  à  la  splendeur  de  la  France,  chez  M.  le 
prince  Lobkoœilz,  qui  consacre  une  grande  existence  et  une 
immense  fortune  à  jouir  des  arts  et  à  les  protéger. 

Remarquez  que  cette  musique,  qui  est  toute  harmonie,  ne 
peut  être  jugée  qu'autant  que  cette  harmonie  est  complète. 
Une  douzaine  de  chanteurs  et  d'instruments  réunis  autour 
d'un  piano,  si  bons  qu'on  veuille  les  supposer,  n'en  donne- 
raient qu'une  idée  imparfaite,  tandis  qu'une  behe  voix  et  un 
accompagnateur  médiocre  peuvent  faire  jouir  du  Stabat  de 
Pergolèse.  H  faut  à  cet  ouvrage  de  Haydn  vingt-quatre  chan- 
teurs, et  soixante  instruments  au  moins.  La  France,  l'Italie, 
l'Angleterre,  la  Hollande,  la  Russie,  l'ont  entendu  ainsi 
exécuté. 

On  critique  dans  la  Création  deux  choses,  la  partie  chan- 
tante, et  le  style  général  de  l'ouvrage.  Les  chants  sont  certai- 
nement au-dessus  du  médiocre;  mais  je  pense,  avec  les  cri- 
tiques, que  cinq  ou  six  airs  de  Sacchini,  jetés  au  milieu  de 
cette  masse  d'harmonie,  y  eussent  porté  une  grâce  céleste, 
une  noblesse  et  une  facilité  qu'on  y  chercherait  en  vain. 


164  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Porpora  ou  Zingarelli  eussent  peut-être  mieux  fait  les  réci- 
tatifs. 

J'avouerai  aussi  qu'un  Marcliesi,  un  Pachiarolti,  un  Ten- 
ducci,  un  Aprile,  seraient  au  désespoir  d'avoir  à  exécuter 
une  telle  musique,  où  souvent  la  partie  chantante  s'arrête 
pour  donner  lieu  aux  instruments  d'expliquer  la  pensée.  Dès 
le  commencement,  par  exemple,  à  la  première  partie  du 
premier  air  du  ténor,  il  est  obligé  de  s'arrêter  après  ces 
mots  : 

Gessô  il  disordino, 

pour  laisser  parler  les  instruments. 

A  cela  près,  Haydn  peut  être  justifié  ;  je  dirai  hardiment 
à  ses  critiques  :  «  En  quoi  consiste  la  beauté  du  chant  ?  »  Ils 
me  répondront,  s'ils  sont  vrais,  qu'en  musique  comme  en 
amour,  ce  qui  est  beau,  c'est  ce  qui  plaît^  La  Rotonde  de 
Capri,  V Apollon  du  Belvédère,  la  Madonna  délia  Seggiola,  la 
Nuit  du  Corrége,  seront  le  vrai  beau  partout  où  l'homme  ne 
sera  pas  sauvage.  Tandis  qu'au  contraire  les  ouvrages  de 
Carissimi,  de  Pergolèse,  de  Durante,  je  ne  dis  pas  dans  les 
froides  régions  du  Nord,  mais  dans  le  beau  pays  même  qui 
les  inspira,  sont  encore  vantés  par  tradition,  mais  ne  produi- 
sent plus  le  même  plaisir  qu'autrefois.  On  en  parle  toujours; 
mais  je  vois  préférer  partout  un  rondo  d'Andreossi,  une 
scène  de  Mayer,  ou  quelque  ouvrage  de  compositeurs  moins 
célèbres.  Je  suis  tout  étonné  de  cette  révolution,  qu'à  la  vé- 
rité je  n'éprouve  pas  dans  ma  manière  de  sentir,  mais  que 
j'ai  vue  bien  réelle  en  Italie.  Au  reste,  c'est  un  sentiment 
bien  naturel  que  de  trouver  beau  ce  qui  plaît.  Quel  amant 
sincère  n'a  pu  dire  à  sa  maîtresse  : 


VIE  DE  HAYDN.  Ibb 

Ma  spesso  ingiusto  al  vero, 
Condanno  ogni  .iltro  aspetto  ; 
Tutto  mi  pcr  diCfelto 
Fuor  clie  la  tua  bcità. 
Met. 


Peut-être  les  mêmes  choses  sont-elles  toujours  belles  dans 
les  arts  du  dessin,  parce  que  dans  ces  arts  le  plaisir  intellec- 
tuel l'emporte  de  beaucoup  sur  le  plaisir  physique.  La  rai- 
son a  eu  plus  de  prise  ;  et  tout  homme  sensible  sait,  par 
exemple,  que  les  figures  du  Guide  sont  plus  belles  que  celles 
de  Raphaël,  qui,  à  leur  tour,  ont  plus  d'expression.  Dans  la 
musique,  au  contraire,  où  les  deux  tiers  au  moins  du  plaisir 
sont  physiques,  ce  sont  les  sens  qui  décident.  Or  les  sens 
ont  du  plaisir  ou  de  la  peine  dans  un  moment  donné,  mais 
ne  comparent  point.  Tout  homme  sensible  peut  voir  dans  ses 
souvenirs  que  les  moments  les  plus  vifs  de  plaisir  ou  de  peine 
ne  laissent  pas  de  souvenirs  distincts. 

Mortimer  revenait  tremblant  d'un  long  voyage  ;  il  adorait 
Jenny;  elle  n  avait  pas  répondu  à  ses  lettres.  En  arrivant  à 
Londres,  il  monte  à  cheval,  et  va  la  chercher  à  sa  maison  de 
campagne.  11  arrive.  Elle  se  promenait  dans  le  parc.  Il  y 
court,  le  cœur  palpitant;  il  la  rencontre,  elle  lui  tend  la 
main,  le  reçoit  avec  trouble  ;  il  voit  qu'il  est  aimé.  En  par- 
courant avec  elle  les  allées  du  parc,  la  robe  de  Jenny  s'em- 
barrassa dans  un  buisson  d'acacia  épineux.  Dans  la  surte, 
Mortimer  fut  heureux  ;  mais  Jenny  fut  infidèle.  Vingt  fois  je 
lui  ai  soutenu  que  Jenny  ne  Tavait  pas  aimé,  toujours  il  m'a 
cité  en  preuve  de  son  amour  la  manière  dont  elle  le  reçut  à 
son  retour  du  continent  ;  mais  jamais  il  n'a  pu  me  donner  le 
moindre   détail  ;  seulement  il  tressaille  dès  qu'il  voit  un 


166  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

buisson  d'acacia  :  c'est  réellement  le  seul  souvenir  distinct 

quMl  ait  conservé  du  moment  le  plus  délicieux  de  sa  vie. 

Le  plaisir  augmente  les  sept  ou  huit  premières  fois  que 
vous  entendez  le  duo 

Piaceri  dell'  anima,  contenti  soavi  ! 

CiMAROSA,  Nemici  generosi. 

Mais  une  fois  que  vous  l'aurez  bien  compris,  Tagrément 
diminuera  à  chaque  répétition.  Si,  en  musique,  le  plaisir  est 
le  seul  thermomètre  du  beau,  ce  duo  deviendra  moins  admi- 
rable à  mesure  que  vous  l'entendrez  davantage.  Quand  vous 
l'aurez  entendu  trente  fois,  que  l'actrice  y  substitue  le  duo 

Gara,  cara  ! 

du  Matrimonio,  que  vous  ne  connaîtriez  pas,  celui-ci  vous 
fera  beaucoup  plus  de  plaisir,  parce  qu'il  sera  nouveau  pour 
vous.  Si  l'on  vous  demandait  ensuite  lequel  est  le  plus  beau 
de  ces  deux  duos,  et  que  vous  voulussiez  répondre  d'après 
votre  cœur,  je  pense  que  vous  seriez  fort  en  peine. 

Je  suppose  que  vous  ayez  un  appartement  dans  le  palais 
de  Fontainebleau,  et  que  dans  une  des  salles  de  cet  apparte- 
ment se  trouve  la  Sainte  Cécile  de  Raphaële  Ce  tableau  ren- 
tre au  Musée,  on  le  remplace  par  V  Enlèvement  d'Hélène^  du 
Guide.  Vous  admirez  les  charmantes  figures  d'Hermione  et 
d'Hélène  ;  mais  cependant,  si  Ton  vous  demande  quel  est  le 
plus  beau  de  ces  deux  ouvrages,  l'expression  sublime  de 
sainte  Cécile  ravie  par  la  musique  céleste,  et  laissant  tomber 

'  N"  1159. 
-  N«  1008. 


VIE  DE  HAYDN.  167 

les  instruments  dont  elle  jouait,  celte  expression  vous  décide 
en  sa  faveur,  et  vous  lui  donnez  la  palme.  Or  pourquoi  celte 
expression  est-elle  sublime  ?  Par  trois  ou  quatre  raisons  que 
je  vous  vois  prêt  à  me  dire.  Mais  c'est  le  raisonnement,  et  un 
raisonnement  facile  à  écrire,  qui  vous  fait  voir  que  ces  trois 
ou  quatre  raisons  sont  bonnes  ;  tandis  qu'il  me  semble  im- 
possible d'écrire  quatre  lignes,  à  moins  que  ce  ne  soit  de  la 
prose  poétique  qui  ne  compte  pas,  pour  prouver  que  le  duo 
Piaceri  cleW  anima  vaut  moins  ou  plus  que  le  duo  Cara! 
cara  !  ou  que  le  duo 

Cruclel  !  perche  finora. 

Mozart,  Figaro. 

On  ne  peut  pas  sentir  dans  le  même  moment  l'effet  de 
deux  mélodies,  et  le  plaisir  qu'elles  peuvent  donner  ne  laisse 
pas  assez  de  traces  dans  la  mémoire  pour  qu'on  puisse  les 
juger  de  loin. 

Je  ne  vois  qu'une  exception.  Un  bomme  entend  l'air 

Fanciula  sventurata, 

Nemici  gêner osi. 

A  Venise,  au  théâtre  de  la  Fenice,  il  est  à  côté  d'une 
femme  qu'il  aime  éperdument,  mais  qui  ne  répond  pas  à  sa 
passion.  Dans  la  suite,  revenu  en  France,  il  entend  de  nou- 
veau cet  air  charmant  :  il  tressaille  ;  le  plaisir  pour  lui  est  à 
jamais  attaché  à  ces  sons  si  doux  ;  mais  cet  air,  dans  ce  cas, 
est  le  buisson  d'acacia  épineux  de  Mortimer. 

Les  ouvrages  des  grands  artistes,  une  fois  qu'ils  atteignent 
à  un  certain  degré  de  perfection,  ont  des  droits  égaux  à  no- 


168  ŒUVRES    DE  STENDHAL. 

tre  admiration  ;  et  la  préférence  que  nous  accordons  tantôt  à 
Tun,  tantôt  à  Tautre,  dépend  absolument  de  notre  tempéra- 
ment ou  de  la  disposition  où  nous  nous  trouvons.  Un  jour, 
c'est  le  Dominiquin  qui  me  plaît,  et  que  je  préfère  au  Guide; 
le  lendemain,  la  céleste  beauté  des  têtes  de  celui-ci  l'em- 
porte ;  et  j'aime  mieux  V  Aurore  du  palais  Rospigliosi  que  la 
Communion  de  saint  Jérôme. 

J'ai  souvent  entendu  dire,  en  Italie,  qu'en  musique  une 
grande  partie  du  beau  consistait  dans  la  nouveauté.  Je  ne 
parle  pas  du  mécanisme  de  cet  art.  Le  contre-point  tient  aux 
mathématiques  ;  un  sot,  avec  de  la  patience,  y  devient  un 
savant  respectable.  Dans  ce  genre,  il  y  a,  non  pas  un  beau, 
mais  un  régulier  susceptible  de  démonstration.  Quant  à  la 
partie  du  génie,  à  la  mélodie,  elle  n'a  pas  de  règles.  Aucun 
art  n'est  aussi  privé  de  préceptes  pour  produire  le  beau. 
Tant  mieux  pour  lui  et  pour  nous. 

Le  génie  a  marché,  mais  les  pauvres  critiques  n'ont  pu 
tenir  note  du  chemin  suivi  par  les  premiers  génies,  et  signi- 
fier aux  grands  hommes  venus  depuis  qu'ils  eussent  à  ne  s'en 
pas  écarter.  Cimarosa,  faisant  exécuter,  à  Prague,  son  air 

Pria  che  spunti  in  ciel,  FAurora, 

n'a  pas  entendu  les  pédants  lui  dire  : 

«  Votre  air  est  beau,  parce  que  vous  avez  suivi  telle  règle 
établie  par  Pergolèse  dans  tel  de  ses  airs  ;  mais  il  serait  en- 
core plus  beau  si  vous  vous  étiez  conformé  à  telle  autre  rè- 
gle dontGaluppi  ne  s'écartait  jamais.»  Est-ce  que  les  peintres 
contemporains  du  Dominiquin  ne  lui  avaient  pas  presque 
persuadé  que  son  Martyre  de  saint  André,  à  Rome,  n'était 
pas  beau  ? 


VIE  DE   HAYDN.  169 

Je  pourrais  vous  ennuyer  ici  des  prétendues  règles  trou- 
vées pour  faire  de  beaux  chants;  mais  je  suis  généreux,  et 
résiste  à  la  tentation  de  vous  rendre  Tennui  qu'elles  m'ont 
donné  à  les  entendre. 

Plus  il  y  a  de  chant  et  de  génie  dans  une  musique,  plus 
elle  est  sujette  à  l'iustabiUté  des  choses  humaines  ;  plus  il  y 
a  d'harmonie,  et  plus  sa  fortune  est  assurée.  Les  graves 
chants  d'église  contemporains  de  la  divine  Servante  Maî- 
tresse de  Pergolèse  ne  se  sont  pas  usés  avec  la  même  rapi- 
dité. 

Au  reste,  je  parle  peut-être  de  tout  ceci  au  hasard  ;  car  je 
vous  avoue  que  cette  Servante  Maîtresse,  mais  chantée  en 
Italie,  me  fait  plus  de  plaisir,  et  surtout  un  plaisir  plus  in- 
time, que  tous  les  opéras  du  très-moderne  Paër,  pris  en- 
semble. 

S'il  est  vrai  que  nous  ayons  reconnu  la  partie  d'un  mor- 
ceau de  musique  que  le  temps  use  le  plus  vite,  Haydn  peut 
espérer  une  plus  longue  vie  qu'aucun  autre  compositeur.  Il  a 
mis  du  génie  dans  rharmonie,  c'est-à-dire  dans  la  partie  du- 
rable. 

Je  vais  citer  le  Spectateur,  c  est-à-dire  des  gens  très-rai- 
sonnables : 

«  La  récitation  musicale  dans  toutes  les  langues  devrait 
être  aussi  différente  que  leur  accent  naturel,  puisque,  à 
moins  de  cela,  ce  qui  exprimerait  bien  une  passion  dans  une 
langue  l'exprimerait  fort  mal  dans  une  autre...  Tous  ceux 
qui  ont  fait  quelque  séjour  en  Italie  savent  très-bien  que  la 
cadence  que  les  Italiens  observent  dans  le  récitatif  de  leurs 
pièces..:  n  est  que  l'accent  de  leur  langue  rendu  plus  musi- 
cal et  plus  sonore...  C'est  ainsi  que  les  marques  d'interroga- 
tion ou  d'admiration  de  la  musique  italienne...  ont  quelque 


170  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

rapport  avec  les  tons  naturels  d'une  voix  anglaise,  quand 
nous  sommes  en  colère;  jusque-là  que  j'ai  vu  souvent  nos 
auditeurs  fort  trompés  à  l'égard  de  ce  qui  se  passait  sur  le 
théâtre,  et  s'attendre  à  voir  le  héros  casser  la  tête  à  son  do- 
mestique lorsqu'il  lui  faisait  une  simple  question,  ou  s'ima- 
giner qu'il  se  querellait  avec  son  ami  lorsqu'il  lui  souhaitait 
le  bon  jour.  »  {Spectateur,  Disc,  xxui,  p.  170.) 

La  musique,  qui  met  en  jeu  l'imagination  de  chaque 
homme,  tient  plus  intimement  que  la  peinture,  par  exemple, 
à  l'organisation  particulière  de  cet  homme-là.  Si  elle  le  rend 
heureux,  c'est  en  faisant  que  son  imagination  lui  présente 
certaines  images  agréables.  Son  cœur,  disposé  à  l'altendris- 
sement  par  le  bonheur  actuel  que  lui  donne  la  douceur  des 
sons,  goûte  ces  imoges,  jouit  de  la  félicité  qu'elles  lui  présen- 
tent avec  une  ardeur  qu'il  n'aurait  pas  dans  un  tout  autre 
moment.  Or  il  est  évident  que  ces  images  doivent  être  diffé- 
rentes, suivant  les  diverses  imaginations  qui  les  produisent. 
Quoi  de  plus  opposé  qu'un  gros  Allemand,  bien  nourri,  bien 
blond,  bien  frais,  buvant  de  la  bière,  et  mangeant  des  butter- 
brod  toute  la  journée,  et  un  Italien  mince,  presque  maigre, 
très-brun,  l'œil  plein  de  feu,  le  teint  jaune,  vivant  de  café  et 
de  quelques  petits  repas  très^sobres  1  Comment  diable  veut- 
on  que  la  même  chose  plaise  à  des  êtres  si  dissemblables  et 
parlant  des  langues  si  immensément  éloignées  l'une  de  l'au- 
tre ?  Le  même  beau  ne  peut  pas  exister  pour  ces  deux  êtres. 
Si  les  rhéteurs  veulent  absolument  leur  donner  un  i)eau 
idéal  commun,  le  plaisir  produit  par  les  choses  que  ces  deux 
êtres  admirent  également  sera  nécessairement  très-faible.  Ils 
admireront  tous  les  deux  les  jeux  funèbres  du  cinquième  li- 
vre de  V Enéide;  mais  dès  que  vous  voudrez  les  émouvoir 
fortement,  il  faudra  leur  présenter  des  images  précisément 


VIE  DE   HAYDN.  171 

analogues  à  leurs  natures  si  différentes.  Comment  voulez- 
vous  faire  sentir  à  un  pauvre  petit  écolier  prussien  de 
Kœuigslierg,  qui  a  froid  onze  mois  de  l'année,  les  églogues 
de  Virgile,  et  la  douceur  de  se  trouver  à  Tombre,  à  côté 
d'une  source  jaillissante,  au  fond  d'une  grotte  bien  fraîche  ? 

Vii'idi  projectus  in  anlro. 

Si  vous  vouliez  lui  offrir  une  image  agréable,  il  eût  mieux 
valu  parler  d'une  belle  chambre  bien  échauffée  par  un  bon 
poêle. 

On  peut  appliquer  cet  exemple  à  tous  les  beaux-arts.  Pour 
un  honnête  Flamand  qui  n'a  jamais  étudié  le  dessin,  les  for- 
mes des  femmes  de  Rubens  sont  les  plus  belles  du  monde. 
Ne  nous  moquons  pas  trop  de  lui,  nous  qui  admirons  par- 
dessus tout  des  formes  infiniment  sveltes,  et  qui  trouvons  les 
figures  de  femmes  de  Raphaël  un  peu  massives  ^  Si  on  y  re- 
gardait de  près,  chaque  homme,  et  par  conséquent  chaque 
peuple,  aurait  son  beau  idéal,  qui  serait  la  collection  de  tout 
ce  qui  lui  plaît  le  plus  dans  les  choses  d'une  même  nature. 

Le  beau  idéal  des  Parisiens  est  ce  qui  plaît  le  plus  à  la  ma- 
jorité des  Parisiens.  En  musique,  par  exemple,  M.  Garât  leur 
fait  cent  fois  plus  de  plaisir  que  madame  Catalani.  Je  ne  sais 
pourquoi  tous,  peut-être,  ne  voudraient  pas  avouer  cette 
manière  de  sentir.  Dans  les  beaux-arts,  chose  si  indifférente 
au  salut  de  l'Etat,  quel  mal  peut  faire  celle  pauvre  liberté? 

Il  ne  faut  qu'avoir  des  yeux  pour  s'apercevoir  vingt  fois  la 
journée  que  la  nation  française  a  changé  de  manière  d'être 

^  Voir  chez  tous  les  marchands  d'eslampes  une  figure  de  femme 
tirée  de  l'œuvre  de  Raphaël,  gravée  par  '**,  et  Adam  et  Eve,  sujet 
pris  des  loges  da  Vatican,  gravé  par  Muller  en  1813. 


172  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

depuis  treille  ans.  Rien  de  moins  ressemblant  à  ce  que  nous 
étions  en  17(S0,  qu  un  jeune  Français  de  1814.  Nous  étions 
sémillants,  et  ces  messieurs  sont  presque  Anglais.  Il  y  a 
plus  de  gravité,  plus  de  raison,  moins  d'agrément.  La  jeu- 
nesse, qui  sera  toute  la  nation  dans  vingt  ans  d'ici,  ayant 
changé,  il  faut  que  nos  pauvres  rhéteurs  déraisonnent  en- 
core plus  qu'à  l'ordinaire  pour  vouloir  que  les  beaux-arts 
restent  les  mêmes. 

«  Pour  moi,  je  l'avouerai,  me  disait  un  jeune  colonel,  il 
me  semble,  depuis  la  campagne  de  Moscou,  qulphigénie  en 
Aulide  n'est  plus  une  aussi  belle  tragédie.  Je  trouve  cet 
Achille  un  peu  dupe  et  un  peu  faible.  Je  me  sens  du  pen- 
chant, au  contraire,  pour  le  Macbeth  de  Shakspeare.  » 

Mais  je  divague  un  peu  :  on  voit  bien  que  je  ne  suis  pas 
un  jeune  Français  de  181-4.  Revenons  à  la  question  de  savoir 
si,  en  musique,  le  beau  idéal  du  Danois  peut  être  le  même 
que  celui  du  Napolitain. 

Le  rossignol  plaît  à  tous  les  peuples;  c'est  que  son  chant 
entendu  pendant  les  nuits  des  beaux  jours  de  la  fin  du  prin- 
temps, qui  partout  sont  l'instant  le  plus  aimable  de  l'année, 
est  une  chose  agréable,  signe  d'une  chose  charmante.  J'ai 
beau  être  un  homme  du  Nord,  le  chant  du  rossignol  me 
rappelle  toujours  les  courses  que  l'on  fait  pour  rentrer  chez 
soi,  à  Home,  après  les  conversazioni,  vers  les  deux  heures 
du  matin,  durant  les  belles  nuits  d'été.  On  est  assourdi,  en 
passant  dans  ces  rues  solitaires,  par  les  sons  scintillants  des 
rossignols  qu'on  élève  dans  chaque  maison.  Ce  chant  rappelle 
d'autant  plus  vivement  les  beaux  jours  de  l'année,  que,  ne 
pouvant  pas  entendre  le  rossignol  à  volonté,  nous  n'usons 
pas  ce  plaisir  en  nous  le  donnant  à  contre-temps,  quand  nous 
ne  sommes  pas  disposés  à  le  goûter. 


VIE   DE   HAYDN.  173 

Haydn  écrivait  sa  Création  sur  un  texte  allemand,  qui  ne 
peut  recevoir  la  mélodie  italienne.  Comment  aurait-il  pu, 
même  en  le  voulant,  chanter  comme  Sacchini?  Ensuite,  né 
en  Allemagne,  connaissant  son  âme  et  les  âmes  de  ses  com- 
patriotes, c'est  apparemment  à  eux  qu'il  voulait  plaire  d'a- 
bord. On  peut  critiquer  un  homme  quand  on  voit  qu'il 
manque  la  roule  qui  conduit  au  but  qu'il  se  propose  d'at- 
teindre; mais  est-il  raisonnable  de  lui  chercher  querelle  sur 
le  choix  de  ce  but  ? 

Au  reste,  un  grand  maître  italien  a  produit  la  seule  critique 
digne  de  lui  et  digne  de  Haydn.  Il  a  refait  d'un  bout  à  l'au- 
tre toute  la  musique  de  la  Création,  qui  ne  verra  le  jour 
qu'après  sa  mort.  Ce  maître  pense  que  Haydn  est  homme  de 
génie  dans  le  genre  de  la  symphonie.  Dans  tout  le  reste,  il 
ne  le  trouve  qu'estimable.  Moi  je  pense  que,  quand  les  deux 
Créations  verront  le  jour  ensemble,  l'allemande  sera  toujours 
la  première  à  Vienne,  comme  l'italienne  sera  la  meilleure  à 
Naples. 


10 


174  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


FRAGMENT 


DE  lA  KEPONSE  A  LA  LETTRE  PRECEDE.NTE. 


Montmorency,  le  29  juin  1800. 

Je  suis  charmé  de  votre  lettre,  mou  cher  Edouard  ;  nous 
avons  les  mêmes  idées  en  d'autres  termes.  Ne  vous  affligez 
point.  Je  trouve  que  ce  n'est  pas  la  faute  de  vos  grands  com- 
positeurs, si  leurs  charmantes  mélodies  ne  sont  pas  égale- 
ment agréables  à  tous  les  hommes.  La  raison  de  cela  est 
dans  la  nature  même  du  bel  art  qui  les  immortalise.  Sous  le 
rapport  de  la  manière  de  plaire  aux.  hommes,  la  sculpture  et 
la  musique  sont  aussi  opposées  que  possible. 

Remarquez  que  c'est  toujours  de  la  sculpture  que  viennent 
les  exemples  du  beau  idéal.  Or  la  sculpture  a  un  beau  idéal 
général,  parce  que  la  différence  des  formes  du  corps  humain 


VIE   DE   HAYDN.  175 

dans  les  divers  pays  est  beaucoup  moins  grande  que  celle 
des  tempéraments  donnés  par  les  climats.  Un  beau  jeune 
paysan  des  environs  de  Copenhague,  et  un  jeune  Napolitain 
également  renommé  pour  sa  beauté ,  diffèrent  moins  par 
leurs  formes  que  par  leurs  passions  et  leurs  caractères. 
Il  est  donc  plus  aisé  d'établir  un  beau  idéal  universel  pour 
l'art  qui  reproduit  ces  formes  extérieures,  que  pour  ceux 
qui  mettent  enjeu  les  diverses  affections  d'âmes  aussi  diffé- 
rentes. 

Outre  la  beauté  absolue  des  figures,  on  attache  beaucoup 
de  prix,  dans  les  arts  du  dessin,  à  leur  expression.  Mais  ces 
arts  n'imitent  point  d'aussi  près  que  la  poésie  la  nature  mo- 
rale de  l'homme,  et  par  conséquent  ne  sont  pas  sujets  à  dé- 
plaire au  Danois  parce  qu'ils  plaisent  trop  au  Napolitain. 
Dans  mille  actions  de  la  vie,  très-susceptibles  d'être  repro- 
duites exactement  dans  le  roman  ou  dans  la  comédie,  ce  qui 
paraîtra  charmant  à  Naples  sera  trouvé  fou  et  indécent  à 
Copenhague  ;  ce  qui  semblera  délicat  en  Zélande  sera  glacial 
aux  bords  du  Sebèle.  Le  poète  doit  donc  prendre  son  parti, 
et  chercher  à  plaire  aux  uns  ou  aux  autres.  Canova,  au  con- 
traire, n'a  point  à  s'embarrasser  de  tels  calculs.  Son  Paris, 
son  Hélène,  seront  aussi  divins  à  Copenhague  qu'à  Rome,  et 
seulement  chaque  homme  jouira  de  leur  beauté  et  admirera 
leur  auteur  en  proportion  de  sa  propre  sensibilité.  Pourquoi? 
C'est  que  ces  figures  charmantes  ne  peignent  que  des  affec- 
tions modérées,  communes  au  Danois  et  au  Napolitain  :  s'il 
leur  était  donné  d'imiter  des  passions  plus  fortes,  elles  arri- 
veraient bientôt  au  point  où  la  sensibilité  de  l'homme  du 
Midi  se  sépare  de  celle  de  l'homme  du  Nord.  Quel  doit  donc 
être  l'embarras  du  musicien,  celui  des  artistes  qui  peint  de 
plus  près  les  affections  du  cœur  humain,  et  qui  encore  ne 


176  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

peut  les  peindre  qu'en  faisant  agir  l'imagination  et  la  sensi- 
bilité de  chacun  de  ses  auditeurs,  qu'en  mettant,  pour  ainsi 
dire,  chacun  deux  de  moitié  dans  son  travail!  Comment 
voulez-vous  qu'un  homme  du  Nord  sente  l'air  Corne!  io 
vengo  per  sposarti,  de  Cimarosa?  L'amant  désespéré  qui  le 
chante  doit  lui  paraître  simplement  un  malheureux  échappé 
des  petites  maisons.  Le  God  save  the  King,  d'un  autre  côté, 
semblerait  peut-être  insipide  à  Naples.  Ne  soyez  donc  point 
inquiet  pour  votre  cher  Cimarosa  ;  il  peut  passer  de  mode , 
mais  l'équitable  postérité  le  mettra  sûrement,  pour  le  talent, 
à  côté  de  Raphaël.  Seulement  le  talent  de  celui-ci  est  pour 
toute  la  terre,  ou  du  moins  pour  toute  l'Europe,  et  en  mu- 
sique il  est  naturel  que  chaque  pays  ait  son  Raphaël.  Chacun 
des  mondes  qui  roulent  sur  nos  têtes  a  bien  son  soleil,  qui, 
pour  le  monde  voisin,  n'est  qu'une  étoile  plus  ou  moins 
brillante,  suivant  le  degré  de  proximité.  Ainsi  Hoendel,  ce 
soleil  de  l'Angleterre,  n'est  plus  qu'une  étoile  de  première 
grandeur  pour  la  patrie  des  Mozart  et  des  Haydn  ;  et  en 
descendant  plus  près  de  l'équateur,  Hœndel  n'est  plus  qu'une 
étoile  ordinaire  pour  l'heureux  habitant  de  la  rive  de  Pausi- 
lippe. 

Your, 
Lewis. 


VIE  DE   HAYDN.  177 


LETTRE   XX 

Halein,  le  5  juin  1809. 
Mon  cher  Louis , 

Deux  ans  après  la  Création,  Haydn,  animé  par  le  succès  et 
encouragé  par  son  ami  Van  Swieten,  composa  un  nouvel 
oratorio,  les  Quatre  Saisoîis.  Le  baron  descriptif  en  avait  tiré 
le  texte  de  Thompson.  Il  y  a  moins  de  sentiment  que  dans 
la  Création  ;  mais  le  sujet  admettait  la  gaieté,  la  joie  des 
vendanges,  Tamour  profane:  et  les  Quatre  Saisons  seraient 
la  plus  belle  chose  du  monde,  dans  le  genre  de  la  musique 
descriptive,  si  la  Création  n'existait  pas. 

La  musique  y  est  plus  savante  et  moins  sublime  que  dans 
la  Création.  Elle  surpasse  cependant  sa  sœur  aînée  en  un 
point  :  ce  sont  les  quatuors.  Du  reste,  pourquoi  blâmer  celte 

10. 


178  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

musique?  Elle  n'est  pas  italienne,  dit-on  :  à  la  bonne  heure. 
J'avoue  que  la  symphonie  convient  aux  organes  difficiles  à 
émouvoir  des  Allemands  ;  mais  nous  en  profitons.  C'est  ainsi 
que,  dans  les  arts,  il  n'est  pas  mal  que  chaque  pays  ait  une 
physionomie  particulière.  Les  jouissances  du  monde  entier 
s'en  augmentent.  Nous  jouissons  des  chants  napolitains  de 
Paisiello  et  des  symphonies  allemandes  de  Haydn.  Quand 
verrons-nous  Talma,  après  avoir  joué  un  jour  Andromaque, 
nous  montrer  le  lendemain  le  malheureux  Macbeth  entraîné 
au  crime  par  l'ambition  de  sa  femme?  Il  faut  savoir  que  les 
Macbeth,  Hamlet,  etc.,  de  M.  Ducis,  sont  de  fort  bonnes 
pièces,  sans  doute,  mais  ressemblent  autant  aux  pièces  du 
poète  anglais  qu'à  celles  de  Lope  de  Vega.  H  me  semble  que 
nous  en  sommes,  pour  les  pièces  romantiques,  précisément 
au  même  point  où  nous  nous  trouvions  il  y  a  cinquante  ans 
pour  la  musique  italienne.  On  criera  beaucoup  ;  il  y  aura  des 
pamphlets,  des  satires,  peut-être  même  des  coups  de  bâton 
de  distribués  dans  quelque  moment  où  le  public,  dans  une 
profonde  tranquillité  politique,  sera  juge  compétent  en  litté- 
rature. Mais  enfin  ce  public^  excédé  des  plats  élèves  du  grand 
Racine,  voudra  voir  Hamlet  et  Othello.  La  comparaison  ne 
cloche  qu'en  un  seul  point  :  c'est  que  ces  pièces  ne  tueront 
point  Phèdre  et  Cinna,  et  que  iMolière  restera  sans  rival,  par 
la  raison  simple  qu'il  est  unique. 

Le  texte  des  Quatre  Saisons  est  un  pauvre  texte.  Quant  à 
la  musique,  figurez-vous  une  galerie  de  tableaux  différents 
par  le  genre,  le  sujet  et  le  coloris.  Celte  galerie  est  divisée 
en  quatre  salles;  au  milieu  de  chacune  d'elles  paraît  un 
grand  tableau  principal. 

Les  sujets  de  ces  quatre  tableaux  sont,  pour  le  premier  : 
la  neige,  les  aquilons,  le  froid  et  ses  horreurs. 


VIE  DE  HAYDN.  179 

Pendant  Tété,  la  tempête  ;  dans  l'automne,  la  chasse  ;  et 
pour  Thiver,  la  soirée  des  villageois. 

Ou  voit  d'abord  qu'un  habitant  d'un  climat  plus  fortuné 
n'aurait  pas  mis  la  neige  et  les  horreurs  de  Thiver  dans  la 
peinture  du  printemps.  Suivant  moi,  c'est  un  assez  triste 
commencement  d'ouvrage.  Suivant  les  amateurs  du  genre, 
ces  sons  rudes  préparent  merveilleusement  au  plaisir  qu'on 
aura  par  la  suite. 

Avec  vous,  mou  ami,  je  ne  suivrai  point  pied  à  pied  les 
Quatre  Saisons. 

Haydn,  dans  la  peinture  du  soleil  d'été,  a  été  obligé  de 
lutter  contre  le  premier  lever  du  soleil  dans  la  Création:  et 
cet  art,  qu'on  veut  faire  descriptif,  est  si  vague,  si  antidécri- 
vant,  que,  malgré  les  soins  incroyables  que  s'est  donnés  le 
premier  symphoniste  du  monde,  il  est  tombé  un  peu  dans  la 
répétition.  L'abattement,  l'anéantissement  de  tout  ce  qui 
respire,  et  même  des  plantes,  pendant  la  grande  chaleur  d'un 
jour  d'été,  est  parfaitement  bien  rendu.  Ce  tableau,  très- 
vrai,  finit  par  un  silence  universel.  Le  coup  de  tonnerre  qui 
commence  la  tempête  vient  rompre  ce  silence.  Ici  Haydn 
est  dans  son  fort  :  tout  est  feu,  cris,  rumeur,  épouvante. 
C'est  un  tableau  de  Michel-Ange.  Cependant  la  tempête  finit, 
les  nuages  se  dissipent,  le  soleil  reparaît,  les  gouttes  d'eau 
dont  sont  chargées  les  feuilles  des  arbres  brillent  dans  la 
forêt,  une  soirée  charmante  succède  à  l'orage,  la  nuit  vient, 
tout  est  silencieux;  de  temps  en  temps  seulement  le  gémis- 
sement d'un  oiseau  nocturne  et  le  son  de  la  cloche  éloignée, 

Gho  pare  il  giorno  pianger  che  si  muore, 

vienneut  rompre  le  silence  universel. 


180  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Ici  l'imitation  physique  est  portée  aussi  loin  qu  elle  peut 
aller.  Mais  cette  peinture  tranquille  fait  une  fin  peu  frappante 
pour  l'été,  après  le  morceau  terrible  de  la  tempête*. 

*  Je  prie  qu'on  me  permette  une  répétition.  J'ai  envie  de  citer  une 
lettre  que  j'envoyais  en  original  à  mon  ami,  en  même  temps  que 
celle-ci.  Elle  fut  écrite  en  français  par  une  aimable  chanoinesse  de 
Brunswick  que  nous  pleurons  aujourd'hui. 

Elle  finissait  ainsi  une  lettre  sur  Werther,  qui,  comme  on  sait,  est 
né  à  Brunswick,  et  était  le  fils  de  M.  l'abbé  de  J**'.  Elle  décrivait 
exactement,  à  ma  demande,  l'espèce  de  goût  que  \\'erther  avait  pour 
la  musique. 

«  La  musique  étant  l'art  qui  peint  le  mieux  les  nuances,  et 

dont  les  descriptions  suivent  ainsi  le  plus  loin  les  mouvements  de 
l'âme,  je  crois  distinguer  la  sensibilité  à  la  Mozart  de  la  sensibilité  à 
la  Cimarosa. 

«  Les  figures  comme  celle  de  Whilhelmine  de  M"'  et  de  l'ange 
du  tableau  du  Parmesan  que  j'ai  dans  ma  chambre'  me  semblent  an- 
noncer de  ces  êtres  dont  la  force  est  surmontée  par  la  sensibilité, 
qui,  dans  leurs  moments  d'émotion,  deviennent  Yémotion  elle-même. 
Il  n'y  a  plus  de  place  pour  autre  chose  ;  le  courage,  le  soin  de  la  ré- 
putation, tout  est,  non  pas  surmonté,  mais  banni.  Tel  serait,  je 
crois,  le  joli  ange  dont  je  vous  parle  chantant  aux  pieds  d'une  mar- 
raine adorée  : 

Voi  che  sapete. 

«  Les  peuples  du  Nord  me  semblent  être  les  sujets  de  cette  musi- 
que :  Which  is  their  queen. 

«  Quand  vous  connaîtrez  mieux  l'Allemagne,  et  que  vous  aurez 
rencontré  quelques-unes  des  malheureuses  filles  qui,  chaque  année, 
y  périssent  d'amour,  ne  riez  pas,  monsieur  le  Français,  vous  verrez 

*  C'était  une  copie  de  la  Madonna  ail  longo  collo,  qui  est  au  Musée  de 
Paris,  T).  1070.  11  «'apil  fie  rfinse  qui  est  à  la  droite  de  Marie  et  qui  regarde 
le  spectateur. 


VIE  DE  HAYDN.  181 

La  chasse  du  cerf,  qui  ouvre  l'automne,  est  un  sujet  heu- 
reux pour  la  musique.  TouMc  monde  se  rappelle  rouverluro 
du  Jeune  Henri. 

le  genre  de  pouvoir  que  notre  musique  exerce  sur  nous.  Voyez,  le 
dimanche  soir,  à  Hantzgarten,  et  dans  ces  jardins  anglais  où  toute 
la  jeunesse  des  villes  du  Nord  va  se  promener  le  soir  des  jours  de 
lè(e  ;  voyez  ces  couples  d'amants,  prenant  du  café  à  côté  de  leurs 
parents,  tandis  que  des  troupes  de  musiciens  bohèmes  jouent  avec 
leurs  cors  leurs  valses  et  leur  musique  lente  et  si  touchante;  voyez 
leurs  yeux  se  tixer;  voyez-les  se  serrer  la  main  par-dessus  la  petite 
table,  et  sous  les  yeux  de  la  mère,  car  ils  sont  ce  qu'on  appelle  ici 
promis;  eh  bien  !  une  conscription  enlève  l'amant,  sa  promise  n'est 
pas  au  désespoir,  mais  elle  est  triste;  elle  lit  des  romans  toute  la 
nuit;  peu  à  peu  elle  est  attaquée  de  la  poitrine,  et  elle  meurt  sans 
que  les  meilleurs  médecins  aient  trouvé  un  remède  à  ce  mal-là.  Mais 
rien  ne  paraît  à  l'extérieur.  Vous  l'aviez  vue  quinze  jours  auparavant 
chez  sa  mère,  vous  offrant  du  thé  ;  vous  ne  laviez  trouvée  que  triste; 
vous  demandez  de  ses  nouvelles  :  c<  La  pauvre  une  telle  !  vous  ré- 
«  pond-on  ;  elle  est  morte  de  chagrin.  »  Ici  une  telle  réponse  n'a  rien 
d'extraordinaire,  a  Et  le  promis,  où  est-il?  —  A  l'armée,  mais  on 
«  n'a  plus  de  ses  nouvelles.  » 

Voilà  les  cœurs  que  Hœndel,  Mozart,  Boccherini,  Benda,  savent 
toucher. 

Ces  femmes  brunes  et  pleines  d'énergie  que  produit  le  Midi  do 
l'Europe  doivent  aimer  la  musique  de  Cimarosa.  Elles  se  poignarde- 
raient pour  un  amant  vivant,  mais  ne  se  laisseraient  pas  mourir  de 
langueur  pour  un  iniidèle. 

Les  airs  de  femmes  de  Cimarosa  et  de  tous  les  Napolitains  annon- 
cent de  la  force  même  dans  les  moments  les  plus  passionnés.  Dans 
les  Nemici  yenerosi,  qu'on  donna  à  Dresde  il  y  a  deux  ans,  notre  Mo- 
zart eût  fait  une  chose  divinement  tendre  de 

Non  son  villana,  ma  son  dama. 
Cimarosa  a  fait  de  celte  déclaration  un  petit  air  léger  et  rapide,  parce 


182  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Les  vendanges,  où  des  buveurs  chantent  d'un  côté,  pen- 
dant que  la  danse  occupe  les  jeunes  gens  d\;  village,  forment 
un  tableau  agréable.  Le  chant  des  buveurs  est  mélangé  avec 
Tair  d'une  danse  nationale  de  l'Autriche,  arrangée  en  fugue. 
L'effet  de  ce  morceau  plein  de  verve  est  très-piquant,  sur- 
tout dans  le  pays.  On  le  joue  souvent  en  Hongrie  pendant  les 
vendanges.  C'est  la  seule  fois,  je  crois,  que  Haydn,  en  imi- 
tant directement  la  nature,  se  soit  fait  un  moyen  de  succès 
des  souvenirs  de  ses  compatriotes. 

Les  critiques  reprochèrent  aux  Quatre  Saisons  d'avoir  en- 
core moins  de  chants  que  la  Création,  et  dirent  que  c'était 
une  pièce  de  musique  instrumentale,  avec  accompagnement 
de  voix.  L'auteur  vieiHissait.  On  lui  objecte  aussi,  assez  ridi- 
culement suivant  moi,  d'avoir  mêlé  un  peu  de  gaieté  à  un 
sujet  sérieux.  Et  pourquoi  sérieux?  Parce  que  la  pièce  de 
musique  s'appelle  oratorio.  Le  titre  peut  être  mal  choisi  ; 
mais  la  symphonie  qui  némeut  pas  bien  profondément 
n'est-eHe  pas  trop  heureuse  d'être  gaie  quelquefois?  Les 
frileux  lui  reprochent,  avec  plus  de  raison,  d'avoir  mis  deux 
hivers  dans  une  seule  année. 

La  meilleure  critique  qu'on  ait  faite  de  cet  ouvrage  est 
celle  que  Haydn  m'adressa  lorsque  j'aHai  lui  rendre  compte 
de  la  représentation  qu'on  venait  d'en  donner  au  palais  de 
Schwartzenberg.Les  applaudissements  avaient  été  unanimes. 
Je  me  hâtai  de  sortir  pour  aller  faire  mon  compliment  à 
l'auteur.  Je  commençais  à  peine  à  ouvrir  la  bouche,  que  le 
loyal  compositeur  m'arrêta  : 

«  J'ai  du  plaisir  que  ma  musique  ait  plu  au  public  ;  mais 


qnc  la  situation  l'exigeait  :  iDais  une  Allemande  n'eût  pas  prononcé 
ces  oaroles  sans  larmes... 


VIE  DE    llAYUiN.  183 

de  vous  je  ne  reçois  pas  de  compliment  snr  eet  ouvrage.  Je 
suis  convaincu  que  vous  sentez  vous-même  que  ce  n'est  pas 
là  la  Création;  et  la  raison,  la  voici.  Dans  la  Crcation,  les 
personnages  sont  des  anges;  ici,  ce  sont  des  paysans.  »  Cette 
objection  est  excellente,  ap])liquée  à  un  homme  dont  le  ta  - 
lent  était  plutôt  le  sublime  que  le  tendre. 

Les  paroles  des  Quatre  Saisons,  assez  communes  en  elles- 
mêmes,  furent  platement  traduites  eu  plusieurs  langues.  On 
mit  la  musique  en  quatuors  et  quiutetti,  et  elle  servit  plus 
que  celle  de  la  Création  aux  petits  concerts  d'amateurs.  Le 
peu  de  mélodie  qui  s'y  trouve  étant  davantage  dans  Tor- 
chestre,  en  ôtant  les  voix,  le  chant  reste  presque  en  entier. 
Au  reste,  je  suis  probablement  mauvais  juge  des  Quatre  Sai- 
sons. Je  n'ai  entendu  cet  oratorio  qu'une  fois,  et  encore  étais- 
je  fort  distrait. 

Je  disputais  avec  un  Vénitien  assis  à  côté  de  moi,  sur  la 
quantité  de  mélodie  existant  dans  la  musique  vers  le  milieu 
du  dix-huitième  siècle.  Je  lui  disais  qu'il  n'y  avait  guère  de 
chant  dans  ce  temps-là,  et  que  la  musique  n'était  sans  doute 
alors  qu'un  bruit  agréable. 

A  ces  mots,  mon  homme  bondit  sur  sa  chaise,  et  se  mit  à 
me  conter  les  aventures  d'un  de  ses  compatriotes,  le  chan- 
teur Alessandro  Stradella,  qui  vivait  vers  1650. 

Il  fréquenlait  les  maisons  les  plus  distinguées  de  Venise, 
et  les  daines  de  la  première  noblesse  se  disputaient  l'avan- 
tage de  prendre  de  ses  leçons.  Ce  fut  ainsi  qu'il  fit  la  con-^ 
naissance  d'Hortensia,  dame  romaine  qui  était  aimée  d'un 
noble  vénitien.  Stradella  en  devint  amoureux,  et  n'eut  pas 
de  peine  à  supplanter  son  rival.  Il  enleva  Hortensia,  et  la 
conduisit  à  Rome,  où  ils  se  firent  passer  pour  mariés.  Le 
Vénitien^  furieux,  mil  sur  leurs  traces  deux  assassins,  qui, 


184  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

après  les  avoir  cherchés  inutilement  dans  phisieurs  villes 
d'Italie,  découvrirent  enfin  le  lieu  de  leur  retraite,  et  arrivè- 
rent à  Rome  un  soir  que  Stradella  donnait  un  oratorio  dans 
la  belle  église  de  Saint-Jean  de  Lalran.  Les  assassins  réso- 
lurent d'exécuter  leur  commission  lorsqu'on  sortirait  de  l'é- 
glise, et  entrèrent  pour  veiller  sur  une  de  leurs  victimes,  et 
chercher  si  Hortensia  ne  serait  point  parmi  les  spectateurs. 
A  peine  eurent-ils  entendu  pendant  quelques  instants  la 
voix  délicieuse  de  Stradella,  qu'ils  se  sentirent  attendris.  Ils 
eurent  des  remords,  ils  répandirent  des  larmes,  et  enfin  ne 
songèrent  plus  qu'à  sauver  les  amants  dont  ils  avaient  juré  la 
perte.  Ils  attendent  Stradella  à  la  porte  de  l'église  ;  ils  le 
voient  sortir  avec  Hortensia.  Ils  s'approchent,  le  remercient 
du  plaisir  qu'H  vient  de  leur  donner,  et  lui  avouent  que  c'est 
à  l'impression  que  sa  voix  a  faite  sur  eux  qu'il  est  redevable 
de  son  salut.  Ils  lui  expliquent  ensuite  l'affreux  motif  de 
leur  voyage,  et  luiconseHlent  de  quitter  Rome  sur-le-champ, 
pour  qu'ils  puissent  faire  croire  au  Vénitien  qu'ils  sont  arri- 
vés trop  tard. 

StradeUa  et  Hortensia  se  hâtèrent  de  profiter  du  conseil, 
et  se  rendirent  à  Turin.  Le  noble  Vénitien,  de  son  côté,  ayant 
reçu  le  rapport  de  ses  agents,  n'en  devint  que  plus  furieux. 
Il  alla  à  Rome  se  concerter  avec  le  père  même  d'Hortensia.  Il 
fit  entendre  à  ce  vieillard  qu'H  ne  pouvait  laver  son  déshon- 
neur que  dans  le  sang  de  sa  fille  et  de  son  ravisseur.  Ce  père 
dénaturé  prit  avec  lui  deux  assassins,  et  partit  pour  Turin, 
après  s'être  fait  donner  des  lettres  de  recommandation  pour 
le  marquis  de  Villars,  qui  était  alors  ambassadeur  de  France 
à  cette  cour. 

Cependant  la  duchesse  régente  de  Savoie,  instruite  de 
l'aventure  des  deux  amants  à  Rome,  voulut  les  sauver.  Elle 


VIE   DE   IIAYD.N.  185 

iit  entrer  Hortensia  dans  un  couvenl,  et  donna  à  Stradella  le 
litre  de  son  premier  musicien,  ainsi  qu'un  logement  dans 
son  palais.  Ces  précautions  parurent  suffisantes,  et  les  amants 
jouissaient  depuis  quelques  mois  d'une  parfaite  tranquillité, 
quand,  un  soir,  Stradella,  qui  prenait  Fair  sur  le  rempart  de 
la  ville,  fut  assailli  par  trois  hommes  qui  le  laissèrent  pour 
mort  avec  un  coup  de  poignard  dans  la  poitrine.  C'était  le 
père  d'Hortensia  et  ses  deux  compagnons,  qui  se  réfugièrent 
aussitôt  au  palais  de  l'ambassadeur  de  France.  M.  de  Villars, 
ne  voulant  ni  les  protéger  après  un  crime  qui  avait  fait  au- 
tant de  bruit,  ni  les  livrer  à  la  justice  après  leur  avoir  donné 
un  asile,  les  fit  évader  quelques  jours  après. 

Cependant,  contre  toute  apparence,  Stradella  guérit  de  sa 
blessure,  et  le  Vénitien  vit  échouer  ses  projets  pour  la  se- 
conde fois,  mais  sans  abandonner  sa  vengeance.  Seulement, 
rendu  prudent  par  le  manque  de  succès,  il  voulut  prendre 
des  mesures  plus  assurées,  et  se  contenta  pour  le  moment 
de  faire  épier  Hortensia  et  son  amant.  Un  an  se  passa  ainsi. 
La  duchesse,  de  plus  en  plus  touchée  de  leur  sort,  voulut 
légitimer  leur  union  et  les  marier.  Après  la  cérémonie,  Hor- 
tensia, ennuyée  du  séjour  du  couvent,  eut  envie  de  voir  le 
port  de  Gênes.  Stradella  l'y  conduisit,  et  le  lendemain  de 
leur  arrivée  ils  furent  trouvés  poignardés  dans  leur  lit. 

On  fixe  cette  triste  aventure  à  l'an  1670.  Stradella  était 
poète,  compositeur,  et  le  premier  chanteur  de  son  siècle. 

Je  répliquai  au  compatriote  de  Stradella  que  la  seule  dou- 
ceur des  sons,  quand  ils  seraient  privés  de  toute  mélodie, 
donne  un  plaisir  bien  réel,  même  aux  âmes  les  plus  sauva- 
ges. Lorsqu'en  1657  Murad  IV,  après  avoir  pris  Bagdad  d'as- 
saut, ordonna  qu'on  fît  main  basse  sur  tous  ses  habitants,  un 
seul  Persan  osa  élever  la  voix  :  il  s'écria  qu'on  le  conduisît 

11 


186  ŒL'VHES  DE   SÏEiNDHAL. 

à  Tempereur,  qu'il  avait  des  choses  importantes  à  lui  com- 
nuiniquev  avant  de  mourir. 

Arrivé  aux  pieds  de  Murad,  Scakculi  (tel  élait  le  nom  du 
Persan)  s'écria,  la  face  contre  terre  :  «  Seigneur,  ne  fais  pas 
périr  avec  moi  un  art  qui  vaut  tout  ton  empire  ;  entends-moi 
chanter,  et  puis  tu  ordonneras  ma  mort.  »  Murad  ayant  fait 
un  signe  de  consentement,  Scakculi  sortit  de  dessous  sa  robe 
une  petite  harpe,  et  improvisa  une  espèce  de  romance  sur 
la  ruine  de  Bagdad.  Le  farouche  Murad,  malgré  la  honte 
qu'éprouve  un  Turc  à  laisser  paraître  la  moindre  émotion, 
répandit  des  larmes  et  fit  cesser  le  massacre.  Scakculi  le 
suivit  à  Constantinople,  comblé  de  richesses;  il  y  introduisit 
la  musique  persane,  dans  laquelle  aucun  Européen  n'a  jamais 
pu  distinguer  un  chant  quelconque. 

Je  crois  voir  dans  Haydn  le  Tintoret  de  la  musique.  Il 
unit,  comme  le  peintre  vénitien,  àlénergie  de  Michel-Ange, 
le  feu,  Toriginalité,  labondance  des  inventions.  Tout  cela  est 
revêtu  d'un  coloris  aimable,  qui  donne  de  l'agrément  aux 
moindres  parties.  11  me  semble  cependant  que  le  Tintoret 
d'Eisensladt  était  plus  profond  dans  son  art  que  celui  de  Ve- 
nise ;  surtout  il  savait  travailler  lentement. 

La  manie  des  comparaisons  s'empare  de  moi.   Je  vous 

confie  mon  recueil,  à  condition  cependant  que  vous  n'en 

rirez  pas  trop.  Je  trouve  donc  que 

Pergolèse  et ,        .  i     n     u  •  i  ^    i 

°  >  sont  les  Raphaël  de  la  muMque. 

Cimarosa 


Paisiello 

est 

Le  Guide. 

Durante , 

Léonard  de  Vinci. 

liasse , 

Rubens. 

Hoendel , 

Michel-Ange. 

Galuppi  , 

Le  Hassan. 

VIE  DE  HAYDN  1«7 

Jomelli ,  Louis  Carrachc. 

Gluck  ,  Le  Caravage. 

Piccini ,  Le  Titien. 

Sacchini ,  Le  Corrége. 

Vinci ,  Fra  Bartolomeo. 

Anfossi ,  L'Albane. 

Zingarelli ,  Le  Guerchin. 

Mayer,  Carie  Maratte. 

Mozart ,  Le  Dominiquin. 

La  ressemblance  la  moins  imparfaite  est  celle  de  Pai- 
siello  et  du  Guide.  Quant  à  Mozart,  il  faudrait  que  le  Domi- 
niquin eût  eu  ini  caractère  encore  plus  mélancolique  pour 
lui  ressembler  entièrement. 

Le  peintre  a  eu  Texpression,  mais  elle  s'est  à  peu  près 
bornée  à  celle  de  l'innocence,  de  la  timidité  et  du  respect  ^ 
Mozart  a  peint  la  tendresse  la  plus  passionnée  et  la  plus  dé- 
licate dans  les  airs  : 

Vcdrù  mentr'  io  sospiro, 

Du  comle  Alniaviva  : 

Non  so  più  cosa  son  cosa  facio, 

De  Chérubin  ; 

Dovc  sono  i  bei  momenti, 

De  la  comtesse  ; 

Andiam,  mio  bene, 

De  Don  Juan  ; 

'  Voir  les  Deux  jeunes  Villes  innocentes  et  craintives,  n"  914,  du 
Musée,  où  l'on  peut  remarquer  que  la  c:uietc  manque  aussi  au  Douii- 
niquin.Les  anges,  qui  devraient  exprimer  les  mystères  joyeux,  n'ont 
point  l'air  heureux. 

Voir  aussi  la  Jeune  Femme  amenée  au  tribunal  cV Alexandre ^  n"9l9. 


188  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

la  grâce  la  plus  pure  dans 


et  dans 


La  mia  Doralice  capace  non  è. 

De  Cosi  fan  lutte; 


Giovanni  che  fate  al  anfiore, 

De  Don  Juan. 


La  beauté  et  Tair  de  bonheur  des  figures  de  Raphaël  se  re- 
connaissent bien  dans  les  mélodies  de  Cimarosa. 

On  sent  que  les  figures  qu'il  a  peintes  dans  Tinfortune 
sont  ordinairement  heureuses.  Voyez  Carolina,  dans  le  Ma- 
riage secret.  Celles  de  Mozart,  au  contraire,  ressemblent  aux 
vierges  d'Ossian,  de  beaux  cheveux  blonds,  des  yeux  bleus, 
souvent  remplis  de  larmes.  Elles  ne  sont  peut-être  pas  aussi 
belles  que  ces  brillantes  Italiennes,  mais  elles  sont  plus  tou- 
chantes. 

Entendez  le  rôle  de  la  comtesse,  chanté  dans  les  Soces  de 
Figaro  par  madame  Barilli;  supposez-le  joué  par  une  actrice 
passionnée,  par  madame  Strina-Sacchi,  belle  comme  made- 
moiselle Mars,  vous  direz  avec  Shakspeare  : 

Like  patience  siting  on  her  tomb . 

Les  jours  de  bonheur,  vous  préférerez  Cimarosa;  dans  les 
moments  de  tristesse,  Mozart  aura  Tavantage. 

J'aurais  pu  allonger  ma  liste  en  y  plaçant  les  peintres  ma- 
niéristes,  et  mettant  à  côté  de  leurs  noms  ceux  de  Grétry  et 
de  presque  tous  les  jeunes  compositeurs  allemands  et  ita- 
liens. Mais  ces  idées  sont  peut-être  tellement  particulières  à 
celui  qui  les  écrit,  qu  elles  vous  sembleront  bizarres. 


VIE  DE  HAYDN.  489 

Le  baron  de  Van-Swieten  voulait  faire  faire  à  Haydn  un 
troisième  oratorio  descriptif,  et  il  y  aurait  réussi  ;  mais  la 
mort  Tarrêta.  Je  m'arrête  aussi,  après  avoir  parcouru  avec 
vous  le  recueil  de  toutes  les  compositions  de  mon  héros. 

Qui  m'eût  dit,  en  vous  écrivant  pour  la  première  fois  sur 
Haydn,  il  y  a  quinze  mois,  que  mon  bavardage  se  prolonge- 
rait autant  ? 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  ne  pas  trop  vous  ennuyer  de  ces 
lettres,  et  elles  m'ont  procuré  deux  ou  trois  fois  par  semaine 
une  distraction  agréable.  Conservez-les.  Si  jamais  je  vais  à 
Paris,  je  les  relirai  peut-être  avec  plaisir. 

Adieu. 


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190  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 


LETTRE   XXï 


Salzbourg,  8  juin  1809. 


La  carrière  musicale  de  Haydn  finit  avec  les  Quatre  Sai- 
sows.  Ce  travail  et  l'âge  l'avaient  affaibli.  «  J'ai  fini,  me  dit-il 
quelque  temps  après  avoir  terminé  cet  oratorio,  ma  tête  n'est 
plus  la  même  ;  autrefois  les  idées  venaient  me  trouver  sans 
que  je  les  cherchasse,  maintenant  je  suis  obligé  de  courir 
après  elles,  et  je  ne  me  sens  pas  fait  pour  les  visites.  » 

Il  fit  cependant  encore  quelques  quatuors,  mais  il  ne  put 
jamais  achever  celui  qui  porte  le  numéro  84,  quoiqu'il  y  tra- 
vaillât depuis  trois  ans  presque  sans  interruption.  Dans  les 
derniers  temps,  il  s'occupait  à  mettre  des  basses  à  d'anciens 
airs  écossais  :  un  libraire  de  Londres  lui  donnait  deux  gui- 
nées  pour  chaque  air.  Il  en  arrangea  près  de  trois  cents  ; 
mais  en  1805  il  discontinua  aussi  ce  travail,  par  ordre  du 


VIE   DE   IIAYDJS.  191 

médecin.  La  vie  se  retirait  de  lui  ;  dès  qu'il  se  mettait  à  son 
piano,  il  avait  des  vertiges. 

C'est  aussi  à  compter  de  celte  époque  qu'il  n'est  plus  sorti 
de  son  jardin  de  Gumpendorff  :  il  envoie  à  ses  amis,  quand 
il  veut  se  rappeler  à  leur  soiivenii-,  un  i)illet  de  visite  de  sa 
composition. 

Les  paroles  disent  : 

«  Mes  forces  m'ont  abandonné,  je  ne  puis  plus  continuer.  )i 

La  musique  qui  les  accompagne,  s'arrêtant  au  milieu  de  la 
période,  et  sans  arriver  à  la  cadence,  exprime  bien  l'état  lan- 
guissant de  l'auteur. 


^fe^£E^^^ 


'a-f^ 


^^sgp^ 


nin    ist  aile  nieine  Kraft.  AU  und  schwach  bin  ich. 

Au  moment  où  je  vous  écris,  ce  grand  homme,  ou  plutôt 
la  partie  de  lui-même  qui  est  encore  ici-bas,  n'est  plus  occu- 
pée que  de  deux  idées  :  la  crainte  de  tomber  malade,  et  la 
crainte  de  manquer  d'argent.  A  tous  instants  il  prend  quel- 
ques gouttes  de  vin  de  Tokai,  et  c'est  avec  le  plus  grand  plai- 
sir qu'il  reçoit  les  présents  de  gibier  qui  peuvent  diminuer  la 
dépense  de  son  petit  ordinaire. 

Les  visites  de  ses  amis  le  réveillent  un  peu  ;  quelquefois 
même  il  suit  assez  bien  une  idée.  Par  exemple,  en  1805,  les 
journaux  de  Paris  annoncèrent  sa  mort,  et  comme  il  était 
membre  honoraire  de  l'Institut,  cette  compagnie  illustre,  qui 
n'a  pas  la  pesanteur  allemande,  fit  célébrer  une  messe  en  son 
honneur.  Cette  idée  amusa  beaucoup  Haydn.  Il  répétait  •  «  Si 


192  ŒUVRES   DE  STENDHAL, 

ces  messieurs  in  avaient  averti,  je  serais  allé  moi-même 
battre  la  mesure  de  la  belle  messe  de  Mozart  qu'ils  ont  fait 
exécuter  pour  moi.  »  Mais,  malgré  sa  plaisanterie,  au  fond 
du  cœur  il  était  fort  reconnaissant. 

Peu  après,  la  veuve  et  le  fils  de  Mozart  célébrèrent  le  jour 
de  naissance  de  Haydn  par  un  concert  qu'ils  donnèrent  au 
joli  théâtre  de  la  Wieden.  On  exécuta  une  cantate  que  le 
jeune  Mozart  avait  composée  en  riionneur  du  rival  immor- 
tel de  son  père.  11  faut  connaître  la  profonde  bonté  des  cœurs 
allemands  pour  se  figurer  l'effet  de  ce  concert.  Je  parierais 
que,  pendant  les  trois  heures  quil  dura,  il  n  y  eut  pas  une 
plaisanterie,  bonne  ou  mauvaise,  de  faite  dans  la  salle. 

Ce  jour  rappela  au  public  de  Vienne  la  perte  qu'il  avait 
faite,  et  celle  qu'il  était  sur  le  point  de  faire. 

On  s'arrangea  pour  donner  la  Crcation  avec  les  paroles 
italiennes  de  Carpani.  Cent  soixante  musiciens  se  réunirent 
chez  M.  le  prince  Lobkowitz. 

Ils  étaient  secondés  par  trois  belles  voix,  madame  Frischer 
de  Berlin,  MM.  Weilnuiller  et  Radiehi.  11  y  avait  plus  de 
quinze  cents  personnes  dans  la  salle.  Le  pauvre  vieillard 
voulut,  malgré  sa  faiblesse,  revoir  encore  ce  public  pour  le- 
quel il  avait  tant  travaillé.  On  l'apporta  sur  un  fauteuil  dans 
cette  belle  salle,  pleine  en  ce  moment  de  cœurs  éinus.  Ma- 
dame la  princesse  Esterhazy,  et  madame  de  Rurzbeck,  amie 
de  Haydn,  vont  à  sa  rencontre.  Les  fanfares  de  rorchestie,  et 
plus  encore  Tattendrissement  des  assistants,  annoncent  son 
arrivée.  On  le  place  au  milieu  de  trois  rangs  de  sièges  des- 
tinés à  ses  amis  et  à  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  d'illustre  à 
Vienne.  Salieri,  qui  dirigeait  l'orchestre,  vient  prendre  les 
ordres  de  Haydn  avant  de  commencer.  Ils  s'embrassent  ;  Sa- 
lieri le  quitte,  vole  à  sa  place,  et  l'orchestre  part  au  milieu 


VIE  DE   HAYDN.  ^^   193 

de  r attendrissement  générai.  On  peut  juger  si  celte  musique, 
toute  religieuse,  parut  sul).ime  à  des  cœurs  pénétrés  du  spec- 
tacle d'un  ^rand  homme  quittant  la  vie.  Environné  des 
grands,  de  ses  amis,  des  artistes,  de  femmes  charmantes 
dont  tous  les  yeux  étaient  fixés  sur  lui,  écoutant  les  louanges 
de  Dieu  imaginées  par  lui-même,  Ilaydn  fil  un  bel  adieu  au 
monde  et  à  la  vie. 

Le  chevalier  Capellini,  médecin  du  premier  ordre,  vint  à 
s'apercevoir  que  les  jambes  de  Haydn  n'étaient  pas  assez 
couvertes.  A  peine  avait-il  dit  un  mot  à  ses  voisins,  que  les 
plus  beaux  châles  abandonnèrent  les  femmes  charmantes 
qu'ils  couvraient  pour  venir  réchauffer  le  vieillard  chéri. 

Haydn,  que  tant  de  gloire  et  d'amour  avaient  fait  pleurer 
plusieurs  fois,  se  sentit  faible  à  la  fin  de  la  première  partie. 
On  enlève  son  fauteuil  :  au  moment  de  sortir  de  la  salle,  il 
fait  arrêter  les  porteurs,  remercie  d'abord  le  public  par  une 
inclination,  ensuite  se  tournant  vers  l'orchestre,  par  une  idée 
tout  à  fait  aHemande,  il  lève  les  mains  au  ciel,  et,  les  yeux 
pleins  de  larmes,  il  bénit  les  anciens  compagnons  de  ses  tra- 
vaux. 


M 


ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


LETTP.I':    XXII 


Devienne,  le  22  août  1809, 


De  retour  dans  la  capitale  de  rAutriche,  j'ai  à  vous  ap- 
prendre, mon  cher  aini,  que  la  larve  de  Haydn  nous  a  aussi 
quilles.  Ce  grand  honnne  n'exisle  plus  que  dans  noire  mé- 
moire. Je  vous  ai  dil  souvent  qu  il  s'était  extrêmement  af- 
faibli avant  d'entrer  dans  la  soixante-dix-huitième  année  de 
sa  vie,  qui  en  a  été  la  dernière.  11  s'approchait  de  son  piano, 
les  vertiges  paraissaient,  et  ses  mains  quittaient  les  touches 
pour  prendre  le  rosaire,  dernière  consolation. 

La  guerre  vint  à  sallumer  entre  l'Autriche  et  la  France. 
Celte  nouvelle  ranima  Haydn,  et  vint  user  le  reste  de  ses 
forces. 

A  chaque  inslant,  il  demandait  des  nouvelles,  il  allait  à 


VIE   DE  HAYDN.  195 

son  piano,  et  avec  le  filet  de  voix  qui  lui  restait,  il  chantait  : 

Dieu,  sauvez  François  !  ' 

Les  armées  françaises  firent  des  pas  de  géant.  Eni'm  par- 
venues à  Schœnbrunn,  à  une  demi-lieue  du  petit  jardin  de 
Haydn,  dans  la  nuit  du  10  mai,  elles  tirèrent  le  lendemain 
malin  quinze  cents  coups  de  canon  à  deu\  cents  pas  de 
chez  lui,  pour  prendre  cette  Vienne,  cette  ville  qu'il  aimait 
tant.  L'imagination  du  vieillard  la  voyait  mise  à  feu  et  à  sang. 
Quatre  obus  vinrent  tomber  tout  près  de  sa  maison.  Ses  deux 
domestiques,  pleins  de  frayeur,  accourent  auprès  de  lui  ;  le 
vieillard  se  ranime,  se  lève  de  son  fauteuil,  et,  avec  un  geste 
allier,  s'écrie  :  «  Pourquoi  celte  terreur?  Sachez  que  là  où 
est  Haydn  aucun  désastre  ne  peut  arriver.»  Un  frémissement 
convulsif  rempéche  de  continuer,  et  on  le  porte  à  son  lit.  Le 
26  mai  les  forces  diminuèrent  sensiblement.  Cependant,  s'é- 
tant  fait  porter  à  son  piano,  il  chanta  trois  fois,  avec  la  voix 
la  plus  forte  qu'il  put, 

Dieu,  sauvez  François  ! 

Ce  fut  le  chant  du  cygne.  À  son  piano  même,  il  tomba 
dans  une  espèce  d'assoupissement,  et  il  s'éteignit  enfin  le  51 
mai  au  malin.  11  avait  soixanle-dix-huit  ans  et  deux  mois. 

Madame  de  Kutzbeck,  au  moment  de  Foccupation  de 
Vienne,  Favait  prié  de  permettre  qu'on  le  transportai  chez 
elle,  dans  Finlérieur  de  la  ville  ;  il  la  remercia  et  souhaila  ne 
pas  quitter  sa  retraite  chérie. 

Haydn  fut  enterré  à  (jumpendorff,  comme  un  petii  particu- 
lier qu'il  était.  On  dit  cependant  que  le  prince  Esterhazy  a 
le  projet  de  lui  faire  ériger  un  tombeau. 


196  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Quelques  semaines  après  sa  mort  ou  exécuta  en  son  hon- 
neur, dans  réglise  des  Écossais,  le  Requiem  de  Mozart.  Je 
me  hasardai  à  venir  en  ville  pour  celte  cérémonie.  J'y  vis 
quelques  généraux  et  quelques  administrateurs  de  l'armée 
française.  Ils  avaient  l'air  touchés  de  la  perte  que  les  arts 
venaient  de  faire.  Je  reconnus  Taccent  de  ma  patrie.  Je  par- 
lai à  plusieurs,  entre  autres  à  un  homme  aimable  qui  portait, 
ce  jour-là,  l'uniforme  de  l'Institut  de  France,  que  je  trouvai 
fort  élégant. 

La  mémoire  de  Haydn  reçut  un  hommage  de  même  nature 
à  Breslau  et  au  Conservatoire  de  Paris;  on  chanta  à  Paris  un 
hymne  delà  composition  de  Cherubini.  Les  paroles  sont  as- 
sez plates,  à  Tordinaire  ;  mais  la  musique  est  digne  du  grand 
homme  qu'elle  célèbre. 

Toute  sa  vie,  Haydn  avait  été  très-religieux.  On  peut 
même  dire,  sans  vouloir  faire  le  prédicateur,  que  son  talent 
fut  augmenté  par  la  foi  sincère  qu'il  avait  aux  vérités  de 
la  religion.  Toutes  ses  partitions  portent  en  tête  les  mots  : 

In  nominf  Domini, 

Ou  ceux-ci  : 

Soli  Deo  gloria  : 

Et  on  lit  à  la  fin  de  toutes  : 

Laus  Deo. 

Quand,  au  milieu  de  la  composition,  il  sentait  sou  imagi- 
nation se  refroidir,  ou  que  quelque  difficulté  insurmontable 
l'arrêtait,  il  se  levait  du  piano,  prenait  son  rosaire  et  se  met- 


VIE  DE   HAYDN.  197 

tait  à  le  réciter.  Il  racontait  que  ce  moyen  n'avait  jamais 
manqué  de  lui  réussir  «  (Juand  je  travaillais  à  la  Création, 
me  disait-il,  je  me  sentais  si  pénétré  de  religion,  qu'avant 
de  me  mettre  au  piano,  je  priais  Dieu  avec  confiance  de  me 
donner  le  talent  nécessaire  pour  le  louer  dignement.  » 

Haydn  a  eu  pour  héritier  un  maréchal  ferrant  auquel  il  a 
laissé  trente-huit  mille  florins  en  papier,  soustraction  faite 
de  douze  mille  florins,  légués  par  lui  à  ses  deux  fidèles  do- 
mestiques. Ses  manuscrits,  vendus  à  l'encan,  ont  été  achetés 
par  le  prince  Esterhazy. 

Le  prince  Lichtenslein  voulut  avoir  l'ancien  perroquet  de 
notre  compositeur.  On  racontait  des  merveilles  de  cet  oi- 
seau :  quand  il  était  moins  vieux,  il  chantait,  disait-on,  et 
parlait  plusieurs  langues.  On  voulait  qu'il  fût  élève  de  son 
maître.  L'étonnement  du  maréchal  héritier,  quand  il  vit  que 
le  perroquet  était  payé  quatorze  cents  florins,  divertit  toute 
l'assemblée  assistant  à  la  vente.  Je  ne  sais  qui  a  acheté  sa 
montre.  L'amiral  Nelson,  passant  par  Vienne,  l'alla  voir,  lui 
demanda  en  cadeau  une  des  plumes  dont  il  se  servait,  et  en 
échange  le  pria  d'accepter  la  montre  qu'il  avait  portée  dans 
tant  de  combats. 

Haydn  avait  fait  son  épitaphe  • 

Veni,  scripsi,  vixi. 

11  ne  laisse  pas  de  postérité. 

On  peut  considérer  comme  ses  élèves  Cherubini,  Pleyel, 
Neukomm  et  Weigl  ^ 

*  Il  y  a  plusieurs  biographies  de  Haydn.  Je  crois,  comme  de  juste, 
la  mienne  la  plus  exacte.  Je  fais  grâce  au  lecteur  des  bonnes  raisons 


198  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Haydn  eut  la  même  faiblesse  que  le  célèbre  ministre  au- 
trichien prince  de  Kaunitz  :  il  ne  pouvait  souffrir  d'être 
peint  en  vieillard.  En  1800,  il  gronda  sérieusement  un  pein- 
tre qui  l'avait  représenté  tel  qu'il  était  alors,  c'est-à-dire 
dans  sa  soixante-huitième  année.  «  Si  j'étais  Haydn  quand 
j'avais  quarante  ans,  lui  dit-il,  pourquoi  voulez-vous  envoyer 
à  la  postérité  un  Haydn  de  soixante-huit  ans  ?  Ni  vous,  ni 
moi,  ne  gagnons  à  cet  échange.  » 

Telles  furent  la  vie  et  la  mort  de  cet  homme  célèbre. 

Pourquoi  tous  les  Français  illustres  dans  les  belles-lettres 
proprement  dites,  la  Fontaine,  Corneille,  Molière,  Racine, 
Bossuet,  se  donnèrent-ils  rendez-vous  vers  l'an  1060? 

Pourquoi  tous  les  grands  peintres  parurent-ils  vers  l'an 
1510  ?  Pourquoi,  depuis  ces  époques  fortunées,  la  nature  a- 
l-elle  été  si  avare  "^  Grandes  questions  pour  lesquelles  le  pu- 

sur  lesquelles  je  me  fonde.  Si  cependant  quelque  homme  instruit 
attaquait  les  faits  avancés  par  moi,  je  défendrais  leur  véracité.  Quant 
à  la  manière  de  sentir  la  musique,  tout  homme  en  a  une  à  lui,  ou 
n'en  a  pas  du  tout.  Au  reste,  il  n'y  a  peut-être  pas  une  seule  phrase 
dans  celle  brochure  qui  ne  soil  traduite  de  quelque  ouvrage  étranger. 
On  ne  peut  pasMrer  grande  vanité  de  quelques  lignes  de  réflexions 
sur  les  beaux-arls.  On  est  fort,  dans  notre  siècle,  pour  enseigner  aux 
autres  comment  il  faut  faire.  Dans  des  temps  plus  heureux,  on  faisait 
soi-même;  et  il  faut  avouer  que  c'était  une  manière  plus  directe  do 
prouver  qu'on  connaiss::il  les  vrais  principes  : 

Optumus  quisque  facere,  quàm  dicere,  sua  ah  aliis  benefacia  laudari, 
quàm  ipse  aliorum  narrare  malehat.  (Salluste,  Catilma.) 

L'aulour  a  fail  ce  qu'il  a  pu  pour  ôter  les  répélilions  qui  étaient 
sans  non  bre  dans  les  lettres  originales,  écrites  à  un  homme  fail 
pour  êire  supérieur  dans  les  beiux-arts,  niais  qui  venait  seulement 
de  s'apercevoir  qu'il  aimait  la  musique. 


VIE   DE   HAYDN.  499 

blic  adopte  une  réponse  nouvelle  tous  les  dix  ans,  parce 
qu'on  n'en  a  jamais  trouvé  de  satisfaisante. 

Une  chose  sûre,  c'est  qu'après  ces  époques  il  n'y  a  plus 
rien.  Voltaire  a  mille  mérites  différents;  Montesquieu  nous 
enseigne  avec  tout  le  piquant  possible  la  plus  utile  des  scien- 
ces ;  Buffon  a  parlé  avec  pompe  de  la  nature.  Rousseau,  le 
plus  grand  d'eux  en  littérature,  est  le  premier  des  Français 
pour  la  belle  prose.  Mais,  comme  littérateurs,  c'est-à-dire 
comme  gens  donnant  du  plaisir  avec  des  paroles  imprimées, 
combien  ces  grands  hommes  ne  sont-ils  pas  au-dessous  de  la 
Fontaine  et  de  Corneille,  par  exemple  ! 

Il  eu  est  de  même  en  peinture,  si  vous  exceptez  l'irruption 
heureuse  qui,  un  siècle  après  Raphaël  et  le  Corrége,  donna 
au  monde  le  Guide,  les  Carrache  et  le  Dominiquin. 

La  musique  aura-t-elle  le  même  sort?  Tout  porte  à  le 
croire.  Cimarosa,  Mozart,  Haydn  viennent  de  nous  (juiller. 
Rien  ne  paraît  pour  nous  consoler.  Pourquoi?  me  dira-t-on. 
Voici  ma  réponse  :  Les  artistes  d'aujourd'hui  les  imitent; 
eux  n'ont  imité  personne.  Une  fois  qu'ils  ont  su  le  méca- 
nisme de  l'art,  chacun  d'eux  a  écrit  ce  qui  faisait  plaisir  à 
son  âme.  Ils  ont  écrit  pour  eux  et  pour  ceux  qui  étaient  or- 
ganisés comme  eux. 

Lei  Pergolèse  et  les  Sacchini  ont  écrit  sous  la  dictée  des 
passions.  Actuellement  les  artistes  les  plus  distingués  tra- 
vaillent dans  le  genre  amusant.  Quoi  de  plus  divertissant 
que  les  Cantatrici  villane  de  Fioravanii?  Comparez-les  au 
Matrimonio  segreto.  Le  Matrimonio  fait  un  plaisir  extrême 
quand  on  est  dans  une  certaine  disposition  ;  les  Cantairici 
anuisent  toujours.  Je  prie  qu'on  se  souvienne  des  spectacles 
qu'on  donnait  aux  Tuileries  en  1810.  Tout  le  monde  préfé- 
rait les  Cantatrici  à  tous  les  autres  opéras  italiens,  parce 


200  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

que,  pour  être  amusé  par  ces  aimables  habitantes  de  Fras- 
cati,  il  l'aut  la  moindre  dose  de  sensibilité  dont  la  musique 
puisse  se  contenter,  et  c'était  précisément  ce  qu'on  avait  à 
leur  offrir.  Être  en  habit  habillé,  et  au  spectacle  d'une  cour 
toute  remplie  des  anxiétés  de  Tambition,  est  cerlainement  Kl 
disposition  la  moins  favorable  à  la  musique. 

Dans  les  arts,  et,  je  crois,  dans  tontes  les  actions  de 
l'homme  qui  admettent  de  l'originalité,  ou  l'on  est  soi-même, 
ou  l'on  n'est  rien.  Je  suppose  donc  que  les  musiciens  qui 
travaillent  dans  le  genre  amusant  trouvent  que  ce  genre  est 
le  meilleur  de  tous,  et  sont  des  gens  sans  véritable  chaleur 
dans  l'âme,  sans  passion.  Or,  (|ue  sont  les  arts  sans  véritable 
passion  dans  le  cœur  de  l'artiste  ? 

Apics  la  pureté  angélique  de  Virgile,  on  eut  à  Rome  l'es- 
pril  (le  Sénèque.  Nous  avons  aussi  nos  Sénèqnes  à  Paris,  qui, 
tout  en  vantant  la  belle  simplicité  et  le  naturel  de  Fénelon 
et  du  siècle  de  Louis  XIV,  s'en  éloignent  le  plus  possible  par 
un  style  pointu  et  plein  d'affectation.  De  même  Sacchini  et  Ci- 
marosa  disparaissent  des  théâtres  d'Italie,  pour  faire  place  à 
des  compositeurs  qui,  brûlant  de  se  distinguer,  tombent  dans 
la  recherche,  dans  l'extravagance,  dans  la  déraison, et  cher- 
chent plus  à  étonner  qu'à  toucher.  La  difficulté  et  l'ennui  du 
concerto  s'introduisent  partout.  Ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que 
l'habitude  des  mets  préparés  avec  toutes  les  épices  de  l'Inde 
rend  insensible  au  parfum  suave  de  la  pêche. 

On  dit  que  les  hommes  qui,  à  Paris,  veulent  se  conserver 
le  goût  pur  en  littérature,  ne  lisent,  comme  modèles,  que 
les  écrivains  qui  ont  paru  avant  la  fin  du  dix -septième  siè- 
cle, et  les  quatre  grands  auteurs  du  siècle  suivant;  ils  voient 
les  livres  qui  ont  paru  depuis  et  tous  ceux  qui  s'impriment 
journellement  pour  les  faits  qu'ils  peuvent  contenir. 


VIE  DE   HAYDN.  201 

Ilisloria,  qiioquo  modo  scriptn,  placct. 

Mais  ils  cherchent  à  se  garantir  de  h\  contagion  de  leur 
style. 

Peut-être  les  jeunes  musiciens  devraient-ils  faire  de  même. 
Sîtns  cela,  quel  moyen  de  se  garantir  de  ce  sénéqiiisme  général, 
qui  vicie  tous  les  arts,  et  auquel  je  ne  connais  crexception 
vivante  que  Canova,  car  Paisiello ne  travaille  plus? 


CATALOGUE 


des  œuvres  qie  joseph  haydn,  age  de  soixante-treize 

ans,  se  rappela  avoir  composées  depuis 

l'âge  de  dix-huit  ans. 


118  symphonies. 

MORCEAUX  POUR  LE  BARYTON  ,   INSTRUMENT  FAVORI  DU  FEU  PRINCE 
NICOLAS  ESTERHAZY. 

125  Divertissemenls  pour  le  baryton,  la  viole  et  le  vio 
loncelle. 
8  Duos. 

1 2  Sonates  pour  le  baryton  et  le  violoncelle. 
6  Morceaux  de  sérénade. 
5  Idem  à  huit  parties. 
5  Idem  à  cinq. 
1  Idem  à  trois. 
1  Idem  à  quatre. 
1  Idem  à  six. 


204  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

5  Concertos  avec  deux  violons  et  basse. 
En  tout  cent  soixante-trois  pièces  pour  le  baryton. 

DIVERTISSEMENTS  POUR  DIVERS  INSTRUMENTS  A  CINQ,  SIX  ,   SEPT,    HUIT 
ET  NEUF  PARTIES. 

5  Morceaux  à  cinq  parties 
1  Idem  à  quatre. 
9  Idem  à  six. 

1  Idem  à  huit. 

2  Idem  à  neuf. 

2  Idem  (Haydn  ne  se  souvenait  pas  à  combien  d'instru- 
ments). 
2  Marches. 
21  Morceaux  pour  deux  violons  et  violoncelle. 
C)  Sonates  à  violon  seul  avec  accompagnement  de  viole. 
Écho  pour  quatre  violons  et  deux  violoncelles. 

CONCERTOS. 

7)  pour  le  violon. 
5  pour  le  violoncelle. 
2  pour  la  contre-basse. 

1  pour  le  cor  en  D. 

2  pour  deux  cors. 

1  pour  la  clarinette. 
1  pour  la  flûte. 

MESSES,    OFFERTOIRES,    TE   DEUM,    SALVE    REGI>:A,   CHŒURS. 

1  Messe  Celemis. 

2  Messes  :  Sunt  bona  mixta  malis. 


VIE    DE  HAYDN.  205 

2  Messes  Brevis. 
\  Messe  de  saint  Joseph. 
G  Messes  pour  les  troupes  en  temps  de  guerre. 
7  Messes  solennelles. 
4  Offertoires. 

1  Salve  Regina  à  quatre  voix. 
1  Salve  pour  l'orgue  seul.  | 

1  Chant  pour  l'Avent. 
■  1  Répons  :  Laiida,  Sion,  Salvalorem. 

1  Te  Deiim. 

2  Chœurs. 

1  Stabat  Mater  à  grand  orchestre. 

82  Quatuors. 
1  Concerto  pour  Torgue. 

3  Idem  pour  le  clavecin. 

1  Divertissement  pour  le  clavecin  avec  un  violon,  deux 

cors  et  un  alto. 
1  Idem  à  quatre  mains. 
1  Idem  avec  le  baryton  et  deux  violons. 

4  Idem  avec  deux  violons  et  alto. 

1  Idem  composé  de  vingt  variations. 
15  Sonates  pour  le  piano-forte. 

1  Fantaisie. 

1  Caprice. 

1  Thème  avec  variation  en  i}. 

1  Thème  avec  variation  en  F. 
29  Sonates  pour  le  piano-forte  avec  violon  et  violoncelle. 
42  Allemandes,  parmi  lesquelles  quelques  chansons  ita- 
liennes et  des  duos. 
59  Canons  pour  plusieurs  voix. 


206  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

OPÉRAS    ALLEMANDS. 

Le  Diable  Boiteux. 

Philémon  et  Baucis,  pour  les  Marioiniettes,  en  1775. 
Le  Sabbat  des  Sorcières,  idem  eu  1775. 

Genoviefa,  opéra,  idem  en  1777. 

Didon,  opéra,  idem  en  1778. 

14    UPÉHAS    ITALIENS. 

La  Cantarina. 

Vlncontro  improviso. 

Lo  Speziale. 

La  Pescatrice.. 

Il  Mondo  délia  Liina. 

U Isola  desabitata. 

Vlnfedeltà  premiata. 

La  Vera  Costanza. 

Orlando  paladino. 

Àrmide. 

Acide  e  Galatea. 

Vlnfedeltà  delusa. 

Orfeo. 

ORATORIOS. 

Le  Retour  de  Tobie. 
Les  Paroles  du  Sauveur  sur  la  croix. 
La  Création  du  monde. 
Les  Quatre  Saisons, 
15  Cantates,  à  trois  et  à  quatre  voix. 


VIE   DE  HAYDN.  207 

E>i    ANGLAIS. 

# 

Sélection  of  original  songs,  150. 
210  Scoth  songs  With  symphonies  and  ace. 

OUVRAGES    ÉCRITS    PAR   lIAYDiN    PENDANT    SON    SÉJOUR    A    LONDRES; 
LISTE    COPIÉE    SUR    SON    JOURNAL. 

Orfeo,  opéra  séria, 
(j  Symphonies. 
Symphonie  concertante. 
La  Tempête,  chœur. 

5  Symphonies. 

Air  pour  Davide  le  père. 
Maccone  pour  Galhni. 

6  Quatuors. 

5  Sonates  pour  Drodevif. 
5  Sonates  pour  P. 

3  Sonates  pour  M.  Johnson. 
1  Sonate  en  F.  mineur. 

1  Sonate  en  G. 
Le  Songe. 

1  Compliment  pour  Harrington. 
(3  Chansons  anglaises. 

100  Chansons  écossaises. 
50  Idem. 

2  Divertissements  de  flûte. 
5  Symphonies. 

4  Chansons  pour  F. 
2  Marches. 

1  Air  pour  mistriss  P. 


208  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

i  God  save  the  King. 

1  Air  avec  orchestre. 

Invocation  à  Neptune. 

1  Canon,  les  Dix  Commandements. 

1  Marche,  le  Prince  de  Galles. 

2  Divertissements  à  plusieurs  voix. 
24  Menuets  et  airs  de  danse  allemands. 
12  Ballades  pour  lord  A. 

Différentes  chansons. 
Des  Canons. 

1  Chanson  avec  orchestre  pour  lord  A. 
i  Contredanses. 

0  Chansons. 
Ouverture  pour  Covent-Gardeu. 
Air  pour  M^  Banti. 

4  Chansons  écossaises. 

2  Chansons. 

2  Contredanses. 

5  Sonates  pour  Broderich. 


FLN  DES  LETTRES  SUR  HAYDN. 


VIE  DE  MOZART 


TRADUITE    DE   L  ALLEMAND 


PAR  M.  schlichti:groll 


12 


I 


LETTRE 


Venise,  le  21  juillet  1814. 


Vous  désirez,  mon  cher  ami,  une  notice  sur  la  vie  de  Mo- 
zart. J'ai  demandé  ce  qu'on  avait  de  mieux  sur  cet  homme 
célèbre,  et  j'ai  eu  ensuite  la  patience  de  traduire  pour  vous 
la  biographie  qu'a  donnée  M.  SchlichtegroU.  Elle  me  semble 
écrite  avec  candeur,  .le  vous  la  présente,  excusez  son  air 
simple. 


CHAPITRE    PREMIER 


DE  SON   ENFANCE. 


Le  père  de  Mozart  a  eu  la  plus  grande  influence  sur  la 
singulièie  destinée  de  son  lîis,  dont  il  a  développé  et  peut- 
être  modifié  les  dispositions  ;  il  est  donc  nécessaire  que  nous 
en  disions  d'abord  quelques  mots.  Léopold  Mozart  père  était 
fils  d'un  relieur  d'Augsbourg  ;  il  étudia  à  Salzbourg,  et,  en 
1745,  il  fut  admis  parmi  les  musiciens  du  prince  archevêque 
de  Salzbourg.  11  devint,  en  17G2,  sous-direcleur  de  la  cha- 
pelle du  prince.  Les  devoirs  de  son  emploi  n'absorbant  pas 
tout  son  tenq3s,  il  donnait  en  ville  des  leçons  de  composition 
musicale  et  de  violon.  Il  publia  même  un  ouvrage  intitulé 
Versuch,  etc.,  ou  Essai  sur  r Enseignement  raisonne  du  vio- 
lon, qui  eut  beaucoup  de  succès.  11  avait  épousé  Anne-Marie 
Pertl,  et  l'on  a  remarqué,  comme  une^circonstance  digne  de 

12. 


214  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

l'attention  d'un  observateur  exact,  que  ces  deux  époux,  qui 
ont  donné  le  jour  à  un  artiste  si  heureusement  organisé  pour 
riiarmonie  musicale,  étaient  cités  dans  Salzbourg  à  cause  de 
leur  rare  beauté. 

De  sept  enfants,  nés  de  ce  mariage,  deux  seuls  ont  vécu, 
une  fille,  Marie-Anne,  et  un  fils,  celui  dont  nous  allons  par- 
ler. Jean-ChrysLOStôme-Wolfgang-Théophile  Mozart  naquit  à 
Salzbourg  le  27  janvier  1756.  Peu  d'années  après,  Mozart 
père  cessa  de  donner  des  leçons  en  ville,  et  se  proposa  de 
consacrer  tout  le  temps  que  ses  devoirs  chez  le  prince  lui 
laisseraient  à  soigner  lui-même  l'éducation  musicale  de  ces 
deux  enfants.  La  fille,  un  peu  plus  âgée  que  Wolfgang,  pro- 
fita très- bien  de  ses  leçons,  et,  dans  les  voyages  qu'elle  fit 
dans  la  suite  avec  sa  famille,  elle  partageait  l'admiration 
qu'inspirait  le  talent  de  son  frère.  Elle  finit  par  se  marier  à 
un  conseiller  du  prince  archevêque  de  Salzbourg,  préférant, 
le  bonheur  domestique  à  la  renommée  d'un  grand  talent. 

Le  jeune  Mozart  avait  à  peu  près  trois  ans  lorsque  son 
père  commença  à  donner  des  leçons  de  clavecin  à  sa  sœui', 
qui  alors  en  avait  sept.  Mozart  manifesta  aussitôt  ses  éton- 
nantes dispositions  pour  la  musique  Son  bonheur  était  de 
chercher  des  tierces  sur  le  piano,  et  rien  n  égalait  sa  joie 
lorsqu'il  avait  trouvé  cet  accord  harmonieux.  Je  vais  entrer 
dans  des  détails  minutieux  qui,  je  suppose,  pourront  intéres- 
ser le  lecteur. 

Lorsqu'il  eut  quatre  ans,  son  père  conmiença  à  lui  ap- 
prendre, presque  en  jouant,  quelques  menuets,  et  d'autres 
morceaux  de  musique  ;  cette  occupation  était  aussi  agréable 
au  maître  qu'à  l'élève.  Pour  apprendre  un  menuet  il  follait 
une  demi-heure  à  Mozart,  et  à  peine  le  double  pour  un  mor- 
ceau de  plus  grande  étendue.  Aussitôt  après  il  les  jouait  avec 


VIE  DE  MOZART.  215 

la  plus  grande  neltelé,  et  parfaitement  en  mesure.  En  moins  ^^ 
d'une  année  il  fit  des  progrès  si  rapides,  qu'à  cinq  ans  il  in-  1|P 
ventait  déjà  de  petits  morceaux  de  musique  qu'il  jouait  à 
son  père,  et  que  ce  deinier,  pour  encourager  le  talent  nais- 
sant de  son  fils,  avait  la  complaisance  d'écrire.  Avant  Vépo- 
que  où  le  petit  Mozart  prit  du  goût  pour  la  musique,  il  aimait 
tellement  tous  les  jeux  de  son  âge  qui  pouvaient  un  peu  inté- 
resser son  esprit,  qu'il  leur  sacrifiait  jusqu'à  ses  repas.  Dans 
toutes  les  occasions  il  montrait  un  cœur  sensible  et  une  âme 
aimante.  Il  lui  arrivait  souvent  de  dire,  jusqu'à  dix  lois  dans 
la  journée,  aux  personnes  qui  s'occupaient  de  lui,  }r aimez- 
vous  bien?  et  lorsqu'en  badinant  elles  lui  disaient  que  non, 
on  voyait  aussitôt  des  larmes  rouler  dans  ses  yeux.  Du  mo- 
ment où  il  connut  la  musique,  son  goût  pour  les  jeux  et  les 
amusements  de  son  âge  s'évanouit,  ou,  pour  que  ces  amuse- 
ments lui  plussent,  il  fallait  y  mêler  de  la  musique.  Un  ami 
de  ses  parents  s'amusait  souvent  à  jouer  avec  lui  ;  quelque- 
fois ils  portaient  des  joujoux  en  procession  d'une  chambre 
dans  une  autre  ;  alors  celui  qui  n'avait  rien  à  porter  chantait 
une  marche,  ou  la  jouait  sur  le  violon. 

Durant  quelques  mois  le  goût  des  études  ordinaires  de 
l'enfance  prit  un  tel  ascendant  sur  Wolfgang,  qu'il  lui  sacrifia 
tout,  et  jusqu'à  là  musique.  Pendant  qu'il  apprit  à  calculer, 
on  voyait  toujours  les  tables,  les  chaises,  les  murs,  et  même 
le  plancher  couverts  de  chiffres  qu'il  y  traçait  avec  de  la 
craie.  La  vivacité  de  son  esprit  le  portait  à  s'attacher  facile- 
ment à  tous  les  objets  nouveaux  qu'on  lui  présentait.  La 
musique  cependant  redevint  l'objet  favori  de  ses  études  ;  il  y 
fit  des  progrès  si  rapides,  que  son  père,  quoiqu'il  fût  toujours 
avec  lui  et  à  portée  d'en  observer  la  marche,  les  regarda 
plus  d'une  fois  romme  un  prodige. 


216  (EUVRES  DE  STENDHAL. 

L'anecdole  suivante,  racontée  par  un  témoin  oculaire, 
prouvera  ce  qui  vient  d'être  dil.  Mozart  le  père  revenait  un 
jour  de  Téglise  avec  un  de  ses  amis  ;  il  trouva  son  fils  oc- 
cupé à  écrire.  «  Que  fais-tu  donc  là,  mon  ami?  lui  demanda- 
t-il.  —  Je  compose  un  concerto  pour  le  clavecin.  Je  suis 
presque  au  bout  de  la  première  partie.  —  Voyons  ce  beau 
griffonnage.  —  Non,  s'il  vous  plait,  je  n'ai  pas  encore  fini.  » 
Le  père  prit  cependant  le  papier  et  montra  à  son  ami  un  grif- 
fonnage de  notes  qu'on  pouvait  à  peine  déchiffrer  à  cause  des 
taches  d'encre.  Les  deux  amis  rirent  d'abord  de  bon  cœur 
de  ce  barbouillage;  mais  bientôt,  lorsque  Mozart  le  père 
l'eut  regardé  avec  attention,  ses  yeux  restèrent  longtemps 
fixés  sur  le  papier,  et  enfin  se  remplirent  de  larmes  d'admi- 
ration et  de  joie.  «Voyez  donc,  mon  ami,  dit-il  avec  émo- 
tion et  en  souriant,  comme  tout  est  composé  d'après  les  rè- 
gles ;  c'est  dommage  qu'on  ne  puisse  pas  faire  usage  de  ce 
morceau,  parce  qu'il  est  trop  difficile,  et  que  personne  ne 
pourrait  le  jouer.  —  Aussi  c'est  un  concerto,  reprit  le  jeune 
Mozart;  il  faut  l'étudier  jusqu'à  ce  qu'on  parvienne  à  le  jouer 
comme  il  faut.  Tenez,  voilà  comme  on  doit  s'y  prendre.  » 
'Aussitôt  il  commença  à  jouer,  mais  il  ne  réussit  qu'autant 
qu'il  fallait  pour  faire  voir  quelles  avaient  été  ses  idées.  A 
cette  époque,  le  jeune  Mozart  croyait  fern>ement  que  jouer 
un  concerto  et  faire  un  miracle  était  la  même  chose  ;  aussi 
la  composition  dont  on  vient  de  parler  était-elle  un  amas  de 
notes  posées  avec  justesse,  mais  qui  présentaient  tant  de 
difficultés,  que  le  plus  habile  musicien  eût  trouvé  impossible 
de  les  jouer. 

Le  jeune  Mozart  étonnait  tellement  son  père,  qu'il  conçut 
l'idée  de  voyager  et  de  faire  partager  son  admiration  pour 
son  fils  aux  cours  étrangères  et  à  celles  de  l'Allemagne.  Une 


VIE  DE  MOZART.  217 

telle  idée  n'a  rien  d'extraordinaire  en  ce  pays.  Ainsi,  dès  que 
Wolfgang  eut  atteint  sa  sixième  année,  la  famille  Mozart, 
composée  du  père,  de  la  mère,  de  la  fille  et  de  Wolfgang,  fit 
un  voyage  à  Munich.  L'électeur  entendit  les  deux  enfants, 
qui  reçurent  des  éloges  infinis.  Cette  première  course  réussit 
de  tous  points.  Les  jeunes  virtuoses,  de  retour  à  Salzbourg, 
et  charmés  de  l'accueil  qu'ils  avaient  reçu,  redoublèrent  d'ap- 
plication, et  parvinrent  à  un  degré  de  force  sur  le  piano,  qui 
n'avait  plus  besoin  de  leur  jeunesse  pour  être  extrêmement 
remarquable.  Pendant  l'automne  de  Tannée  1762,  toute  la 
famille  se  rendit  à  Vienne,  et  les  enfants  firent  de  la  musique 
à  la  cour. 

L'empereur  François  l"^  dit  alors  par  plaisanterie  au  petit 
Wolfgang  :  «  Il  n'est  pas  très-difficile  de  jouer  avec  tous  les 
doigts,  mais  ne  jouer  qu'avec  un  seul  doigt,  et  sur  un  cla- 
vecin caché,  voilà  ce  qui  mériterait  l'admiration.  »  Sans 
montrer  la  moindre  surprise  à  cette  étrange  proposition,  l'en- 
fant se  mit  sur-le-champ  à  jouer  d'un  seul  doigt,  et  avec  toute 
la  netteté  et  la  précision  possibles.  Il  demanda  qu'on  mît  un 
voile  sur  les  touches  du  clavecin,  et  continua  de  même  et 
comme  si  depuis  longtemps  il  se  fût  exercé  à  celte  manière. 

Dès  l'âge  le  plus  tendre,  Mozart,  animé  du  véritable  amour- 
propre  de  son  art,  ne  s'enorgueillissait  nullement  des  éloges 
qu'il  recevait  des  grands  personnages.  Il  n'exécutait  que  des 
bagatelles  insignifiantes  lorsqu'il  avait  affaire  à  des  gens  qui 
ne  se  connaissaient  pas  en  musique.  Il  jouait,  au  contraire, 
avec  tout  le  feu  et  toute  l'attention  dont  il  était  susceptible, 
dès  qu'il  était  en  présence  de  connaisseurs,  et  souvent  son 
père  fut  obligé  d'user  de  subterfuges  et  de  faire  passer  pour 
coimaisseursen  musique  les  grands  seigneurs  devant  lesquels 
il   devait  paraître.  Lorsque,  âgé  de  six4\ns,  le  jeune  Mozart 


218  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

se  mit  au  clavecin  pour  jouer  en  présence  de  l'empereur 
François,  il  s'adressa  au  prince,  el  lui  dit  :  «  M.  Wagenseil 
n'est-il  pas  ici?  C'est  lui  qu'il  faut  faire  venir;  il  s'y  con- 
naît. ))  L'empereur  fit  appeler  Wagenseil,  el  lui  céda  sa  place 
auprès  du  clavecin.  «  Monsieur,  dit  alors  Mozart  au  compo- 
siteur, je  joue  un  de  vos  concertos,  il  faut  que  vous  me  tour- 
niez les  feuilles.  » 

Jusqu'alors  Wolfgang  n'avait  joué  que  du  clavecin,  et  l'ha- 
bileté extraordinaire  qu'il  montrait  sur  cet  instrument  sem- 
blait éloigner  jusqu'à  l'idée  de  vouloir  qu'il  s'appliquât  aussi 
à  quelque  autre.  Mais  le  génie  qui  l'animait  devança  de 
beaucoup  tout  ce  qu'on  aurait  osé  désirer  :  il  n'eut  pas  même 
besoin  de  leçons. 

En  revenant  de  Vienne  à  Salzbourg  avec  ses  parents,  il 
rapporta  un  petit  violon  dont  on  lui  avait  fait  présent  pen- 
dant son  séjour  dans  la  capitale  ;  il  s'amusait  avec  cet  in- 
strument. Peu  de  temps  après  ce  retour,  Wenzl ,  habile 
violon,  et  qui  commençait  alors  à  composer,  vint  trouver 
Mozart  le  père,  pour  lui  demander  ses  observatioDS  sur  six 
trios  qu'il  avait  faits  pendant  le  voyage  de  celui-ci  à  Vienne. 
Schachtner,  trompette  de  la  musique  de  l'archevêque,  l'une 
des  personnes  auxquelles  le  jeune  Mozart  était  le  plus  atta- 
ché, se  trouvait  en  ce  moment  chez  son  père,  et  c'est  lui- 
même  que  nous  laisserons  parler.  «  Le  père,  dit  Schachtner, 
jouait  de  la  basse,  Wenzl  le  premier  violon,  et  moi  je  devais 
jouer  le  second  violon.  Le  jeune  Mozart  demanda  la  permis- 
sion de  faire  cette  dernière  partie  ;  mais  le  père  le  gronda 
de  cette  demande  enfantine,  lui  disant  que,  puisqu'il  n'avait 
pas  reçu  de  leçons  régulières  de  violon,  il  ne  devait  pas  être 
en  état  de  bien  jouer.  Le  fils  répliqua  que,  pour  jouer  le  se- 
cond violon,  il  ne  lui  semblait  pas  indispensable  d'avoir  reçu 


VIE  DE   MOZART.  219 

des  leçons.  Le  peie,  à  moitié  fâché  de  celte  réponse,  lui  dit 
de  s'en  aller  et  de  ne  plus  nous  interrompre.  Wolfgang  en  fut 
tellement  affecté,  qu  il  commença  à  pleurer  à  chaudes  lar- 
mes :  comme  il  s'en  allait  avec  son  petit  violon,  je  priai 
qu'on  lui  accordât  la  permission  de  jouer  avec  moi.  Le  père 
y  consentit  après  bien  des  difficullés.  Eh  bien,  dit-il  à  Wolf- 
gang, tu  pourras  jouer  avec  M.  Schachtner,  mais  sous  la 
condition  que  ce  sera  tout  doucement,  et  qu'on  ne  l'enten- 
dra pas;  sans  cela,  je  te  ferai  sortir  sur-le-champ.  Nous  com- 
mençons le  trio,  et  le  petit  Mozart  joue  avec  moi  :  je  ne  fus 
pas  longtemps  à  m'apercevoir,  avec  le  plus  grand  étonnement, 
que  j'étais  tout  à  fait  inutile.  Sans  dire  un  mot,  je  mis  mou 
violon  de  côté,  en  regardant  le  père,  à  qui  cette  scène  fai- 
sait verser  des  larmes  de  tendresse.  L'enfant  joua  de  même 
les  six  trios.  Les  éloges  que  nous  lui  prodiguâmes  alors  le 
rendirent  assez  hardi  pour  prétendre  qu'il  jouerait  bien  aussi 
le  premier  violon.  Par  plaisanterie  nous  en  fîmes  Tessai,  et 
nous  ne  pouvions  pas  nous  empêcher  de  rire  en  l'entendant 
faire  cette  partie,  d'une  manière  tout  à  fait  irrégulière,  il  est 
vrai,  mais  du  moins  de  façon  à  ne  jamais  rester  court.  » 

Chaque  jour  amenait  de  nouvelles  preuves  de  l'excellente 
organisation  de  Mozart  pour  la  musique.  Il  savait  distinguer 
et  indiquer  les  plus  légères  différences  entre  les  sons  ;  et 
tout  son  faux,  ou  seulement  rude  et  non  adouci  par  quelque 
accord,  était  pour  lui  une  torture.  C'est  ainsi  que,  durant  sa 
première  enfance,  et  môme  jusqu'à  l'âge  de  dix  ans,  il  eut 
une  horreur  invincible  de  la  trompette,  lorsqu'elle  ne 
servait  pas  uniquement  pour  accompagner  un  morceau 
de  musique;  quand  on  lui  montrait  cet  instrument,  il 
faisait  sur  lui  à  peu  près  l'impression  que  produit  sur 
d'autres  enfants  un  pistolet  chargé  qu'on  tourne  contre  eux 


220  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

par  plaisanterie.  Son  père  crut  pouvoir  le  guérir  de  celle 
frayeur  en  faisanl  sonner  de  la  Irompelle  en  sa  présence, 
malgré  les  prières  du  jeune  Mozart  pour  qu'on  lui  épargnât 
ce  tourment;  mais,  au  premier  son,  il  pâlit,  tomba  sur  le 
plancher  ;  et  vraisemblablement  il  aurait  eu  des  convulsions 
si  on  n'avait  cessé  de  jouer  sur-le-champ. 

Depuis  qu'il  avait  fait  ses  preuves  sur  le  violon,  il  se  ser- 
vait quelquefois  de  celui  de  Schachtner,  cet  ami  de  la  fa- 
mille Mozart,  dont  il  vient  d'être  question  ;  il  en  faisait  un 
grand  éloge,  parce  qu'il  en  tirait  des  sons  extrêmement 
doux.  Schachtner  arriva  un  jour  chez  le  jeune  Mozart  pen- 
dant qu'il  s'amusait  à  jouer  de  son  propre  violon.  Que  [ail 
votre  violon  ?  fut  la  première  demande  de  l'enfant,  et  puis  il 
continua  de  jouer  des  fantaisies.  Enfin,  après  avoir  rétléchi 
quelques  instants,  il  dit  à  Schachtner  :  «  Ne  pourriez-vous 
pas  laisser  votre  violon  accordé  comme  il  l'était  la  dernière 
fois  que  je  m'en  suis  servi  ?  Il  est  à  un  demi-quart  de  ton 
au-dessous  de  celui  que  je  tiens.  »  On  rit  d'abord  de  celle 
exactitude  scrupuleuse;  mais  Mozart  père,  qui  déjà  plu- 
sieurs fois  avait  eu  occasion  d'observer  la  singulière  mémoire 
que  son  fils  avait  pour  retenir  les  tons,  fit  apporter  le  vio- 
lon ;  et,  au  grand  étonnement  de  tous  les  assistants,  il  était 
à  un  demi-quart  de  ton  au-dessous  de  celui  que  Wolfgang 
tenait. 

Quoique  l'enfant  vil  tous  les  jours  de  nouvelles  preuves 
de  rélonnement  et  de  l'admiration  que  ses  talents  inspi- 
raient, j]  ne  devint  ni  opiniâtre  ni  orgueilleux  ;  homme  pour 
le  talent,  il  a  toujours  été,  dans  toul  le  reste,  l'enfant  le  plus 
complaisant  et  le  plus  docile.  Jamais  il  ne  s'est  montré  mé- 
content de  ce  que  lui  ordonnait  son  père.  Lors  môme  qu'il 
s'était  fait  entendre  une  journée  entière,  il  continuait  de 


VJE   DE   MO Z  A  UT  221 

jouer,  sans  la  moindre  humeur,  dès  que  son  père  le  désirait. 
Il  comprenait  et  exécutait  les  moindres  signes  que  lui  fai- 
saient ses  parents.  11  poussait  même  l'obéissance  jusqu'au 
point  de  refuser  des  bonbons  lorsqu'il  n'avait  pas  la  permis- 
sion de  les  accepter. 

Au  mois  de  juillet  1765,  par  conséquent  lorsqu'il  avait 
sept  ans,  sa  famille  entreprit  son  premier  voyage  hors  de 
TAUemagne,  et  c'est  de  cette  époque  que  date,  en  Europe, 
la  célébrité  du  nom  de  Mozart.  La  tournée  commença  par 
Munich,  où  le  jeune  virtuose  joua  un  concerto  de  violon  en 
présence  de  Télecteur,  après  avoir  préludé  de  fantaisie.  A 
Augsbourg,  à  Manheim,  à  Francfort,  à  Coblentz,  à  Bruxelles, 
les  deux  enfants  donnèrent  des  concerts  publics  ou  jouèrent 
devant  les  princes  du  pays,  et  partout  ils  reçurent  les  plus 
grands  éloges. 

Au  mois  de  novembre  ils  arrivèrent  à  Paris,  où  ils  restè- 
rent cinq  mois.  Us  se  firent  entendre  à  Versailles,  et  Wolf- 
gang  toucha  l'orgue,  en  présence  de  la  cour,  dans  la  cha- 
l)elle  du  roi.  A  Paris,  ils  donnèrent  deux  grands  concerts 
publics,  et  reçurent  de  tout  le  monde  l'accueil  le  plus  dis- 
tingué. Ils  y  eurent  même  l'honneur  du  portrait  :  on  grava 
le  père  au  milieu  de  ses  deux  enfants,  d'après  un  dessin  de 
Carmontelle.  Ce  fut  à  Paris  que  le  jeune  Mozart  composa  et 
publia  ses  deux  premières  œuvres.  Il  dédia  la  première  à 
madame  Victoire,  seconde  fille  de  Louis  XV,  et  l'autre  à 
madame  la  comtesse  de  Tessé. 

En  avril  1764,  les  Mozart  passèrent  en  Angleterre,  où  ils 
demeurèrent  jusque  vers  le  milieu  de  l'année  suivante.  Les 
enfants  jouèrent  devant  le  roi,  et,  comme  à  Versailles,  le  fils 
loucha  l'orgue  de  la  chapelle  royale.  On  fit  plus  de  cas,  à 
Londres,  de  son  jeu  sur  l'orgue  qufe-  sur  le  clavecin.  Il  y 

13 


±2-2  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

donna,  avec  sa  sœur,  un  grand  concerL  donl  luules  les  sym- 
phonies étaient  de  sa  composition. 

On  pense  bien  que  les  deux  enfants,  et  surtout  Wolfgang, 
ne  s'arrêtèrent  pas  au  degré  de  perfection  qui  leur  procurait 
tous  les  jours  des  applaudissements  si  flatteurs.  [Malgré  leurs 
déplacements  continuels,  ils  travaillaient  avec  une  régularité 
extrême.  Ce  fut  à  Londres  qu'ils  commencèrent  à  jouer  des 
concertos  sur  deux  clavecins.  Wolfgang  commença  .aussi  à 
chanter  de  grands  airs,  ce  dont  il  s'acquittait  avec  beaucoup 
de  sentiment.  A  Paris  et  à  Londres  les  incrédules  lui  avaient 
présenté  différents  morceaux  difficiles  de  Bach,  de  Hsendel, 
et  daulres  maîtres  ;  il  les  jouait  sur-le-champ  à  la  première 
vue  et  avec  loule  la  justesse  possible.  Un  jour,  chez  le  roi 
d'Angleterre,  d  après  une  basse  seulement,  il  exécuta  un 
morceau  plein  de  méiodie.  Une  autre  fois,  Christian  Bach, 
le  maître  de  musique  de  la  reine,  prit  le  petit  Mozart 
entre  ses  genoux,  et  joua  quelques  mesures.  Mozart  con- 
tinua ensuite,  et  ils  jouèrent  ainsi  alternativement  une 
sonaie  entière  avec  tant  de  précision,  que  tous  ceux  qui 
ne  pouvaient  les  voir  crurent  que  la  sonate  avait  été 
jouée  par  la  même  personne.  Pendant  son  séjour  en  Angle- 
ten  r,  et  par  conséquent  à  Tâge  de.huit  ans,  Wolfgang  com- 
posa six  bonates,  qu'il  fit  graver  à  Londres,  et  qu'il  dédia  à 
la  reine. 

Au  mois  de  juillet  1765,  la  famille  Mozart  repassa  à  Ca- 
lais ;  de  là  elle  continua  son  voyage  par  la  Flandre,  où  le 
jeune  virtuose  loucha  souvent  lorgue  dans  les  éghses  des 
monastères  et  dans  les  cathédrales.  A  La  Haye,  les  deux  en- 
faiits  firenl,  i'uu  après  Vautre,  une  maladie  qui  donna  à 
crcunilre  pour  leurs  jours.  Ils  fureiit  quatre  mois  à  se  réta- 
blir. Wolfgang,  pendant  sa  convalescence,  fit  six  sonates 


VIE  DE   MOZART.  223 

pour  le  piano,  qu'il  dédia  à  la  princesse  de  Nassau-Weil- 
bour.  Au  commencement  de  Tannée  1766,  ils  passèrent  un 
mois  à  Amsterdam,  d'où  ils  se  rendirent  à  La  Haye,  pour 
assister  à  la  fêle  de  Tinstallation  du  prince  d'Orange.  Le  fils 
composa,  pour  cette  solennité,  un  quolibet  pour  tous  les  in- 
struments, ainsi  que  différentes  variations  et  quelques  airs 
pour  la  princesse. 

Après  avoir  joué  plusieurs  fois  en  présence  du  stathouder, 
ils  revinrent  à  Paris,  où  ils  passèrent  deux  mois.  Enfin,  ils 
rentrèrent  en  Allemagne  par  Lyon  et  la  Suisse.  A  Munich, 
l'électeur  proposa  au  jeune  Mozart  un  thème  musical,  et  lui 
demanda  de  le  développer  et  de  récrire  sur-le-champ.  C'est 
ce  qu'il  fit  en  présence  du  prince,  et  sans  se  servir  de  cla- 
vecin ni  de  violon.  Après  avoir  fini  de  l'écrire,  il  le  joua,  ce 
qui  excita  au  plus  haut  degré  l'étonnement  de  l'électeur  et 
de  toute  sa  cour.  Après  une  absence  de  plus  de  trois  ans,  ils 
revinrent  à  Salzbourg  vers  la  fin  de  novembre  1766;  ils  y 
restèrent  jusqu'à  l'automne  de  l'année  suivante  ;  et  Wolf- 
gang,  plus  tranquille,  sembla  doubler  soQ.  talent.  En  1768, 
les  enfants  jouèrent  à  Vienne,  en  présence  de  l'empereur 
Joseph  II,  qui  chargea  le  jeune  Mozart  de  composer  la  mu- 
sique d'un  opéra  buffa.  C'était  hFinta  simplice:  elle  fut  ap- 
prouvée par  le  maître  de  chapelle  liasse  et  par  Métastase  ; 
mais  elle  ne  fut  pas  exécutée  sur  le  théâtre.  Plusieurs  fois, 
chez  les  maîtres  de  chapelle  Bono  et  liasse,  chez  Métastase, 
chez  le  duc  de  Bragance,  chez  le  prince  de  Kaunilz,  le  père 
fit  donner  à  son  fils  le  premier  air  italien  qu'on  trouvait  sous 
la  main,  et  celui-ci  composait  les  parties  de  tous  les  instru- 
ments en  présence  de  l'assemblée.  Lors  de  l'inauguration  de 
l'église  des  Orphelins,  il  fit  la  musique  de  la  messe,  celle  du 
motel,  et  un  duo  de  trompettes;  et,  quoiqu'il  n'eût  alors 


^2^24  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

que  douze  ans,  il  dirigea  celte  musique  solennelle  en  présence 
de  la  cour  impériale. 

11  revint  passer  Tannée  1769  à  Salzbourg.  Au  mois  de  dé- 
cembre, son  père  le  mena  en  Italie.  Wolfgang  venait  d'être 
nommé  maître  de  concert  de  rarchevêque  de  Salzbourg.  On 
s'imagine  facilement  Taccueil  que  reçut  en  Italie  cet  enfant 
célèbre,  qui  avait  excité  tant  d'admiration  dans  les  autres 
parties  de  TEurope. 

Le  tbéâtre  de  sa  gloire,  à  Milan,  fut  la  maison  du  comte 
Firtuian,  gouverneur  général.  Après  avoir  reçu  le  poème  de 
l'opéra  qu  on  devait  représenter  pendant  le  carnaval  de  Tan- 
née 1771,  et  dont  il  se  chargea  de  faire  la  musique,  Wolf- 
gang quitta  Milan  au  mois  de  mars  1770.  A  Bologne  il  trouva 
un  admirateur  animé  du  plus  vif  enthousiasme  dans  la  per- 
sonne du  fameux  père  Martini,  le  même  auquel  Jomelli  était 
venu  demander  des  leçons.  Le  père  Martini  et  les  amateurs  de 
Bologne  furent  transportés  de  voir  un  enfant  de  treize  ans, 
très-petit  pour  son  âge,  et  qui  ne  paraissait  pas  en  avoir  dix, 
développer  tous  1^  thèmes  de  fugue  proposés  par  Martini, 
et  les  exécuter  sur  le  piano  sans  hésiter  et  avec  toute  la  pré- 
cision possible.  A  Florence  il  excita  le  même  étonnement 
par  la  précision  avec  laquelle  il  joua,  à  la  première  vue,  les 
fugues  et  les  thèmes  les  plus  difficiles  que  lui  proposa  le 
marquis  de  Ligneville,  célèbre  amateur.  Nous  avons  sur  son 
séjour  à  Florence  une  anecdote  étrangère  à  la  musique.  Il  fit 
dans  cette  ville  la  connaissance  d'un  jeune  Anglais  nommé 
Thomas  Linley.  qui  avait  environ  quatorze  ans,  c'est-à-dire 
à  peu  près  son  âge.  Linley  était  élève  de  Martini,  célèbre 
violon,  et  jouait  de  cet  instrument  ;ivec  une  grâce  et  une 
habileté  admirables.  L' amitié  de  ces  deux  enfants  devint  une 
passion.  Le  jour  de  leur  séparation,  Linley  donna  à  son  ami 


VI K  DE  MOZART.  225 

Mozart  des  vers  qu'il  avait  demandés  sur  ce  sujet  à  la  célèbre 
Corilla;  il  accompagna  la  voiture  de  Wolfgang  jusqu  à  la 
ville,  et  les  deux  enfants  prirent  congé  l'un  de  Tautre  en 
versant  des  torrents  de  larmes. 

Mozart  et  son  fils  se  rendirent  à  Rome  pour  la  semaine 
sainte.  On  pense  bien  qu  ils  ne  manquèrent  pas  d'aller,  le 
soir  du  mercredi  saint,  à  la  chapelle  Sixtine,  entendre  le  cé- 
lèbre Miserere.  Comme  on  disait  alors  qu  il  était  défendu  aux 
musiciens  du  pape,  sous  peine  d'excommunication,  d'en 
donner  des  copies,  Wolfgang  se  proposa  de  le  retenir  par 
cœur.  Il  récrivit,  en  effet,  en  rentrant  à  l'auberge.  Ce  Mise- 
rere étant  répété  le  vendredi  saint,  il  y  assista  encore,  en 
tenant  le  manuscrit  dans  son  chapeau,  et  y  put  faire  ainsi 
quelques  corrections.  Cette  anecdote  fit  sensation  dans  la 
ville.  Les  Romains,  doutant  un  peu  de  la  chose,  engagèrent 
Tenfanl  à  chanter  ce  Miserere  dans  un  concert.  11  s'en  ac- 
quitta à  ravir.  Le  castrat  Cristofori,  qui  l'avait  chanté  à  la 
chapelle  Sixtine,  et  qui  était  présent,  rendit,  par  son  éton- 
nement,  le  triomphe  de  Mozart  complet. 

La  difficulté  de  ce  que  faisait  Mozart  est  bien  plus  grande 
qu'on  ne  se  l'imaginerait  d'abord.  Mais  je  supplie  qu'on  me 
permette  quelques  détails  sur  la  chapelle  Sixtine  et  sur  le 
Miserere. 

11  y  a  ordinairement  dans  cette  chapelle  au  moins  trente- 
deux  voix,  et  ni  orgue,  ni  aucun  instrument  pour  les  accom- 
pagner ou  les  soutenir.  Cet  établissement  atteignit  le  plus 
haut  point  de  perfection  auquel  il  soit  parvenu  vers  le  com- 
mencement du  dix-huitième  siècle.  Depuis,  les  salaires  des 
chantres  étant  restés  nominativement  les  mêmes  à  la  chapelle 
du  pape,  et  par  conséquent  ayant  beaucoup  diminué,  tan- 
dis que  l'opéra  prenait  fîiveur.  H   qu'on  offrait  aux  habiles 


226  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

chanteurs  des  prix  incoimus  jusqu'alors,  peu  à  peu  la  cha- 
pelle Slxlme  u'a  plus  eu  les  premiers  talents. 

Le  Miserere  qu'on  y  chante  deux  fois  pendant  la  semaine 
sainte,  et  qui  fait  un  tel  effet  sur  les  étrangers,  a  été  com- 
posé, il  y  a  deux  cents  ans  environ,  par  Gregorio  AUegri,  un 
des  descendants  d'Antonio  AUegri,  si  connu  sous  le  nom  du 
Corrége.  Au  moment  où  il  commence,  le  pape  et  les  cardi- 
naux se  prosternent  :  la  lumière  des  cierges  éclaire  le  Juge- 
ment dernier,  que  Michel-Ange  peignit  contre  le  mur  auquel 
l'autel  est  adossé.  A  mesure  que  le  Miserere  avance,  on  éteint 
successivement  les  cierges  ;  les  figures  de  tant  de  malheu- 
reux, peintes  avec  une  énergie  si  terrible  par  Michel-Ange, 
n'en  deviennent  que  plus  imposantes  à  demi  éclairées  par  la 
pâle  lueur  des  derniers  cierges  qui  restent  allumés.  Lorsque 
le  Miserere  est  sur  le  point  de  finir,  le  maître  de  chapelle, 
qui  bat  la  mesure,  la  ralentit  insensiblement,  les  chanteurs 
diminuent  le  volume  de  leurs  voix,  Tharnionie  s'éteint  peu 
à  peu,  et  le  pécheur,  confondu  devant  la  majesté  de  son 
Dieu,  et  prosterné  devant  son  trône,  semble  attendre  en  si- 
lence la  voix  qui  va  le  juger. 

L'effet  sublime  de  ce  morceau  tient,  ce  me  semble,  et  à  la 
manière  dont  il  est  chanté  et  au  lieu  où  on  l'exécute.  La 
tradition  a  appris  aux  chanteurs  du  pape  certaines  manières 
de  porter  la  voix  qui  sont  du  plus  grand  effet,  et  qu  il  est 
impossible  d'exprimer  par  des  notes.  Leur  chant  remplit 
au  plus  haul  point  la  condition  qui  rend  la  musique  tou- 
chante. On  répète  la  même  mélodie  sur  tous  les  versets  du 
psaume;  mais  cette  musique,  semblable  par  les  masses, 
nest  point  exactement  la  même  dans  les  détails.  Ainsi  elle 
est  facilement  comprise,  et  cependant  évite  ce  qui  pour- 
rait ennuyer.  L'usage  de  la  chapelle  Sixtine  est  d'accélé- 


VIE  DE   MOZART.  '227 

rer  ou  de  ralentir  la  mesure  sur  certains  mots,  de  renfler 
ou  de  diminuer  les  sons  suivant  le  sens  des  paroles,  et 
de  chanter  quelques  versets  entiers  plus  vivement  que 
d'autres. 

Voici  maintenant  ce  qui  montre  la  difficulté  du  tour  de 
force  exécuté  par  Mozart  en  chantant  le  Miserere.  On  raconte 
que  l'empereur  Léopold  V%  qui  non-seulement  aimait  la  mu- 
sique, mais  encore  était  bon  compositeur  lui-même,  fit  de- 
mander au  pape,  par  son  ambassadeur,  une  copie  du  Miserere 
d'Allegri  pour  l'usage  de  la  chapelle  impériale  de  Vienne,  ce 
qui  fut  accordé.  Le  maître  de  la  chapelle  Sixtine  fit  faire 
cette  copie,  et  Ton  se  hâta  de  l'envoyer  à  l'empereur,  qui 

.avait  alors  à  son  service  les  premiers   chanteurs  de   ce 
temps-là. 
Malgré  leurs  talents,  le  Miserere  d'Allegri  n'ayant  fait  à  la 

'  cour  de  Vienne  d'autre  effet  que  celui  d'un  faux  bourdon 
assez  plat,  l'empereur  et  toute  sa  cour  pensèrent  que  le  maî- 
tre de  chapelle  du  pape,  jaloux  de  garder  le  Miserere,  avait 
éludé  l'ordre  de  son  maître  et  envoyé  une  composition  vul- 
gaire. L'empereur  expédia  sar~le-champ  un  courrier  au 
pape,  pour  se  plaindre  de  ce  manque  de  respect  ;  et  le  maî- 
tre de  chapelle  fut  renvoyé,  sans  que  le  pape,  indigné,  voulût 
même  écouter  sa  juslitication.  Ce  pauvre  homme  obtint  pour- 
tant d'un  des  cardinaux  qu  il  plaiderait  sa  cause  et  ferait  en- 
tendre au  pape  que  la  manière  d'exécuter  ce  Miserere  ne 
pouvait  s'exprimer  par  des  notes,  ni  s'apprendre  qu'avec 
beaucoup  de  temps  et  par  des  leçons  répétées  des  chantres 
de  la  chapelle  qui  possédaient  la  tradition.  Sa  Sainteté,  qyi  ne 
se  connaissait  pas  en  musique,  put  à  peine  comprendre 
comment  les  mêmes  notes  n'avaient  pas,  à  Vienne,  la  même 
valeur  qu'à  Rouie.  Cependant  elle  ordonna  au  pauvre  maître 


228  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

de  chapelle  d'écrire  sa  défense  pour  être  envoyée  à  Tempe- 
reur,  et,  avec  le  temps,  il  rentra  en  grâce. 

C'est  cette  anecdote  très -connue  qui  frappa  les  Romains 
quand  ils  virent  un  enfant  chanter  parfaitement  \tm}Jiserere 
après  deux  leçons;  et  rien  n'est  plus  difficile,  en  fait  de 
beaux-arts,  que  d'exciter  l'élonnement  dans  Rome.  Toutes 
1  es  réputations  se  font  petites  en  entrant  dans  cette  ville 
célèbre,  où  l'on  a  Thabitude  des  plus  belles  choses  en  tout 
genre. 

Je  ne  sais  si  c'est  à  cause  du  succès  qu'il  lui  procura,  mais 
il  paraît  que  le  chant  solennel  et  mélancolique  du  Miserere 
fit  une  impression  profonde  sur  l'àme  de  Mozart,  qui  depuis 
eut  une  prédilection  marquée  pour  Ilgendel  et  le  tendre  Bo-. 
cherini. 


VIE  DE  MOZART.  229 


CHAPITRE    II 


SUITE  DE  L  ENFANCE  DE  MOZART. 


De  Rome,  les  Mozart  allèrent  à  Naples,  où  Wolfgang  joua 
du  piano  au  Conservatorio  alla  pieta.  Comme  il  était  au  mi- 
lieu de  sa  sonate,  les  auditeurs  s'avisèrent  de  croire  qu'il 
avait  un  charme  dans  son  anneau  ;  il  fallut  comprendre  ce 
que  signitiaient  leurs  cris,  et  enfin  ôter  cet  anneau  prétendu 
magique.  On  conçoit  l'effet  sur  de  telles  gens  lorsqu'ils  virent 
que,  la  bague  ôtée,  la  musique  n'en  était  pas  moins  belle. 
Wolfgang  donna  un  second  grand  concert  chez  le  comte  de 
Kaunitz,  ambassadeur  de  l'empereur,  et  retourna  ensuite  à 
Rome.  Le  pape  désira  le  voir,  et  lui  conféra  à  celte  occasion 
la  croix  et  Icbrevet  de  chevalier  de  la  Milice  djorée  [auratx 
Militix  eques).  A  Bologne,  il  fut  nommé,  à  l'unaiiimité,  mem- 
bre et  maître  de  l'Académie  philharmonique.  On  l'avait  on- 

13. 


230  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

fermé  seul,  suivant  Tusage,  et  en  moins  d'une  demi-heure  i^ 
avait  composé  une  antiphone  à  quatre  voix. 

Mozart  père  se  hâta  de  revenir  à  Milan,  pour  que  son  fils 
pût  travailler  à  l'opéra  dont  il  s'était  chargé.  11  se  faisait 
tard.  Us  n'arrivèrent  que  vers  la  fin  du  mois  d'octobre  1770. 
Sans  la  promesse  qu'il  avait  faite,  Mozart  eiit  pu  obtenir  ce 
qui  est  regardé  en  Italie  comme  le  premier  honneur  pour  un 
musicien,  l'engagement  de  composer  un  oper'a  séria  pour  le 
théâtre  de  Rome. 

Ce  fut  le  26  décembre  qu'on  donna  pour  la  première  fois, 
à  Milan,  le  Mithridate,  composé  par  Wolfgang,  âgé  alors  de 
quatorze  ans.  Cet  opéra  eut  plus  de  vingt  représentations  de 
suite.  On  peut  juger  du  succès  par  cette  circonstance  :  l'en- 
trepreneur fit  aussitôt  avec  lui  un  accord  par  écrit  pour  le 
charger  de  la  composition  du  premier  opéra  pour  l'année 
1775.  Mozart  quitta  Milan,  qui  retentissait  de  sa  gloire,  pour 
aller  passer,  avec  son  père,  les  derniers  jours  du  carnaval  à 
Venise.  A  Vérone,  qu'il  ne  fit  que  traverser,  on  lui  présenta 
un  diplôme  de  membre  de  la  Société  philharmonique  de  cette 
ville.  Partout  où  il  allait  en  Italie,  on  le  recevait  de  la  manière 
la  plus  distinguée  ;  on  ne  l'appelait  plus  que  il  cavalière  filar- 
monico. 

Lorsque,  au  mois  de  mars  1771,  Mozart  revint  avec  son 
père  à  Salzbourg,  il  y  trouva  une  lettre  du  comte  Firmian, 
de  Milan,  qui  le  chargeait,  au  nom  de  l'impératrice  Marie- 
Thérèse,  de  composer  une  cantate  théâtrale  pour  le  mariage 
de  larchiduc  Ferdinand.  L'impératrice  avait  choisi  le  célèbre 
liasse,  comme  le  plus  ancien  des  maîtres  de  chapelle,  pour 
composer  l'opéra,  et  elle  voulut  que  le  plus  jeune  composi- 
teur fût  chargé  de  la  cantate,  dont  le  sujet  était  Ascanio  in 
Alba.  11  promit  d'entreprendre  ce  travail,  et  partit  au  mois 


VIE    DE   MOZART.  '27>l 

d'août  pour  Milan,  où,  pendant  les  solennités  du  mariage,  on 
exécuta  alternativement  l'opéra  et  la  sérénade. 

En  1772  il  composa,  pour  l'élection  du  nouvel  archevêque 
de  Salzbourg,  la  cantate  intitulée  le  Songe  de  Scipion;  il  passa 
l'hiver  de  Tannée  suivante  à  Milan,  où  il  composa  Lucio  Silla, 
opéra  séria,  qui  eut  vingt-six  représentations  de  suite.  Au 
printemps  de  Tannée  1775,  Mozart  était  de  retour  à  Salz- 
bourg. Quelques  voyages  qu'il  fit  avec  son  père  cette  an- 
née et  la  suivante,  à  Vienne  et  à  Munich,  lui  donnèrent 
occasion  de  faire  différentes  compositions  excellentes,  telles 
qu'un  opéra  buffa,  intitulé  la  Finta  Giardiniera,  deux 
grand'messes  potir  la  chapelle  de  l'électeur  de  Bavière,  etc. 
En  1775,  l'archiduc  Maximilien  s'arrêta  quelque  temps  à 
Salzbourg,  et  ce  fut  à  cette  occasion  que  Mozart  composa  la 
cantate  intitulée  II  Re  Pasiore. 

La  partie  la  plus  extraordinaire  de  la  vie  de  Mozart,  c'e» 
son  enfance  ;  le  détail  peut  en  être  agréable  au  philosophe  et 
à  l'artiste.  Nous  serons  plus  succincts  sur  le  reste  de  sa  trop 
courte  carrière. 


232  ŒUVRES  UE  STENDHAL. 


CHAPITRE    IIÏ 


A  dix-neuf  ans,  Mozart  pouvait  croire  avoir  atteint  le  plus 
haut  degré  de  son  art,  puisque  tout  le  monde  le  lui  répétait 
de  Londres  jusqu'à  Xaples.  Sous  le  rapport  de  la  fortune  et 
d'un  établissement,  il  était  le  maître  de  choisir  entre  toutes 
les  capitales  de  l'Europe .  Partout  Texpérience  lui  apprenait 
qu'il  pouvait  compter  sur  l'admiration  générale.  Son  père 
jugea  que  Paris  était  la  ville  qui  lui  convenait  le  plus,  et, 
au  mois  de  septembre  1777,  il  partit  pour  cette  capitale,  où 
sa  mère  seule  l'accompagna. 

Il  eût  été,  sans  contredit,  très- avantageux  pour  lui  de  s'y 
fixer;  mais  d'abord  la  musique  française  d'alors  n'était  pas 
de  son  goût  ;  l'état  de  la  musique  vocale  ne  lui  eût  guère 
permis  de  travailler  dans  le  genre  instrumental  ;  et  ensuite, 
l'année  suivante,  il  eut  le  malheur  de  perdre  sa  mère.  Dès 
lors  le  séjour  de  Paris  lui  devint  insupportable.  Après  avoir 


VIE  DE   M0Z4RT.  233. 

composé  une  symphonie  pour  le  concert  spirituel,  et  quel- 
ques autres  morceaux,  il  s'empressa  de  retourner  auprès  de 
son  père  au  commencement  de  1779.   .  , 

Au  mois  de  novembre  de  Tannée  suivante,  il  se  rendit  à 
Vienne,  où  son  souverain,  l'archevêque  de  Salzbourg,  l'avait 
appelé.  11  était  alors  âgé  de  vingt-quatre  ans.  Le  séjour  de 
Vienne  lui  convint,  et  encore  plus,  à  ce  qu'il  paraît,  la 
beauté  des  Viennoises.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  s'y 
fixa,  et  que  rien  n'a  jamais  pu  l'eu  détadier.  Les  pas- 
sions étant  entrées  dans  cette  âme  si  sensible,  et  qui  pos- 
sédait à  un  si  haut  degré  le  mécanisme  de  son  art,  il  de- 
vint bientôt  le  compositeur  favori  de  son  siècle;  et  donna 
le  premier  exemple  d'un  enfant  célèbre  devenu  un  grand 
homme  ^ 


^  Mozart  composa  la  musique  de  l'opéra  d'Idoménée  sous  les  auspices 
les  plus  ffivorables.  L'électeur  de  Bavière,  qui  l'avait  toujours  comblé 
de  grâces  et  de  prévenances,  lui  nvait  denjandé  cet  opéra  pour  son 
théâtre  de  Munich,  dont  l'orchestre  était  un  des  mieux  composés  de 
l'Allemagne.  Mozart  se  trouvait  alors  dans  toute  la  fleur  de  son  génie  : 
il  avait  vingt-cinq  ans,  était  éperdument  amoureux  de  mademoiselle 
Constance  Weber,  virtuose  célèbre,  qu'il  épousa  depuis.  La  famille  de 
sa  maîtresse,  considérant  qu'il  n'avait  point  d'emploi  lixe,  qu'il  voya- 
geait toujours,  que  ses  mœurs  n'avaient  été  jusque-là  rien  moins 
qu'exemplaires,  s'opposait  à  ce  mariage.  Il  prit  à  lâche  deXmontrer  à 
cette  famille  que,  quoiqu'il  n'eût  pas  de  raiig  assuré  dans  la  société, 
il  possédait  cependant  quelques  moyens  de  considération,  et  il  trouva 
dans  ses  sentiments  pour  Constance  les  motifs  des  airs  passionnés 
dont  il  avait  besoin  pour  son  ouvrage.  L'amour  et  l'amour-proprc 
du  jeune  compositeur,  exaltés  au  plus  haut  degré,  lui  tirent  produire 
un  opéra  qu'il  a  toujours  regardé  comme  ce  qu'il  avait  fait  de  mieux, 
et  dont  il  a  même  souvent  emprunté  des  idées  pour  ses  compositions 
suivantes. 


234  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

11  serait  trop  long  et  surtout  trop  difficile  de  faire  une  ana- 
lyse particulière  de  chacun  des  ouvrages  de  Mozart,  les  ama- 
teurs doivent  les  connaître  tous.  La  plupart  de  ses  opéras 
furent  composés  à  Vienne,  et  y  eurent  le  plus  grand  succès; 
mais  aucun  ne  fit  plus  déplaisir  que  la  Flûte  enchantée,  qui. 
en  moins  d'un  an,  eut  cent  représentations. 

Comme  Raphaël,  Mozart  embrassa  son  art  dans  toule-son 
étendue.  Raphaël  ne  paraît  avoir  ignoré  quunc  chose,  la 
manière  de  peindre  dans  un  plafond  des  figures  en  rac- 
courci. Il  feint  toujours  que  la  toile  du  tableau  est  attachée 
H  la  voûte  ou  supportée  par  des  figures  allégoriques. 

Pour  Mozart,  je  ne  vois  pas  de  genre  dans  lequel  il  n'ait 
triomphé  :  opéras,  symphonies,  chansons,  airs  de  danse,  il  a 
été  grand  partout.  Le  baron  de  Van  Swieten,  l'ami  de  Haydn, 
allait  jusqu'à  dire  que,  si  -Mozart  eût  vécu,  il  aurait  enlevé  à 
Haydn  le  sceptre  de  la  musique  instrumentale.  Dans  l'opéra 
buffa,  la  gaieté  lui  a  manqué,  et  en  cela  il  est  inférieur  aux 
Galuppi,  aux  Guglielmi,  aux  Sarti. 

Les  qualités  physiques  qui  frappent  dans  sa  musique,  in- 
dépendamment du  génie,  c'est  une  manière  neuve  d'employer 
l'orchestre,  et  surtout  les  instruments  à  vent.  Il  tire  un  parti 
étonnant  de  la  flûte,  instrument  dont  Cimarosa  s'est  rare- 
ment servi.  Il  transporte  dans  Taccompagnement  toutes  les 
beautés  des  plus  riches  symphonies. 

On  a  reproché  à  Mozart  de  ne  prendre  d'intérêt  qu'à  sa 
musique  et  de  ne  connaître  que  ses  propres  ouvrages.  C'est 
bien  là  le  reproche  de  la  petite  vanité  blessée.  Mozart,  oc- 
cupé toute  sa  vie  à  écrire  ses  idées,  n'a  pas  eu,  il  est  vrai,  le 
temps  de  lire  toutes  celles  des  autres.  Du  reste,  il  approuvait 
avec  franchise  tout  ce  qu'il  rencontrait  de  bon,  la  plus  sim- 
ple chanson,  pourvu  qu'il  y  eût  de  l'originalité;  mais,  moins 


VIE   DE   MOZART.  235 

politique  que  les  grands  artistes  d'Italie,  il  était  inexorable 
pour  la  médiocrité. 

Il  estimait  principalement  Porpora,  Durante,  Léo,  Alex. 
Scarlatli  ;  mais  il  mettait  Haendel  au-dessus  d'eux  tous.  Il  sa- 
vait par  cœur  les  ouvrages  principaux  de  ce  grand  maîrre. 
«  De  nous  tous,  disait-il,  Hœndel  connaît  le  mieux  ce  qui  est 
d'un  grand  effet.  Lorsqu'il  le  veut,  il  va  et  frappe  comme  la 
foudre.  » 

Il  disait  de  Jomelli  :  «  Cet  artiste  a  certaines  parties  où  il 
brille  et  où  il  brillera  toujours;  seulement  il  n'aurait  pas  dû 
en  sortir  et  vouloir  faire  de  la  musique  d'église  dans  Tancien 
style.  »  11  n'estimait  pas  Vincenzo  Martini,  dont  la  Cos^a  rava 
avait  alors  beaucoup  de  succès.  «  Il  y  a  là  de  fort  jolies 
choses,  disait-il,  mais  dans  vingt  ans  d'ici  personne  n'y  fera 
attention.  »  Il  nous  reste  de  lui  neuf  opéras  écrits  sur  des 
paroles  italiennes  :  la  Finta  Simplice,  opéra  buffa,  son  début 
dans  le  genre  dramatique;  Mithridate,  opéra  séria;  Lucio 
Silla,  idem;  la  Giardiniera,  opéra  huiïa ;  Idomeneo,  opéra 
séria;  îeyozze  di  Figaro  et  Don  Giovanni,  composés  en  1787; 
Cosi  fan  tutie,  opéra  buffa  ;  la  Clemenxa  di  Tito,  opéra  de 
Métastase,  représenté  en  1792. 

Il  n'a  fait  que  trois  opéras  allemands  :  VEnlévement  du 
Sérail,  le  Directeur  de  Spectacles,  et  la  Flûte  enchantée,  en 
1792. 

Il  a  laissé  dix-sept  symphonies  et  des  pièces  instrumentales 
en  tout  genre. 

Comme  exécutant,  Mozart  a  été  un  des  premiers  pianistes 
de  l'Europe.  Il  jouait  avec  une  vitesse  extraordinaire  ;  on 
admirait  surtout  celle  de  sa  main  gauche. 

Dès  1785,  le  célèbre  Joseph  Haydn  avait  dit  au  père  de 
Mozart,  qui  se  trouvait  alors  à  Vienne  :  «  Je  vous  déclare, 


236  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

devant  Dieu  et  en  honnête  homme,  que  je  regarde  votre  fils 
comme  le  plus  grand  compositeur  dont  j'aie  jamais  entendu 
parler.  » 

Voilà  ce  que  fut  Mozart  comme  musicien.  Celui  qui  con- 
naît la  natiuT  humaine  ne  sera  pas  étonné  qu'un  homme  qui, 
sous  le  rapport  du  talent,  était  Tobjet  de  l'admiration  géné- 
rale, n'ait  pas  été  aussi  grand  dans  les  autres  situations  de  la 
vie.  Mozart  ne  se  distinguait  ni  par  une  figure  prévenante  ni 
par  un  corps  bien  fait,  quoique  son  père  et  sa  mère  eussent 
été  cités  à  cause  de  leur  beauté. 

Cabanis  nous  dit  : 

«  11  paraît  que  la  sensibilité  se  comporte  à  la  manière  d'un 
fluide  dont  la  quantité  totale  est  déterminée,  et  qui,  toutes 
les  fois  qu  il  se  jette  eu  plus  grande  abondance  dans  un  de  ses 
canaux,  diminue  proportionnellement  dans  les  autres.  » 

Mozart  ne  prit  point  avec  Tàge  l'accroissement  ordinaire  : 
il  eut  toute  sa  vie  une  santé  faible  ;  il  était  maigre,  pâle  :  et 
quoique  la  forme  de  son  visage  fût  extraordinaire,  sa  physio- 
nomie n'avait  rien  de  frappant  que  son  extrême  mobilité. 
L'air  de  son  visage  changeait  à  chaque  instant,  mais  n'indi- 
quait autre  chose  que  la  peine  ou  le  plaisir  qu'il  éprouvait 
dans  le  moment.  On  remarquait  chez  lui  une  manie  qui  or- 
dinairement est  un  signe  de  stupidité  :  son  corps  était  dans 
un  mouvement  perpétuel  ;  il  jouait  sans  cesse  avec  les  mains, 
ou  du  pied  frappait  la  terre.  Du  reste,  rien  d'extraordinaire 
dans  ses  habitudes,  sinon  son  amour  passionné  pour  le  bil- 
lard. 11  en  avait  un  chez  lui,  sur  lequel  il  lui  arrivait  presque 
tous  les  jours  de  jouer  seul  quand  il  n'avait  plus  de  partner. 
Les  mains  de  Mozart  avaient  une  direction  tellement  décidée 
pour  le  clavecin,  qu'il  était  peu  adroit  pour  toute  autre 
chose.  A  table  il  ne  coupait  jamais  ses  aliments,  ou  s'il  en- 


VIE  DE  MOZART.  237 

treprenait  celte  opération,  il  ne  s'en  tirait  qu'avec  beaucoup 
de  peine  et  de  maladresse.  Il  priait  ordinairement  sa  femme 
de  lui  rendre  ce  service. 

Ce  même  homme  qui,  comme  artiste,  avait  atteint  le  plus 
haut  degré  de  développement  dès  Tàge  le  plus  tendre,  est  tou- 
jours demeuré  enfant  sous  tous  les  autres  rapports  de  la  vie. 
Jamais  il  n'a  su  se  gouverner  lui-même.  L'ordre  dans  les  af- 
faires domestiques,  Tusage  convenable  de  Targent,  la  tem- 
pérance et  le  choix  raisonnable  des  jouissances,  ne  furent 
jamais  des  vertus  à  son  usage.  Le  plaisir  du  moment  l'em- 
portait toujours.  Son  esprit,  constamment  absorbé  dans  une 
foule  d'idées  qui  le  rendaient  incapable  de  toute  réflexion 
sur  ce  que  nous  appelons  les  choses  sérieuses,  fit  que  pen- 
dant toute  sa  vie  il  eut  besoin  d'un  tuteur  qui  prît  soin  de 
ses  affaires  temporelles.  Son  père  connaissait  bien  ce  faible  : 
ce  fut  ce  qui  l'engagea,  en  1777,  à  le  faire  suivre  à  Paris  par 
sa  femme,  son  emploi  à  Salzbourg  ne  lui  permettant  point 
alors  de  s'éloigner. 

Mais  ce  même  homme,  toujours  distrait,  toujours  jouant 
et  s'amusant,  paraissait  devenir  un  être  d'un  rang  supérieur 
dès  qu'il  se  plaçait  devant  un  piano.  Son  àme  s'éievait  alors, 
et  toute  son  attention  pouvait  se  diriger  vers  le  seul  objet 
pour  lequel  il  fût  né,  V harmonie  des  sons.  L'orchestre  le  plus 
nombreux  ne  Tempêchait  point  dobserver,  pendant  Texécu- 
tion,  le  moindre  son  faux,  et  il  indiquait  sur-le  champ,  avec 
la  précision  la  plus  surprenante,  sur  quel  instrument  on 
avait  fait  la  faute,  et  quel  son  il  eût  fallu  en  tirer. 

Lors  du  voyage  de  Mozart  à  Berlin,  il  n'y  arriva  que  le 
soir  très-tard.  A  peine  fut-il  descendu  de  sa  voiture,  qu'il  de- 
manda au  garçon  de  l'auberge  s'il  y  avait  opéra.  «  Oui,  YEn- 
lévement  du  Sernil.  —  Cela  est  charmant!  »  Et  déjà  il  était 


238  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

en  roule  pour  ie  spectacle;  il  se  mit  à  rentrée  du  parterre 
pour  écouter  sans  être  reconnu.  Mais  tantôt  il  était  si  satis- 
fait de  la  bonne  exécution  de  certains  morceaux,  tantôt  si 
mécontent  de  la  manière  dont  on  jouait  quelques  autres,  ou 
du  mouvement  dans  lequel  on  les  exécutait,  ou  des  broderies 
que  faisaient  les  acteurs,  que,  tout  en  témoignant  sa  satis- 
faction et  son  déplaisir,  il  se  trouva  contre  la  barre  de  Vor- 
chestre.  Le  directeur  s'était  permis  de  faire  des  change- 
ments à  un  des  airs  :  lorsqu'on  y  fut  arrivé,  Mozart,  ne 
pouvant  plus  se  contenir,  cria  presque  tout  haut  à  Torches- 
tre  la  manière  dont  il  fallait  jouer.  On  se  retourna  pour  voir 
l'homme  en  redingote  de  voyage  qui  faisait  ce  bruit.  Quel- 
ques personnes  reconnurent  Mozart,  et  dans  un  instant  les 
musiciens  et  les  acteurs  surent  qu'il  était  parmi  les  specta- 
teurs. Quelques-uns  de  ceux-ci,  entre  autres  une  très-bonne 
cantatrice,  furent  tellement  frappés  de  cette  nouvelle,  qu'ils 
refusèrent  de  reparaître  sur  le  théâlre.  Le  directeur  fit  part 
à  Mozart  de  l'embarras  où  ce  refus  le  mettait.  Celui-ci  fut  à 
l'instant  dans  les  coulisses,  et  réussit,  par  les  éloges  qu'il 
donna  aux  acteurs,  à  leur  faire  continuer  l'opéra. 

La  musique  fut  l'occupation  de  sa  vie,  et  en  même  temps 
sa  plus  douce  récréation.  Jamais,  même  dans  sa  plus  tendre 
enfance,  on  n'eut  besoin  de  l'engager  à  se  mettre  au  piano. 
Il  fallait,  au  contraire,  le  surveiller  pour  qu'il  ne  s'y  oubliât 
point,  et  qu'il  ne  nuisît  pas  à  sa  santé.  Dès  sa  jeunesse,  il 
eut  une  prédilection  marquée  pour  faire  de  la  musique  pen- 
dant la  nuit.  Quand,  le  soir  à  neuf  heures,  il  se  mettait  au 
clavecin,  il  ne  le  quittait  pas  avant  minuit,  et  même  alors  il 
fallait  lui  faire  violence,  car  il  aurait  continué  toute  la  nuit 
à  préluder  et  à  jouer  des  fantaisies.  Dans  la  vie  habituelle, 
c'était  l'homme  le  plus  doux  :  niais  le  moindre  bruit  pendant 


VIE  DR   MOZART.  '239 

ia  musique  lui  causait  Tindignation  la  plus  vive.  11  était  bien 
au-dessus  de  cette  modestie  affectée  ou  mal  placée  qui  porte 
la  plupart  des  virtuoses  à  ne  se  faire  entendre  qu'après  en 
avoir  été  priés  à  différentes  reprises.  Souvent  des  grands  sei- 
gneurs de  Vienne  lui  reprochèrent  de  jouer  avec  le  même 
intérêt  devant  tous  ceux  qui  prenaient  plaisir  à  l'entendre. 


240  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


CHAPITRE    IV 


Un  amateur  d'une  ville  où  Mozart  passait  dans  un  de  ses 
voyages  réunit  chez  lui  une  nombreuse  société  pour  procu- 
rer à  ses  amis  le  plaisir  d'enlendre  ce  musicien  célèbre,  qui 
lui  avait  promis  de  s'y  trouver.  Mozart  arrive,  ne  dit  pas 
grand' chose,  et  se  met  au  piano.  Croyant  n'être  entouré  que 
de  connaisseurs,  il  commença,  dans  un  mouvement  très-lent, 
à  exécuter  de  la  musique  d'une  harmonie  suave,  mais  extrê- 
mement simple,  voulant  ainsi  préparer  ses  auditeurs  aux 
sentiments  qu'il  avait  dessein  d'exprimer.  La  société  trouva 
cela  fort  commun.  Bientôt  son  jeu  devint  plus  vif;  on  le 
trouva  assez  joli^  Il  devint  sévère  et  solennel,  d'une  harmonie 
frappante,  élevée,  et  en  même  temps  plus  difficile;  quelques 
dames  commencèrent  à  le  trouver  décidément  ennuyeux  et 
à  se  communiquer  quelques  mots  de  critique  ;  bientôt  la 
moitié  du  salon  se  mil  à  causer.  Le  maître  de  la  maison  était 


VIE  DE  MOZART.  t>4l 

sur  les  épines  ;  et  enfin  Mozart  s'ai)erçul  de  l'impression  que 
sa  musique  faisait  sur  Taudiloire.  Il  n'abandonna  point  Tidée 
principale  qu'il  avait  commencé  à  exprimer,  mais  il  la  dé- 
veloppa avec  toute  rimpétuosilé  dont  il  était  capable.  On  n'y 
lit  pas  encore  attention.  Il  se  mit  alors  à  apostropher  son 
auditoire  d'une  manière  assez  brusque,  mais  toujours  en 
continuant  de  jouer  ;  et  comme  heureusement  ce  fut  en  ita- 
lien, presque  personne  ne  le  comprit.  Cependant  on  com- 
jnençait  à  être  plus  tranquille.  Quand  sa  colère  fut  un  peu 
apaisée,  il  ne  put  s'empêcher  de  rire  lui-même  de  son  im- 
pétuosité. 11  donna  à  ses  idées  une  tournure  plus  vulgaire, 
et  finit  par  jouer  un  air  très-connu,  dont  il  fit  dix  à  douze 
variations  charmantes.  Tout  le  salon  était  ravi,  et  très  peu 
de  ceux  qui  s'y  trouvaient  s'étaient  aperçus  de  la  scène  qui 
venait  de  se  passer.  Mozart  cependant  sortit  bientôt,  en  in- 
vitant le  maître  de  la  maison,  qui  raccompagnait,  et  quel- 
ques connaisseurs  à  venir  le  voir  le  même  soir  dans  son  au- 
berge. Il  les  y  retint  à  souper;  et  à  peine  lui  eurent-ils  té- 
moigné quelque  désir  de  l'entendre,  qu'il  se  mit  à  jouer  des 
fantaisies  sur  le  clavecin,  où,  au  grand  élonnement  de  ses 
auditeurs,  il  s'oublia  jusqu'après  minuit. 

Un  vieil  accordeur  de  clavecin  était  venu  mettre  quelques 
cordes  à  son  forte-piano  de  voyage.  «  Bon  vieillard,  lui  dit 
.^!ozart,  combien  vous  faut-il?  je  pars  demain.  »  G-e  pauvre 
homme,  le  regardant  pour  ainsi  dire  comme  un  Dieu,  lui 
répondit,  déconcerté,  anéanti  et  balbutiant:  «  Majesté  Impé- 
riale'... Monsieur  le  maître  de  chapelle  de  Sa  Majesté  Impé- 
riale !  Je  ne  puis...  Il  est  vrai  que  j'ai  été  plusieurs  fois  chez 
vous...  Et  bien,  vous  me  donnerez  un  écu.  —  Un  écu  !  ré- 
pondit Mozart  ;  allons  donc  !  un  brave  homme  comme  vous 
ne  doit  pas  se  déranger  pour  un  écu,  »  et  il  lui  donna  quel- 


242  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

ques  ducats.  Le  bonhomme,  en  se  retirant,  répétait  encore, 
avec  de  grandes  révérences  :  «  Ah  1  Majesté  Impériale  !  » 

Idoménée  et  Don  Juan  étaient  ceux  de  ses  opéras  qu'il  es- 
timait le  plus.  11  n'aimait  pas  à  parler  de  ses  ouvrages,  ou, 
s'il  en  parlait,  ce  n'était  jamais  qu  en  quelques  mots.  Au 
sujet  de  Don  Juan,  il  dit  un  jour  :  ;(  Cet  opéra  n'a  pas  été 
composé  pour  le  public  de  Vienne  ;  il  convenait  mieux  à 
celui  de  Prague;  mais,  au  fond,  je  ne  Tai  fait  que  pour  mo 
et  mes  amis.  » 

Le  temps  qu  il  donnait  le  plus  volontiers  au  travail  était 
le  matin,  depuis  six  ou  sept  heures  jusqu  à  dix.  Alors  il 
sortait  du  lit.  Le  reste  de  la  journée  il  ne  composait  plus,  à 
moins  qu'il  n'eût  à  terminer  quelque  morceau  pressé.  Il  fut 
toujours  très-inégal  dans  sa  manière  de  travailler.  Quand  il 
était  saisi  d'une  idée,  on  ne  pouvait  l'arracher  à  son  ouvrage. 
Si  on  l'ôtait  du  piano,  il  composait  au  milieu  de  ses  amis, 
et  passait  ensuite  des  nuits  entières  la  plume  à  la  main. 
Dans  d'aulres  temps,  son  âme  était  tellement  rebelle  à  l'ap- 
plicaiion,  qu'il  ne  pouvait  achever  une  pièce  qu'au  moment 
même  où  Ton  devait  TexécuLer.  11  lui  arriva  même  un  jour  de 
renvoyer  tellement  au  dernier  moment  un  morceau  qui  lui 
avait  été  demandé  pour  un  concert  de  la  cour,  qu'il  n'eut 
pas  le  temps  d'écrire  la  partie  qu'il  devait  exécuter.  L'em- 
pereur Joseph,  qui  furetait  partout,  jetant  par  hasard  les 
yeux  sur  le  papier  de  musique  que  Mozart  avait  l'air  de  sui-. 
vre,  fut  étonné  de  n'y  voir  que  des  lignes  sans  notes,  et  lu 
dit  ;  «  Où  est  donc  voire  partie?  —  Là,  répondit  Mozart,  en 
portant  la  main  au  front    » 

Le  même  accident  fut  sur  le  point  de  lui  arriver  au  sujet 
de  l'ouverture  de  Don  Juan.  On  convient  assez  généralement 
que  c'est  la  meilleure  de  ses  ouvertures  ;  cependant  il  n'y 


VIE    Ut   MOZART.  :>45 

travailla  que  dans  la  nuit  qui  précéda  la  première  représen- 
tation et  lorsque  la  répétition  générale  avait  déjà  eu  lieu.  Le 
soir,  vers  les  onze  heures,  en  se  retirant,  il  pria  sa  femme 
de  lui  faire  du  punch,  et  de  restei-  avec  lui  pour  le  tenir 
éveillé.  Elle  y  consentit,  et  se  mit  à  lui  raconlei'  des  contes 
de  fées,  des  aventures  bizaires,  qui  le  firent  pleurer  à  force 
de  rire.  Cependant  le  punch  Texcita  au  sommeil,  de  sorte 
qu'il  ne  travaillait  que  pendant  que  sa  femme  racontait,  et  il 
fermait  les  yeux  dès  qu'elle  s'arrêtait.  Ses  elforts  pour  se  te- 
nir éveillé,  cette  alternative  continuelle  de  veille  et  de  som- 
meil, le  fatiguèrent  tellement,  que  sa  femme  l'engagea  à 
prendre  quelque  repos,  lui  donnant  sa  parole  de  le  réveiller 
une  heure  après.  11  s'endormit  si  profondément  qu'elle  le 
laissa  reposer  deux  heures.  Elle  l'éveilla  vers  les  cinq  heures 
du  matin,  11  avait  donné  rendez-vous  aux  copistes  à  sept 
heures,  et,  à  leur  arrivée,  l'ouverture  était  finie.  Ils  eurent  à 
peine  assez  de  temps  pour  faire  les  copies  nécessaires  à  l'or- 
chestre, et  les  musiciens  furent  obligés  de  jouer  sans  avoir 
fait  de  répétition.  Quelques  personnes  prétendent  reconnaître 
dans  celte  ouverture  les  passages  où  Mozart  doit  avoir  été 
surpris  par  le  sommeil,  et  ceux  où  il  s'est  réveillé  en  sur- 
saut. 

Don  Juan  ne  fut  pas  très-bien  accueilli  à  Vienne  dans  la 
nouveauté.  Peu  de  temps  après  la  première  représentation, 
on  en  parlait  dans  une  assemblée  nombreuse  où  se  trouvaient 
la  plupart  des  connaisseurs  de  la  capitale,  et  entre  autres 
Haydn.  Mozart  n'y  était  point.  Tout  le  monde  s'accordait  à 
dire  que  c'était  un  ouvrage  très- estimable,  d'une  imagination 
brillante  et  d'un  génie  riche;  mais  tout  le  monde  aussi  y 
trouvait  à  reprendre.  Tous  avaient  parlé,  à  l'exception  du 
modeste  Haydn.  On  le  pria  de  dire  son  opinion.  «  Je  ne  suis 


^24'k  œuvres  de  STENDHAL. 

pas  eu  étal  de  juger  de  celte  dispute,  dit-il  avec  sa  reicuue 
accoutumée  :  tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  Mozart  est  le  plus 
grand  compositeur  qui  existe  dans  ce  moment.  »  On  parla 
d'autres  choses. 

Mozart,  de  son  côté,  avait  beaucoup  d'estime  pour  Haydn. 
n  lui  a  dédié  un  recueil  de  quatuors  qu'on  peut  mettre 
parmi  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  eu  ce  genre.  Un  compositeur 
viennois,  qui  n'était  pas  sans  quelque  mérite,  mais  qui  était 
bien  loin  de  valoir  Haydn,  se  faisait  un  malin  plaisir  de  re- 
chercher dans  les  compositions  de  ce  dernier  toutes  les  pe- 
tites incorrections  qui  avaient  pu  s'y  glisser.  Il  venait  sou- 
vent trouver  Mozart  pour  lui  montrer  avec  joie  des  sympho- 
nies ou  des  quatuors  de  Haydn  qu'il  avait  mis  en  partition, 
et  où  il  avait  découvert,  par  ce  moyen,  quelques  négligences 
de  style.  Mozart  tâchait  toujours  de  changer  le  sujet  de  la 
conversation;  eufm,  ny  pouvant  plus  tenir:  «  Monsieur,  lui 
dit-il  une  fois  dun  ton  un  peu  brusque,  si  l'on  nous  fondait 
tous  les  deux  ensemble,  on  ne  trouverait  pas  encore  de  quoi 
faire  un  Haydn.  » 

Un  peintre,  voulant  llatter  Cimarosa,  lui  dit  un  jour 
qu'il  le  regardait  comme  supérieur  à  Mozart,  a  Moi,  mon- 
sieur, répliqua-t-il  vivement  ;  que  diriez-vous  à  un  homme 
qui  viendrait  vous  assurer  que  vous  êtes  supérieur  à  Ra- 
phaël? » 


VIE  DE  MOZAllT.  245 


CHAPITRE    V 


Mozart  jugeait  ses  propres  ouvrages  avec  impartialité,  et 
souvent  avec  une  sévérité  qu'il  n'aurait  pas  soufferte  aisé- 
ment dans  un  autre.  L'empereur  Joseph  II  aimait  Mozart,  et 
lavait  fait  son  maître  de  chapelle;  mais  ce  prince  avait  la 
prétention  d'être  un  dilettante.  Son  voyage  en  Italie  lui  avait 
donné  rengouement  de  la  musique  italienne,  et  quelques 
Italiens  qu  il  avait  à  sa  cour  ne  manquaient  pas  d'entretenir 
cette  prévention,  qui,  au  reste,  me  semble  assez  fondée. 

Ils  parlaient  avec  plus  de  jalousie  que  de  justice  des 
premiers  essais  de  Mozart,  et  l'empereur,  ne  jugeant  guère 
par  lui-même,  fut  facilement  entraîné  par  les  décisions  de 
ces  amateurs.  Un  jour  qu'il  venait  d'entendre  la  répétition 
d'un  opéra  comique  {^ Enlèvement  du  Sérail),  qu'il  avait  de- 
mandé lui-même  à  Mozart,  il  dit  au  compositeur  :  «  Mon 
cher  Mozart,  cela  est  trop  beau  pour  nos  oreilles;  il  y  a 

U 


246  ŒUVRES  DE  »STE?sDHAL. 

beaucoup  trop  de  noies  là-dedans.  —  J'en  demande  pardon 
à  Voire  Majeslé,  lui  répondit  Mozart  très-sèchement  ;  il  y  a 
précisément  autant  de  noies  qu  il  en  faut.  »  Joseph  ne  dit 
rien,  et  parut  un  peu  embarrassé  de  la  répons^  ;  mais  lors- 
que Topera  fut  joué,  il  en  fit  les  plus  grands  éloges. 

Mozart  fut  ensuite  moins  content  lui-même  de  son  ou- 
vrage :  il  y  fit  beaucoup  de  corrections  et  de  retranchements; 
et  depuis,  en  exécutant  sur  le  piano  un  des  airs  qui  avaient 
été  le  plus  applaudis  :  «  Cela  est  bon  dans  la  chambre,  dit-il, 
mais  pour  le  théâtre  il  y  a  trop  de  verbiage.  Dans  le  temps  où 
je  composais  cet  opéra,  je  me  complaisais  dans  ce  que  je  fai- 
sais, et  n'y  trouvais  rien  de  trop  long.  » 

Mozart  n'élait  nullement  intéressé;  la  bienfaisance,  au 
contraire,  faisait  son  caractère  ;  il  donnait  souvent  sans 
choix,  et  dépensait  son  argent  plus  souvent  encore  sans 
raison. 

Dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Berlin,  le  roi  Frédéric-Guil- 
laume II  lui  proposa  trois  mille  écus  d'appointements  (onze 
mille  francs)  s'il  voulait  rester  à  sa  cour  et  se  charger  de  la 
direction  de  son  orchestre.  Mozart  répondit  seulement  : 
«  Dois-je  quitter  mon  bon  empereur?  »  Cependant,  à  cette 
époque,  Mozart  n'avait  point  encore  d'appointements  fixes  à 
Vienne.  Un  de  ses  amis  lui  reprochant,  dans  la  suite,  de  n'a- 
voir pas  accepté  les  propositions  du  roi  de  Prusse  :  «  J'aime 
à  vivre  à  Vienne,  répliqua  Mozart  ;  l'empereur  me  chérit,  je 
me  soucie  peu  de  Targent.  » 

Des  tracasseries  qu'on  lui  avait  suscitées  à  la  cour  le  por- 
tèrent cependant  à  demander  sa  démission  à  Joseph  ;  mais 
un  mol  de  ce  prince,  qui  aimait  ce  compositeur,  et  surtout 
sa  musique,  le  fit  sur-le-champ  changer  de  résoUilion.  Y 
n'eut  pas  Thabilelé  de  profiter  de  ce  moment  favorable  pour 


VIE  DE  MOZART.  247 

demander  un  traitement  fixe  ;  mais  Tempereur  eut  enfin  de 
lui-même  l'idée  de  régler  sou  sort  ;  malheureusement  il  con- 
sulta sur  ce  qu'il  était  convenable  de  faire  un  homme  qui 
n'était  pas  des  amis  de  Mozart,  et  qui  proposa  huit  cents  flo- 
rins (un  peu  moins  de  deux  mille  deux  cents  francs).  Jamais 
Mozart  n'eut  un  traitement  plus  considérable.  Il  le  touchait 
comme  compositeur  de  la  chambre,  mais  il  ne  fit  jamais  rien 
en  cette  qualité.  On  lui  demanda  une  fois,  en  vertu  d'un  de 
ces  ordres  généraux  du  gouvernement,  fréquents  à  Vienne, 
l'état  des  traitements  qu'il  recevait  de  la  cour.  Il  écrivit, 
dans  un  billet  cacheté  :  «  Trop  pour  ce  que  j'ai  fait,  trop 
peu  pour  ce  que  j'aurais  pu  faire.  » 

Les  marchands  de  musique,  les  directeurs  de  théâtre  et 
autres  gens  à  argent  abusaient  tous  les  jours  de  son  désin- 
téressement connu.  C'est  ainsi  que  la  plupart  de  ses  compo- 
sitions pour  le  piano  ne  lui  ont  rien  rapporté  II  les  écrivait 
par  complaisance  pour  des  gens  de  sa  société,  qui  lui  témoi- 
gnaient le  désir  de  posséder  quelque  chose  de  sa  propre 
main  pour  leur  usage  particulier  :  dans  ce  cas,  il  était  obligé 
de  se  conformer  au  degré  de  force  auquel  ces  personnes 
étaient  parvenues  ;  el  c'est  ce  qui  explique  comment,  dans  le 
nombre  de  ses  compositions  pour  le  clavecin,  il  s'en  trouve 
beaucoup  qui  paraissent  peu  dignes  de  lui.  Arlaria,  mar- 
chand de  musique  à  Vienne,  et  d'autres  de  ses  confrères,  sa- 
vaient se  procurer  des  copies  de  ces  pièces,  et  les  publiaient 
sans  demander  l'agrément  de  l'auteur,  et  surtout  sans  lui 
proposer  d'honoraires. 


248  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


CHAPITRE    VI 


Un  jour  un  directeur  de  spectacle,  qui  était  fort  mal  dans 
ses  affaires  et  presque  au  désespoir,  vint  trouver  Mozart,  el 
lui  exposa  sa  situation,  en  ajoutant  :  «  Vous  êtes  le  seul 
homme  au  monde  qui  puissiez  me  tirer  d'embarras  !  —  Moi, 
réplique  Mozart  ;  comment  cela?  —En  me  composant  un 
opéra  tout  à  fait  dans  le  goût  du  public  qui  fréquente  mon 
lliéàlre  ;  vous  pourrez  également  travailler,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  pour  les  connaisseurs  et  pour  votre  gloire  ;  mais 
ayez  surtout  égard  aux  classes  du  peuple  qui  ne  se  connais- 
sent pas  à  la  belle  musique.  J'aurai  soin  que  vous  ayez  bien- 
tôt le  poëme,  que  les  décorations  soient  belles;  en  un  mot, 
que  tout  soit  comme  on  le  veut  aujourd'hui.  »  Mozart,  tou- 
ché de  la  prière  de  ce  pauvre  diable,  lui  promit  de  se  char- 
ger de  son  affaire.  «  Combien  demandez-vous  pour  vos  ho- 
noraires?  répliqua  le  direcleur  du   théâtre.  —  Mais  vous 


VIE   DE   MOZART.  249 

n'avez  rien,  dit  Mozart  :  écoutez  cependant,  voici  comment 
nous  arrangerons  la  chose  pour  que  vous  puissiez  sortir 
d'embarras,  et  pour  qu'en  même  temps  je  ne  perde  pas  tout 
à  fait  le  fruit  de  mon  travail  :  je  ne  donnerai  ma  partition 
qu'à  vous  seul,  vous  m'en  payerez  ce  que  vous  voudrez  ; 
mais  c'est  sous  la  condition  expresse  que  vous  n'en  laisserez 
pas  prendre  de  copie  :  si  l'opéra  fait  du  bruit,  je  le  vendrai 
à  d'autres  directions.  »  Le  directeur,  ravi  delà  générosité  de 
Mozart,  s'épuise  en  promesses.  Celui-ci  se  hâte  de  composer 
sa  musique,  et  la  fait  exactement  dans  le  geftre  qui  lui  était 
indiqué.  On  donne  l'opéra  ;  la  salle  est  toujours  pleine  :  on 
en  parle  dans  toute  l'Allemagne,  et  quelques  semaines  après 
on  le  joue  sur  cinq  ou  six  théâtres  différents,  sans  qu'aucun 
d'eux  eût  reçu  de  copie  du  directeur  dans  l'embarras. 

D'autres  fois  encore  il  ne  trouva  que  des  ingrats  dans  ceux 
auxquels  il  avait  rendu  des  services t  mais  rien  ne  put  le 
guérir  de  son  obligeance  pour  les  malheureux.  Toutes  les 
fois  que  des  virtuoses  peu  fortunés  passaient  par  Vienne, 
et  que,  n'y  connaissant  personne,  ils  s'adressaient  à  lui,  il 
leur  offrait  d'abord  sa  table  et  son  logement,  leur  faisait  faire 
la  connaissance  de  ceux  qui  pouvaient  leur  devenir  utiles, 
et  rarement  les  laissait  partir  sans  composer  pour  eux  des 
concertos,  dont  il  ne  gardait  pas  même  de  copie,  afin  qu'étant 
les  seuls  à  les  jouer  ils  pussent  se  produire  avec  plus  d'avan- 
tages. 

Mozart  avait  souvent  le  dimanche  des  concerts  chez  lui. 
Un  comte  polonais  qu'on  y  mena  un  jour  fut  enchanté,  ainsi 
que  tous  les  assistants,  d'un  morceau  de  musique  pour  cinq 
instruments,  qu'on  exécutait  pour  la  première  fois.  Il  témoi- 
gna à  Mozart  combien  ce  morceau  lui  avait  fait  de  plaisir, 
et  le  pria  de  composer  pour  lui  un  trio  de  flûte  quand  il  se 

14. 


250  ŒUVRES  DE  STENDHAL.       • 

trouverait  de  loisir.  Mozart  le  lui  promit,  sous  cette  condi- 
tion, qu'il  ne  serait  nullement  pressé.  Le  comte,  en  ren- 
trant chez  lui,  envoya  au  compositeur  cent  demi-souverains 
d'or  (un  peu  plus  de  deux  mille  francs),  avec  un  billet  très- 
poli,  dans  lequel  il  le  remerciait  du  plaisir  dont  il  venait  de 
jouir.  Mozart  envoya  au  comte  la  partition  originale  du 
morceau  de  musique  à  cinq  instruments  qui  avait  paru  lui 
plaire.  Ce  comte  partit.  Une  année  après  il  revint  voir  Mo- 
zart, et  lui  demanda  des  nouvelles  de  son  trio  :  «  Monsieur, 
répondit  le  compositeur,  je  ne  me  suis  pas  encore  senti  dis- 
posé à  composer  quelque  chose  qui  fût  digne  de  vous.  —  Par 
conséquent,  répliqua  le  comte,  vous  ne  vous  sentirez  pas  non 
plus  disposé  à  me  rembourser  les  cent  demi-souverains  d'or 
que  je  vous  ai  payés  d'avance  pour  ce  morceau  de  musi- 
que. »  Mozart,  indigné,  lui  rendit  sur-le-champ  ses  souve- 
rains ;  mais  le  comte  ne  parla  pas  de  la  partition  originale  du 
morceau  à  cinq  instruments,  et  bientôt  après  elle  parut  chez 
Artaria,  comme  quatuor  de  clavecin,  avec  accompagnement 
de  violon,  d'alto  et  de  violoncelle. 

On  a  remarqué  que  Mozart  était  très-prompt  à  prendre  des 
habitudes  nouvelles.  La  santé  de  sa  femme,  qu  il  aima  tou- 
jours avec  passion,  était  fort  chancelante  :  dans  une  longue 
maladie  qu'elle  fit,  il  courait  au-devant  de  ceux  qui  venaient 
la  voir,  en  mettant  un  doigt  sur  la  bouche,  et  leur  faisant 
signe  de  ne  pas  faire  de  bruit.  Sa  femme  guérit,  mais  pen- 
dant longtemps  il  aborda  les  gens  qui  entraient  chez  lui  en 
mettant  le  doigt  sur  la  bouche,  et  en  ne  leur  parlant  lui- 
même  qu'à  voix  basse. 

Pendant  cette  maladie,  il  allait  quelquefois,  de  grand 
malin,  se  promener  seul  à  cheval  ;  mais  il  avait  toujours 
soin,  avant  de  partir,  de  laisser  auprès  de  sa  femme  un  pa- 


VIE  DE   MOZART.  251 

pier  eu  forme  d'ordonnance  du  médecin.  Voici  une  de  ces 
ordonnances  :  «  Bonjour,  ma  bonne  amie,  je  souhaite  que  tu 
aies  bien  dormi,  que  rien  ne  l'ail  dérangée  ;  prends  garde  de 
ne  point  prendre  froid,  et  de  ne  pas  le  faire  mal  en  le  bais- 
sant; ne  te  fâche  pas  contre  les  domestiques;  évite  toute 
espèce  de  chagrin  jusqu'à  mon  retour  ;  aie  bien  soin  de  toi  : 
je  reviendrai  à  neuf  heures.  » 

Constance  Weber  fut  une  excellente  compagne  pour  Mo- 
zar' ,  et  elle  kii  donna  plusieurs  fois  des  conseils  utiles.  Il  eut 
d'elle  dciîK  enfants  qu'il  aima  tendrement.  Mozarl  jouissait 
d'un  revenu  considérable  :  mais  son  amour  effréné  pour  le 
plaisir,  et  le  désordre  de  ses  affaires  domestiques,  tirent  qu'il 
ne  laissa  à  sa  famille  que  la  gloire  de  son  nom  et  rattention 
du  public  de  Vienne.  Après  la  mort  de  ce  grand  composi- 
teur, les  Viennois  cherchèrent  à  témoigner  leur  reconnais- 
sance à  ses  enfants  pour  les  plaisirs  qu'il  leur  avait  si  sou- 
vent procurés. 

Dans  les  dernières  années  de  la  vie  de  Mozart,  sa  santé, 
qui  avait  toujours  été  délicate,  s'affaiblissait  rapidement.  Il 
était  timide  à  l'égard  des  malheurs  futurs,  comme  tous  les 
gens  à  imagination,  et  l'idée  qu'il  n'avait  plus  longtemps  à 
vivre  le  tourmentait  souvent  :  alors  il  travaillait  tant,  avec 
une  telle  rapidité  et  une  si  grande  force  d'attention,  qu'il 
oubliait  quelquefois  tout  ce  qui  n'était  pas  son  art.  Souvent, 
au  milieu  de  son  enthousiasme,  ses  forces  l'abandonnaient; 
il  tombait  en  faiblesse,  et  l'on  était  obligé  de  le  porter  sur 
son  lit.  Tout  le  monde  voyait  que  cette  rage  de  travail  ruinait 
sa  santé.  Sa  femme  et  ses  amis  faisaient  tout  ce  qu'ils  pou- 
vaient pour  le  distraire  :  par  complaisance  pour  eux,  il  les 
accompagnait  dans  les  promenades  et  aux  visites  où  on  le 
menait,  mais  son  esprit  n'y  était  pas.  Il  ne  sortait  de  temps 


252  ŒUTRES  DE  STENDHAL. 

en  temps  de  celte  mélancolie  habituelle  et  silencieuse  que 
par  le  pressentiment  de  sa  fin  prochaine,  idée  qui  lui  cau- 
sait toujours  une  terreur  nouvelle.  On  reconnaît  le  genre  de 
folie  du  Tasse,  et  celle  qui  rendit  Rousseau  si  heureux  dans 
le  vallon  des  Charmettes,  en  le  portant,  par  la  crainte  d'une 
mort  prochaine,  à  la  seule  bonne  philosophie,  celle  de  Jouir 
du  moment  présent  et  d'oublier  les  chagrins.  Peut-être,  sans 
cette  exaltation  de  la  sensibilité  nerveuse  qui  va  jusqu'à  la 
folie,  n'y  a-t-il  pas  de  génie  supérieur  dans  les  arts  qui  exi- 
gent de  la  tendresse.  La  femme  de  Mozart,  inquièle  de -celte 
manière  d'être  singulière,  avait  rattention  de  faire  venir 
chez  son  mari  les  personnes  qu'il  aiuiait  à  voir,  et  qui  fai- 
saient semblant  de  le  surprendre  au  moment  où,  après  plu- 
sieurs heures  de  travail,  il  aurait  dû  naturellement  songer 
au  repos.  Ces  visites  lui  faisaient  plaisir,  mais  il  ne  quittait 
point  la  plume  :  on  causait,  on  cherchait  à  l'engager  dans 
la  conversation,  il  n'y  prenait  aucune  part;  on  lui  adressait 
la  parole,  il  répondait  qu^ques  mots  sans  suite,  et  conlhiuait 
d.'écrire. 

Celte  exlrême  application,  au  reste,  accompagne  quelque- 
fois le  génie,  mais  n  en  est  pas  du  tout  la  preuve.  Voyez 
Thomas  :  qui  est-ce  qui  peut  lire  son  emphatique  collection 
de  superlatifs?  et  cependant  il  était  lellement  absorbé  par 
ses  méditations  sur  les  moyens  d'être  éloquent,  qu'il  lui  est 
arrivé  à  Montmorency,  lorsque  son  laquais  lui  amenait  le 
cheval  sur  lequel  il  avait  coutume  de  faire  de  l'exercice, 
d'offrir  à  ce  cheval  une  prise  de  tabac.  Raphaël  Mengs  aussi 
a  été  dans  ce  siècle  un  modèle  de  préoccupation,  et  ce  n'est 
cependant  qu'un  peintre  de  troisième  ordre;  tandis  que  le 
Guide,  le  plus  joueur  des  hommes,  et  qui  faisait,  vers  la  fin 
de  sa  vie,  jusquà  trois  tableaux  par  jour  pour  payer  les 


VIE    DE  MOZART.  253 

dettes  de  la  nuit,  a  laissé  des  ouvrages  dont  le  plus  faible 
donne  plus  de  plaisir  que  les  meilleurs  des  Mengs  ou  des 
Carie  Maratle,  gens  très-appli(jués.  Une  femme  me  disait  «n 
jour  :  «  Monsieur  un  tel  me  jure  que  je  régnerai  à  jamais  sur 
son  àme  ;  il  proteste  sans  cesse  que  je  serai  la  maîtresse  uni- 
que de  celte  âme  :  mon  Dieu  !  je  le  crois  ;  mais  à  quoi  bon, 
si  cette  âme  ne  me  plaît  pas?  »  A  quoi  bon  l'application  d'un 
homme  sans  génie  :  Mozart  a  été  peut-être,  dans  le  dix-hui- 
tième siècle,  l'exemple  le  plus  frappant  de  la  réunion  des 
deux  choses.  Benda,  l'auteur  d'Ariane  dan^  VUe  de  Naxos^ 
a  aussi  de  bons  traits  de  préoccupation. 


254  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


CHAPITRE  Vil 


Ce  fut  dans  cet  état  qu'il  composa  la  Flûte  enchantée  *,  la 
Clémence  de  Titus,  ^on  Requiem,  et  d'autres  morceaux  moins 

*  A  l'époque  où  l'on  donna  les  Mystères  d'Isis  à  l'Opéra  de  Paris, 
un  journal  publia  une  lettre  écrite  à  ce  sujet  par  une  dame  allemande, 
et  dont  voici  l'extrait  : 

«  J'ai  vu  les  Mystères  d'Isis  :  décorations,  ballet,  costumes,  tout  est 
fort  beau;  mais  ai-je  vu  la  pièce  de  Mozart?  ai-je  reçu  l'impression 
de  sa  musique?  Nullement. 

a  La  Flûte  enchantée  est,  dans  l'original,  ce  que  vous  appelez  un 
opéra-comique,  une  comédie  mêlée  d'ariettes.  Le  sujet  est  tiré  du 
roman  connu  de  Séthos  ;  le  dialogue  en  est  alternativement  parlé  et 
chanté.  C'est  sur  ce  canevas  que  Mozart  a  composé  sa  délicieuse  mu- 
sique, si  bien  d'accord  avec  les  paroles. 

«  Comment  n'a-t-on  pas  vu  que  c'était  dénaturer  cet  ouvrage  que 
de  le  transformer  en  grand  opéra?  Il  a  fallu  d'abord,  pour  le  rendre 
digne  de  votre  académie  de  musique,   couvrir  tout  le  poëme  d'un 


VIE   DE   MOZART.  255 

connus.  C'est  pendant  qu'il  faisait  la  musique  du  premier  de 
ces  opéras  qu'il  commença  à  avoir,  au  milieu  de  son  tra- 

récitatif  étranger;  il  a  fallu  y  intercaler  des  airs,  des  chants,  qui,  pour 
être  du  même  auteur,  ne  sont  ni  de  la  même  pièce  ni  du  même  faire; 
il  a  fallu  enfin  ajouter  à  cette  pièce  un  grand  nombre  de  morceaux 
hétérogènes,  pour  amener  les  superbes  ballets  dont  elle  est  ornée.  Il 
résulte  de  tout  cela  un  ensemble  qui  n'est  plus  celui  de  Mozart  ; 
l'unité  musicale  est  troublée,  l'intention  générale  est  effacée,  l'en- 
chantement disparaît. 

«  Encore  si  l'on  nous  eût  donné  la  musique  de  Mozart  telle  qu'il 
l'a  faite!  mais  nombre  des  morceaux  les  plus  saillants  ont  perdu, 
dans  la  parodie,  leur  caractère  et  leur  physionomie  primitive  :  on  en 
a  altéré  le  mouvement,  le  ton,  la  signification. 

«  Le  Bochoris  de  la  pièce  allemande  est  un  jeune  oiseleur,  gai, 
naïf,  un  peu  bouffon,  qui  porte,  sans  le  savoir,  une  flûte  enchantée  : 
il  paraît  vêtu  dune  habit  fait  déplumes  d'oiseaux;  il  a  sur  le  dos  la 
cage  où  il  met  ceux  qu'il  a  pris,  et  à  la  main  la  flûte  dont  il  les  pipe. 
Une  ritournelle  pleine  de  gaieté  l'annonce,  et  il  entre  en  chantant  : 

Der  Yogelfaenger  bia  ich,  ja, 

Stetslustig,  heissa!  hopsassa! 

Ich  Yogelfaenger  bin  bekannt 

Bei  ait  und  jung,  im  ganzen  land; 

Weiss  mit  dem  locki'ii  umzugehn, 

Und  mich  aufs  pfeifen  zu  verstehn.  [Gamme  de  flûte.) 

Dniiiî  kanii  ich  IVoh  und  kislig  syen  ; 

Demi  aile  Vœgel  siad  ja  mein '.  (Gamme  de  flûte.) 

«  Tel  est  le  texte  que  Mozart  a  reçu  de  son  poëlc,  et  qui  est  res- 
sorti de  son  esprit  sous  la  forme  musicale  qui  lui  convenait.  Au  lieu 


*  Voici  la  version  exacte  et  littérale  de  ce  couplet  allemand.  Si  quelqu'un 
veut  essayer  de  la  siibsliluer  aux  paroles  IVançaises,  .v  un  ''  s  yeux  d  la  d  es^e^ 
il  s'apercevra  combien  elle  s'adapte  mieux  au  caractère  de  l'air  : 

C'est  moi  qui  suisToiselour,  oui  oui, 
Joyeux  et  dispos,  ta  la  la,  ta  la  la  ! 


256  ŒUVRES  DE  STENL     AL. 

iravail,  ces  inouients  crévauouissemeiit  dont  nous  avons 
parlé.  Il  aimait  beaucoup  la  Fliitc  enchantée,  quoiqu'il  ne 

de  ces  paroles  joyeuses  et  simples,  le  poëte  français  mel  des  coupleb 
de  seiilimenl  dans  l.i  bouche  de  son  Bochoris.  Il  y  est  question  de  Ui 
Mère  de  la  Nature,  des  Grâces  fidèles  el  de  V Amour  qui  vole  autour 
d'elles....  Tout.cela  peut  être  fort  joli  en  France,  mais  Tair  de  Mozart 
ne  vu  plus  aussi  bien. 

«  Sur  la  mélodie  qui  sert  au  Bochoris  allemand  à  exprimer  son 
désir  inquiet  de  rencontrer  une  jeune  fille  qui  réponde  à  son  amour, 
le  Français  débite  de  la  morale  bien  éloignée  de  l'àme  du  jeune 
oiseleur  : 

La  vie  est  un  voyage  : 
Tâchons  dercnibellir,  etc. 

«  Ce  n'est  pas  là  ce  (jue  Mozart  a  voulu  dire. 

<(  Ce  n'est  pas  là  non  |dus  ce  qu'il  a  voulu  dire  quand,  du  bel  air 
à  couplets  que  chanlenl  ensemble  loiseleur  et  la  princesse  Tamina, 
on  a  fait  ce  trio  de  circonstance  : 

Je  vais  revoir  Taujant  que  j'aime,  clc. 

Dans  l'allemand,  c'est  ui.e  hymne  à  l'Amour,  chaulée  par  deux  jeunes 
gens,  une  princesse  et  un  oiseleur,  qui  se  rencontrent  seuls  au  milieu 
des  forêts  :  le  chant  en  est  très-beau,  et  il  devient  touchant  quaiul 
on  songe  à  linnocence,  à  Fingénuité,  à  l'émotion  vague  des  deux 
jeunes  acteurs  qui  sont  en  scène. 

«  11  en  est  de  même  des  nymphes  de  la  nuit,  qui  viennent  sauver 
i  e  prince  d'un  serpent  prêt  à  l'attaquer  durant  son  sommeil  :  ces 
jeunes  fillo?  n'on   jamais  vu  d'hommes  ;  leur  surprise,  leur  crainte, 


C  est  moi  qui  suis  l'oiseieur  si  connu 

Des  vieux  et  des  jeunes,  par  tout  le  pays  : 

Je  sais  piper,  tendre  un  lilt  t, 

Tirer  des  sons  du  flageolet.  [Ganiiede  fîiile.) 

Allons,  soyons  gai  !  car,  sur  ma  foi. 

Tous  gentils  oiseaux  sont  à  moi.  [Comme  de  ///  te 


VIE  DK   MOZAUT.  '257 

fût  pas  très-coiileiit  de  quelques  morceaux  que  le  public 
avait  pris  en  affection  et  qu'il  ne  cessait  d'applaudir.  Cet 

se  peint  dans  leurs  accents  :  rien  de  tout  cela  ne  peut  se  Irouver 
dans  le  trio  des  femmes  de  Myrrhène. 

«  On  voit  que,  const;imnient,  une  situation  intéressante^  et  dont 
les  développements  sont  pleins  de  naturel,  est  remplacée  par  une 
de  ces  combinaisons  si  rebattues  et  si  froides  qui  font  vivre  le  théâtre 
français. 

«  Je  ne  parlerai  pas  de  quelques  chants  transposés,  à  leur  grand 
désavantage,  dans  d'autres  tons,  ni  de  plusieurs  autres  altérations  ; 
mais  je  me  plaindrai  de  ce  que  l'on  a  supprimé  de  très-beaux  mor- 
cciiux  :  je  regrette  surtout  un  duo  naïf,  chanté  par  deux  enfants; 
un  autre  chanté  par  le  prince  et  par  la  princesse,  après  avoir  passé 
ensemble  par  les  épreuves  de  l'eau  et  du  feu.  Cette  circonstance  de 
deux  amants  qui  supportent  de  compagnie  les  périls  de  l'initiation 
est  un  des  motifs  qui  me  feraient  donner  la  préférence  au  poëme 
allemand,  quelque  baroque  qu'il  puisse  être  d'ailleurs. 

t  Nous  devons  donc  dire  aux  Français,  pour  l'honneur  de  Mozart  : 
\<A\c  opéra  des  Mystères  d'Isis  est  un  fort  bel  ouvrage,  plein  de  no- 
blesse, et  peut-être  très-supérieur  à  notre  FZ«t/e  enchantée;  mais  ce 
n'est  pas  du  tout  l'ouvrage  îe  Mozart, 

O:  WlLHELMI>-E.  » 

l.es  personnes  qui  se  rappelleront  l'original  et  limitation  y  trou- 
veront, ce  me  semble,  la  lutte  du  genre  classique  et  du  genre  ro- 
mantique. Le  versificateur  français,  dont  j'ignore  jusqu'au  nom,  a  dû 
être  tout  lier  d'avoir  fait  queli|ue  chose  qui  eût  un  air  de  famille  avec 
les  chefs-d'œuvre  de  Racine  et  de  Quinault.  Il  ne  s'est  pas  aperçu 
qu'il  perdait  tout  naturel,  toute  grâce,  toute  originalité,  et  que  rien 
n'est  sujet  à  endormir  comme  une  pièce  où  les  spectateurs  qui  ont  fait 
leur  cours  de  littérature  à  l'Athénée  prévoient  à  chaque  scène  l'évé- 
nement qui  va  suivre.  Le  genre  romantique,  à  égalité  de  talent  dans 
l'auteur,  aurait  au  moins  le  mérite  de  nous  surprendre  un  peu.  Veut- 
on  la  vérité  sur  cette  dispute  qui  va  faire  la  gloire  des  journaux  pen- 
dant un  demi-siècle?  C'est  que  le  genre  romantique,  véritable  poésie, 

15 


^258  (EIJVRES  DE    STENDllÂl.. 

opéra  eul  un  grand  nombre  de  représentations;  mais  l'état 
(le  faiblesse  dans  lequel  Mozart  se  trouvait  ne  lui  permit  de 
diriger  l'orchestre  que  peudant  les  neuf  ou  dix  premières. 
(^)uand  il  était  hors  d'état  d'aller  au  théâtre,  il  plaçait  sa  mon- 
tre à  côté  de  lui,  et  semblait  suivre  l'orchestre  dans  sa  pen- 
sée :  «  Voilà  le  premier  acte  terminé,  disait-il  ;  maintenant 
on  chante  tel  ou  tel  air,  etc.  ;  »  puis  il  était  de  nouveau  saisi 
de  l'idée  que  bientôt  il  serait  obhgé  de  quitter  tout  cela. 

Un  événement  assez  singulier  vint  accélérer  l'effet  de  cette 
funeste  disposition.  Je  prie  qu'on  me  permette  de  rapporter 
cet  événement  avec  détails,  parce  qu'on  lui  doit  le  fameux 
Heqniem,  qui  passe,  avec  raison,  pour  un  des  chefs-d'œuvre 
de  Mozart. 

Un  jour  qu'il  était  plongé  dans  une  profonde  rêverie,  il  en- 
tendit un  carrosse  s'arrêter  à  sa  porte,  On  lui  annonce  un  in- 


né souflïe  i)as  de  médiocrité.  Des  diames  roiuanliques,  laits  avec 
tout  le  talent  qu'on  trouve  dans  les  Imit  ou  dix  dernières  tragédies 
que  vous  m'avez  envoyées  de  Paris,  laits  avec  le  talent  qui  créri 
les  yinus  II,  les  Ulysse,  les  Arkucerxe,  les  Pyrrhus,  etc.,  ne  seraient 
pas  parvenus  à  la  seconde  scène.  Des  alexandrins  bien  ronflants  soni 
un  cache-sottise,  mais  non  un  antidote  contre  l'ennui.  Qu'est-ce  qu'un 
style  qui  se  refuse  à  répéter  le  mot  le  plus  caractéristique  du  plus 
Iranoais  de  nos  grands  hommes? 

Pour  faire  supporter  Henri  IV,  disant  qu'il  souhaiterait  que  le  plus 
pauvre  paysan  put  au  moins  avoir  la  poule  au  pot  le  dimanche,  Le- 
gouvé  fait  dire  à  cet  homme  qui  avait  tant  d'esprit  : 

Je  veux  enlin  qu'au  jour  marqué  pour  le  repus. 
L'hôte  laborieux  des  modestes  hameaux, 
Sur  sa  table  moins  humble,  ait,  par  nia  bienfaisance. 
Quelques-uns  de  ces  m«  Is  résevvrs  à  l'aisance  ; 
lit  que,  grâce  à  mes  soins,  chaque  indi^eiil  nutiiTi. 
lîénisse  avec  les  siens  la  bonté  jie  Henri; 


•VJE   DE   MOZART.  '259 

connu  qui  demande  à  lui  parler  :  ou  le  fait  entrer;  il  voit  un 
homme  d'un  certain  âge,  fort  bien  mis,  les  manières  les 
plus  nobles,  et  même  quelque  chose  d'imposant  :  «  Je  suis 
chargé,  monsieur,  pour  un  homme  très-considérable,  de  ve- 
nir vous  trouver.  —  Quel  est  cet  homme?  interrompit  Mo- 
zart. —  Il  ne  veut  pas  être  connu.  —A  la  bonne  heure!  et 
que  désire-t-il?  —  Il  vient  de  perdre  une  personne  qui  lui 
était  bien  chère,  et  dont  la  mémoire  lui  sera  éternellement 
précieuse  ;  il  veut  célébrer  tous  les  ans  sa  mort  par  un  service 
solennel,  et  il  vous  demande  de  composer  un  Requiem  pour 
ce  service.  «Mozart  se  sentit  vivement  frappé  de  ce  discours, 
du  ton  grave  dont  il  était  prononcé,  de  l'air  mystérieux  qui 
semblait  répandu  sur  toute  celte  aventure.  Il  promit  de  faire 
le  Requiem.  L'inconnu  continue  :  «  Mettez  à  cet  ouvrage 
tout  votre  génie;  vous  travaillez  pour  un  connaisseur  en 
musique.  —  Tant  mieux.  —  Combien  de  temps  demandez- 
vous?  —  Quatre  semaines.  —  Eh  bien,  je  reviendrai  dans 
quatre  semaines.  Quel  prix  mettez-vous  à  votre  travail? 
—  Cent  ducats.  »  L'inconnu  les  compte  sur  la  table  et  dis- 
paraît. 

Mozart  reste  plongé  quelques  moments  dans  de  profondes 
réflexions;  puis  tout  à  coup  demande  une  plume,  de  l'encre, 
du  papier,  et,  malgré  les  remontrances  de  sa  femme,  il  se 
met  à  écrire.  Cette  fougue  de  travail  continua  plusieurs 
jours  :  il  composait  jour  et  nuit,  et  avec  une  ardeur  qui 
semblait  augmenter  en  avançant  ;  mais  son  corps,  déjà  fai- 
ble, ne  put  résister  à  cet  enthousiasme  :  un  matin  il  tomba 
enfin  sans  connaissance,  et  fut  obligé  de  suspendre  son  tra- 
vail. Deux  ou  trois  jours  après,  sa  femme  cherchant  à  le 
distraire  des  sombres  pensées  qui  l'occupaient,  il  lui  répon- 
dit brusquement  :  «  Cela  est  certain,  c'est  pour  moi  que  je 


•iGO  ŒUVRES   DE   STEMUUAL. 

lais  ce  Ueqaiem;  il  servira  à  mon  service  mortuaire.  »  Rien 
ne  peut  le  détourner  de  celte  idée. 

t\  mesure  qail  travaillait,  il  sentait  ses  forces  diminuer  de 
jour  en  jour,  et  sa  partition  avançait  lentement.  Les  quatre 
semaines  qu'il  avait  demandées  s'étant  écoulées,  il  vit  un 
jour  entrer  chez  lui  le  même  inconnu.  «  Il  m'a  été  impossi- 
ble, dit  Mozart,  de  tenir  ma  parole.  —  Ne  vous  gênez  pas, 
dit  rétranger  :  quel  temps  vous  faut-il  encore  ?  —  Quatre  se- 
maines. L'ouvrage  m'a  inspiré  plus  d'intérêt  que  je  ne  pen- 
sais, et  je  l'ai  étendu  beaucoup  plus  que  je  n'en  avais  le 
dessein.  —  En  ce  cas,  il  est  juste  d'augmenter  les  honoraires  ; 
voici  cinquante  ducats  de  plus.  — Monsieur,  dit  Mozart,  tou- 
jours plus  étonné,  qui  êtes-vous  donc  ?  —  Cela  ne  fait  rien  à 
la  chose;  je  reviendrai  dans  quatre  semaines.  » 

Mozart  appelle  sur-le-champ  un  de  ses  domestiques  pour 
faire  suivre  cet  homme  extraordinaire,  et  savoir  qui  il  était  : 
mais  le  domestique  maladroit  vint  rapporter  quil  n'avait  pu 
retrouver  sa  trace. 

Le  pauvre  Mozart  se  mit  dans  la  tête  que  cet  inconnu  n'é- 
tait pas  un  être  ordinaire;  qu'il  avait  sûrement  des  relations 
avec  l'autre  monde,  et  qu'il  lui  était  envoyé  pour  lui  annon- 
cer sa  fin  prochaine.  Il  ne  s'en  appliqua  qu'avec  plus  d'ar- 
deur à  son  Piequiem,  qu'il  regardait  comme  le  monument  le 
plus  durable  de  son  génie.  Pendant  ce  travail,  il  tomba  plu^ 
sieurs  fois  dans  des  évanouissements  alarmants.  Enfin,  l'ou- 
vrage fut  achevé  avant  les  quatre  semaines.  L'inconnu  revint 
au  terme  convenu  :  Mozart  n'était  plus. 

Sa  carrière  a  été  aussi  courte  que  brillante.  Il  est  mort  à 
peine  âgé  de  trente-six  ans  ;  mais  dans  ce  peu  d'années  il 
s'est  fait  un  nom  qui  ne  périra  point  tant  qu'il  se  trouvera 
des  âmes  sensibles. 


VIK    l)K  MHZ  ART.  261 


ETTRE  SUR  MOZART 


Monticello,  ie  29  août  1814. 


Il  résulte,  mon  cher  ami,  de  la  lettre  citée  ci-dessus, dont 
l'exposé  me  semble  très-vrai,  que,  des  ouvrages  de  Mozart, 
on  ne  connaît  à  Paris  que  Figaro,  Don  Junn  eiCosi  fan  lutte, 
qui  ont  été  joués  à  TOdéon. 

La  première  réflexion  qui  se  présente  sur  Figaro,  c'est  que 
le  musicien,  dominé  par  sa  sensibilité,  a  changé  en  vérita- 
bles passions  les  goûl's  assez  légers  qui,  dans  Beaumarchais, 
amusent  les  aimables  habitants  du  château  dWguas-Frescas. 
Le  comte  Almaviva  y  désire  Suzanne,  rien  de  plus,  et  est 
bien  éloigné  de  la  passion  qui  respire  dans  Tair 

Vedrô  mentrio  sospiro 
Felice  un  servo  niio! 


262  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

El  dans  le  duo 

Grudel  !  perché  iinora  ? 

Certainement  ce  n'est  pas  là  Tliomme  qui  dit,  acte  III, 
scène  iv  de  la  pièce  française  : 

«  Qui  donc  m'enchaîne  à  cette  fantaisie?  j'ai  voulu  vingt 
fois  y  renoncer...  Étrange  effet  de  l'irrésolution!  si  je  la 
voulais  sans  débat,  je  la  désirerais  mille  fois  moins.  »  Gom- 
ment le  musicien  aurait-il  pu  atteindre  à  cette  idée,  qui  ce- 
pendant est  fort  juste?  comment  peindre  un  calembour  en 
musique  ? 

On  sent,  dans  la  comédie,  que  le  goût  de  Rosine  pour  le 
petit  page  pourrait  devenir  plus  sérieux  :  la  situation  de  son 
àme,  cette  douce  mélancolie,  ces  réflexions  sur  la  portion 
de  bonheur  que  le  destin  nous  accorde,  tout  ce  trouble  qui 
précède  la  naissance  des  grandes  passions,  est  infiniment 
plus  développé  chez  Mozart  que  dans  le  comique  français. 
Cette  situation  de  Tâme  n  a  presque  pas  de  termes  pour  l'ex- 
primer, et  est  peut-être  une  de  celles  que  la  musique  peut 
beaucoup  mieux  peindre  que  la  parole.  Les  airs  de  la  com- 
tesse font  donc  une  peinture  absolument  neuve  :  il  en  est 
de  même  du  caractère  de  Bartholo.  si  bien  marqué  par  le 
grand  air  : 

La  vendelln  !  la  vendetta  !  '  «iSH^^ 

La  jalousie  de  Figaro,  dans  Tair 

Se  vuol  ballar  signor  Contino, 
est  bien  éloignée  de  la  légèreté  du  Figaro  français.  Dans  ce 


VIE  DK    MO/ART.  '263 

sons,  on  peut  dire  que  Mozart  a  défiguré  la  pièce  autant  que 
possible.  Je  ne  sais  trop  si  la  musique  peut  peindre  la  galan- 
terie et  la  légèreté  françaises  pendant  quatre  actes,  et  dans 
tous  les  personnages  :  cela  me  semble  difficile;  il  lui  fiuU 
des  passions  décidées,  du  bonheur  ou  du  malheur.  Une  ré- 
partie fine  ne  foit  rien  sentir  à  Tàme,  iw  donne  rien  à  sa  mé- 
ditation. En  parlant  du  saut  par  la  fenêtre  :  «  La  rage  de 
sauter  peut  prendre,  dit  Figaro  ;  voyez  plutôt  les  moutons  de 
Panurge.  »  Cela  est  délicieux  ;  mais  pendant  trois  secondes, 
si  vous  insistez,  si  vous  prononcez  lentement,  le  charme  dis- 
paraît. 

Je  voudrais  voir  l'aimable  Fioravanti  faire  la  musique 
des  Norea  de  Figaro.  Dans  celle  de  Mozart,  je  ne  trouve  la 
véritable  expression  de  la  pièce  française  que  dans  le  duo 

Se  a  caso  m<i(liima, 

entre  Suzanne  et  Figaro;  et  encore  celui-ci  est-il  jaloux 
beaucoup  trop  sérieusement,  lorsqu'il  dit  : 

l'dir  hramoil  resto. 

Enfin,  pour  achever  le  déguisement,  Mozart  finit  la  Folie 
Journée  par  le  plus  beau  chant  d'église  quMl  soit  possible 
d'entendre  :  c'est  après  le  mot 

PerHono, 

dans  le  dernier  finale. 

Il  a  changé  entièrement  le  tableau  de  Beaumarchais  :  l'es- 
prit ne  reste  plus  que  dans  les  situations;  tous  les  caractères 
ont  tourné  au  tendre  et  au  passionné.  Le  page  est  indiqué 


264  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

dans  la  pièce  française;  son  âme  entière  est  développée  dan^ 
les  airs 


et 


Non  so  piîi  cosa  son. 


Vol  che  sapete  cosa  è  aniore  ; 


et  dans  le  duo  de  la  fin  avec  la  comtesse,  lorsqu'ils  se  ren  - 
contrent  dans  les  allées  obscures  du  jardin,  près  du  bosquet 
des  grands  marronniers. 

L'opéra  de  Mozart  est  un  mélange  sublime  d'esprit  et  de 
mélancolie,  tel  qu'il  ne  s'en  trouve  pas  un  second  exemple. 
La  peinture  des  sentiments  tristes  et  tendres  peut  quelque- 
fois tomber  dans  l'ennuyeux  :  ici  l'esprit  piquant  du  comique 
français,  qui  brille  dans  toutes  les  situations,  repousse  bien 
loin  le  seul  défaut  possible  du  genre. 

Pour  être  dans  le  sens  de  la  pièce,  la  musique  aurait  dû 
être  faite  à  frais  communs  par  Cimarosa  et  Paisiello.  Le  seul 
Cimarosa  pouvait  donner  à  Figaro  la  brillante  gaieté  et  l'as- 
surance que  nous  lui  connaissons.  Rien  ne  ressemble  plus  à 
ce  caractère  que  l'air 

Menlri'  io  cra  un  fraschetone 
Sono  stato  il  più  lelice; 

et  il  faut  avouer  qu'il  est  faiblement  rendu  |)ar  le  seul  air 
gai  de  Mozart  • 

Non  pin  ondrai  farfalone. 

La  mélodie  de  cet  air  est  même  assez  commune  ;  c'est 


VIE  DE   MOZART.  '265 

Texpression  qu'il  prend  peu  à  peu  qui  en  fait  tout  le 
charme. 

Quant  à  Paisiello,  il  suffit  de  se  rappeler  le  quintetlo  du 
Barbier e  di  Siviglia,  dans  lequel  on  dit  à  Bazile 

Allez  vous  coucher, 

pour  voir  qu'il  était  parfaitement  en  état  de  rendre  les  situa- 
lions  purement  comiques,  et  où  il  n'y  a  point  de  chaleur  de 
sentiment. 

Comme  chef-d'œuvre  de  pure  tendresse  et  de  mélancolie, 
absolument  exempt  de  tout  mélange  importun  de  majesté  et 
de  tragique,  rien  au  monde  ne  peut  être  comparé  aux  Nozze 
di  Figaro.  J'ai  vraiment  du  plaisir  à  me  figurer  cet  opéra 
joué  par  une  des  Monbelli,  pour  le  rôle  de  la  comtesse  ; 
Bassi,  pour  celui  de  Figaro  ;  Davide  ou  Nozzari,  pour  le 
comte  Almaviva  ;  madame  Gaforini  pour  Suzanne  ;  encore 
une  des  Monbelli  pour  le  petit  page,  et  Pellegrini  pour  le 
docteur  Barlholo. 

Si  vous  connaissiez  ces  voix  délicieuses,  vous  partageriez 
le  plaisir  que  me  donne  cette  supposition  ;  mais  en  musique 
on  ne  peut  parler  aux  gens  que  de  leurs  souvenirs.  Je  pour- 
rais, à  toute  force,  vous  donner  une  idée  de  VXurore  du 
Guide,  au  palais  RospigUosi,  quoique  vous  ne  l'ayez  jamais 
vue  ;  mais  je  serais  ennuyeux  comme  un  auteur  de  prose 
poétique,  si  j'essayais  de  vous  parler  Aldomcnée,  ou  de  la 
Clémence  de  Titus,  avec  autant  de  détails  que  je  l'ai  fait  de 
Figaro. 

On  peut  dire  avec  vérité,  et  sans  tomber  dans  les  illusions 
exagérantes  auxquelles  on  est  sans  cesse  conduit  lorsqu'il 
s'agit  d'un  homme  tel  que  Mozart,  que  rien  absolument  ne 

15. 


•266^^,  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

peut  être  comparé  à  YIdoménée.  J'avoue  que,  contre  Topi- 
nion  de  toute  l'Italie,  ce  ne  sont  pas  les  Horaces  qui,  pour 
moi,  sont  le  premier  opéra  séria  existant;  c'est  Idoménée,  ou 
la  Clémence  de  Titus. 

La  majesté  en  musique  devient  bientôt  ennuyeuse.  Cet  art 
ne  peut  absolument  pas  rendre  le  mot  d'Horace  . 

Albano  tu  sei,  io  non  te  conosco  più, 

et  l'exaltation  patriotique  de  tout  ce  rôle  ;  tandis  que  la  ten- 
dresse seule  anime  tous  les  personnages  de  la  Clémence. 
Quoi  de  plus  tendre  que  Titus  disant  à  son  ami  : 

Avoue-moi  ta  faute,  l'empereur  n'en  saura  rien,  l'ami  seul 
est  avec  toi. 

Le  pardon  de  la  fin,  quand  il  lui  dit  : 

Soyons  amis, 

fait  venir  les  larmes  aux  yeux  aux  traîtres  les  plus  endurcis. 
C'est  ce  que  j'ai  vu  à  Kœnigsberg,  après  la  terrible  retraite 
de  Moscou.  En  réabordant  au  monde  civilisé,  nous  trouvâmes 
la  Clémence  de  Titus  très-bien  montée  dans  cette  ville,  où 
les  Russes  eurent  la  politesse  de  nous  donner  vingt  jours  de 
repos,  dont,  en  vérité,  nous  avions  grand  besoin. 

Il  faut  absolument  avoir  vu  la  Flûte  enchantée  pour  s'en 
faire  une  idée.  La  pièce,  qui  ressemble  aux  jeux  d'une  ima- 
gination tendre  en  délire,  est  divinement  d'accord  avec  le 
talent  du  musicien.  Je  suis  convaincu  que,  si  Mozart  avait 
eu  le  talent  d'écrire,  i!  eûl  sur-le-champ  tracé  la  situation 


V(K   l»l.    .MOZART.  267 

élu  iicgie  MoiiOhlalos,  vciiaiil  tlaiis  îc  silence  de  la  nuit,  au 
clair  de  lune,  dérober  un  baiser  sur  les  lèvres  de  la  prin- 
eesse  endormie.  Le  basard  a  fait  ce  que  les  amateurs  n'a- 
vaient rencontré  qu'une  fois  dans  le  Devin  du  village,  de 
Rousseau.  On  peut  dire,  de  la  Flûte  enchantée,  que  le  même 
bomme  a  fait  les  paroles  et  la  musique. 

L'imagination  toute  romantique  de  Molière  dans  Don  Juan, 
cette  peinture  si  vraie  d'un  si  grand  nombre  de  situations 
intéressantes,  depuis  le  meurtre  du  père  de  donna  Anna, 
jusqu'à  l'invitation  faite  à  la  statue,  parlant  à  elle-même,  la 
réponse  terrible  de  celte  statue  ;  tout  cela  encore  est  mer- 
veilleusement dans  le  talent  de  Mozart. 

II  triomphe  dans  l'accompagnement  terrible  de  la  réponse 
de  la  statue,  accompagnement  absolument  pur  de  toute 
fausse  grandeur,  de  toute  enflure  :  c'est,  pour  l'oreille,  delà 
terreur  à  la  Shakspeare. 

La  peur  de  Leporello,  lorsqu'il  se  défend  de  parler  au 
commandeur,  est  peinte  d'une  manière  très-comique,  chose 
rare  chez  Mozart  ;  en  revanche,  les  âmes  sensibles  retien- 
nent de  cet  opéra  vingt  traits  mélancoliques;  même  à  Paris, 
qui  ne  se  souvient  pas  du  mot 

Ah  !  ritnembraiiza  amai  m  ' 
Tl  padre  mio  dov'  î^? 

Don  Juan  n'a  pas  eu  de  succès  à  Rome  :  peut-èlic  l'or- 
chestre n'a-t-il  pas  pu  jouer  cette  musique  très-difficile; 
mais  je  parierais  qu'un  jour  elle  plaira  aux  Romains. 

La  pièce  deCosi  fan  lutte  était  faite  pourCimarosa,  et  tout  à 
nVit  contraire  au  talent  de  Mozart,  qui  ne  pouvait  badiner 
avec  l'amour.  Cette  passion  était  toujours  pour  lui  le  bon- 


268  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

heur  ou  le  malheur  de  la  vie.  Il  n'a  rendu  (pie  la  partie  ten- 
dre des  caractères,  et  nullement  le  rôle  plaisant  du  vieux 
capitaine  de  vaisseau  caustique.  Il  s'est  sauvé  quelquefois  à 
Vaide  de  sa  sublime  science  en  harmonie,  comme  à  la  fin, 
dans  le  trio 

'rutle  f;in  cosî. 

Mozart,  considéré  sous  le  rapport  philosophique,  est  en- 
core plus  étonnant  que  comme  auteur  d'ouvrages  sublimes. 
Jamais  le  hasard  n'a  présenté  plus  à  nu,  pour  ainsi  dire, 
Tàme  d'un  homme  de  génie.  Le  corps  était  pour  aussi  peu 
que  possible  dans  cette  réunion  étonnante  qu'on  appela  Mo- 
zart, et  que  les  Italiens  nomment  aujourd'hui  quel  moslro 
(Vingegno. 


LETTRES 

st.  K 

MÉTASTASE 


LETTRE   I 

Var^^,  le  24  octol.ro  1812. 

iMonaini, 

Le  CGinniun  des  hommes  méprise  faciîemeiU  la  j.'râce. 
C'est  le  propre  des  âmes  vulgaires  de  c'estiraer  que  ce 
qu'elles  craignent  un  peu.  De  là,dj.ii5lemonde,  runivei-salité 
de  la  gloire  militaire,  et,  au  ihéà'.re,  la  préfcrcuce  pour  le 
genre  tragique.  11  faut  à  ces  gens-là,  en  liiiéraiure,  l'appa- 
rence de  la  difliculté  vaincue;  et  voilà  pourquoi  .Métastase 
jouit  de  peu  de  réput;itiuii.  si  on  compare  celte  réputation 
à  son  mérite.  Tout  le  monde  comprend,  au  Musée,  le  Mai'- 
tijre  de  sni)ii  Pierre  par  le  Titien  :  peu  sentent  l*  saint  Jé- 
rôme du  <!(U'rége  :  ils  ont  besoin  qu'on  leur  apprenne  que 
rx'Ut'  Iseatilr,  s!  pl.'iiit-  de  ivàcf,  e-t  n.Mir!:uiï  d-^   I  >.  bj'àuté. 


27:2  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Dans  ce  genre,  les  femmes,  moins  courbées  que  les  hommes 
sous  le  joug  habituel  des  calculs  dintérêt,  leur  sont  bien 
supérîenres. 

La  jnusique  doit  faire  naître  la  volupté,  et  Métastase  a  été 
le  poêle  de  la  musique.  Son  génie  tendre  l'a  porté  à  fuir  tout 
ce  qui  pouvait  donner  la  moindre  peine,  même  éloignée,  à 
son  spectateur.  11  a  reculé  de  ses  yeux  ce  qu'ont  de  trop  poi- 
gnant les  peines  de  sentiment  :  jamais  de  dénoûment  mal- 
heureux ;  jamais  les  tristes  réalités  de  la  vie  ;  jamais  ces 
froids  soupçons  qui  viennent  empoisonner  les  passions  les 
plus  tendres. 

Il  a  senti  que,  si  la  musique  de  ses  opéras  était  bonne, 
elle  donnerait  des  distractions  au  spectateur,  en  le  faisant 
songer  à  ce  qu'il  aime  :  aussi,  à  chaque  instant,  rappelle-t-il 
ce  qu'il  faut  savoir  du  personnage  pour  comprendre  ce  qu'il 
chante.  Il  semble  dire  aux  spectateurs  :  «  Jouissez,  votre 
alteulion  même  n'aura  pas  la  moindre  peine;  laissez-vous 
aller  à  l'oubli,  si  naturel,  du  plan  d'une  pièce  dramatique; 
ne  songez  plus  au  théâtre;  soyez  heureux  au  fond  de  votre 
loge  ;  partagez  le  sentiment  si  tendre  qu'exprime  mon  per- 
soimage.  »  Ses  héros  ne  retiennent  presque  rien  de  la  triste 
réalité.  Il  a  créé  des  êtres  qui  ont  un  grain  de  verve  et 
de  génie  que  les  hommes  le  plus  heureusement  nés  n'ont 
rencontré  que  dans  quelques  moments  fortunés  de  leur 
existence  :  Saint-Preux  arrivant  dans  la  chambre  de  Julie. 

Les  gens  raisonnables  qui  ne  sont  pas  rebutés  par  l'iimer- 
lumtMle  Tacite  etd"Alfren;qui,  àpeiue  sensibles  à  la  musique, 
sont  bien  loin  de  soupçonner  le  but  de  cet  art  charmant  ;  qui, 
non  sensibles  à.  ces  mille  pointes  qui,  dans  la  vie  réelle, 
vieiuuMit,  à  chaque  instant,  percer  l'ùme  tendre,  ou,  ce  qui 
esl  b^'ii  |»is.  Va  r('{'l(»n.::er  dnn^  \a  i)1;ite  n':\lilé:  ces  gens-là. 


\]K   DE  METASTASE.  273 

dis-je,  ont  appelé,  dans  Métastase,  manque  de  vérité  ce  qui 
est  le  comble  de  l'art.  C'est  l'effet  dun  art,  puisque  c'est  une 
condition  nécessaire  pour  obtenir  un  certain  plaisir.  C'est 
comme  si  Ton  blâmait  le  sculpteur  qui  fit  V Apollon  du  Bel- 
védère d'avoir  omis  les  petits  détails  de  muscles  que  l'on 
voit  dans  le  Gladiateur  et  dans  les  autres  statues  qui  ne  re- 
présentent que  des  hommes.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  de 
vrai,  c'est  que  le  plaisir  que  donne  un  opéra  de  Métastase 
n'est  pas  senti  dans  le  pays  situé  entre  les  Alpes,  le  Rhin 
et  les  Pyrénées.  Je  crois  voir  un  Français,  homme  d'esprit, 
bien  sûr  de  ce  qu'il  doit  dire  sur  tout  ce  qui  peut  occu- 
per l'attention  d'un  homme  du  monde,  arrivant  dans  le  pa- 
lais du  Vatican,  à  ces  délicieuses  loges  que  Raphaël  orna  de 
ces  arabesques  charmantes  qui  sont  peut-être  ce  que  le 
génie  et  l'amour  ont  jamais  inspiré  de  plus  pur  et  de  plus 
divin.  Notre  Français  est  choqué  des  manques  de  vraisem- 
blance :  sa  raison  ne  peut  admettre  ces  têtes  de  femmes 
portées  par  des  corps  de  lions,  ces  amours  à  ciieval  sur  des 
chimères.  Cela  n'est  pas  dans  la  nature,  dit-il  d'un  ton  dog- 
matique; rien  de  plus  vrai,  et  il  l'est  également  que  vous 
n'êtes  pas  susceptible  de  ce  plaisir,  mêlé  d'un  peu  de  folie, 
qu'un  homme,  né  sous  un  ciel  plus  heureux,  trouve  le  soir 
d'une  journée  brûlante  en  prenant  des  glaces  dans  la  villa 
d'Albano.  11  est  avec  une  société  de  femmes  aimables;  la 
chaleur  qui  vient  de  cesser  le  porte  à  une  douce  langueur  : 
couché  sur  un  divan  d'étoffe  de  crin,  il  suit,  à  un  plafond 
brillant  des  plus  riches  couleurs,  les  formes  charmantes  que 
Raphaël  a  données  à  ces  êtres  qui,  ne  ressemblant  à  rien 
que  nous  ayons  rencontré  ailleurs,  ne  nous  apportent  aucune 
de  ces  idées  communes  qui,  dans  ces  instants  rares  et  déli- 
cieux, nuisent  tant  au  bonheur. 


274  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Je  crois  bien  aussi  que  les  théâtres  sombres  de  l'Ilalie,  et 
ces  loges,  qui  sont  des  salons,  contribuent  beaucoup  à  Teffet 
de  la  musique.  Combien,  en  France,  de  femmes  aimables 
qui  savent  Tanglais,  et  pour  qui  le  mot  love  a  un  charme 
que  le  mot  amour  ne  peut  plus  présenter.  C'est  que  le  mot 
love  n'a  jamais  été  prononcé  devant  elles  par  ces  êtres  indi- 
gnes d'en  éprouver  le  sentiment.  Rien  ne  souille  la  brillante 
pureté  de  love,  tandis  que  tous  les  couplets  du  vaudeville 
viennent  gâter,  dans  ma  mémoire,  Vamoiir. 

Eh  bien,  les  personnes  sensibles  à  ces  distinctions-là  goû- 
teront les  arabesques  de  Raphaël,  et  les  êtres  brillants,  et 
exempts  de  tout  ce  qu  il  y  a  de  terrestre  dans  le  cœur  de 
l'homme,  que  Métastase  nous  a  montrés. 

11  éloigne,  le  plus  possible,  le  souvenir  du  côté  réel  et 
triste  de  la  vie.  Il  n  a  pris  des  passions  que  ce  qu  il  en  follait 
pour  intéresser  ;  rien  d'acre  et  de  farouche  :  il  ennoblit  la 
volupté. 

Sa  musique  chérie,  de  laquelle  il  n'a  jamais  séparé  ses 
vers,  et  qui  sait  si  bien  exprimer  les  passions,  ne  peut 
marquer  les  caractères.  Aussi,  chez  Métastase,  le  Romain 
amoureux,  et  le  Prince  persan,  louché  de  la  même  passion, 
ont  le  même  langage  dans  ses  vers,  parce  que  Cimarosa  va 
leur  donner  le  même  langage  dans  ses  chants.  L'amour  de 
la  patrie,  le  dévouement  de  Tamitié,  l'amour  filial,  Fhonneur 
chevaleresque,  sont  encore  ces  passions  que  l'histoire  ou  la 
société  nous  ont  fait  connaître  ;  mais  elles  ont  un  charme 
nouveau  :  vous  vous  sentez  doucement  transporté  dans  le 
pays  des  houris  de  Mahomet. 

Ce  sont  des  pièces  portées  à  ce  degré  d'idéal,  et  qu'il  faut 
absolument  ne  pas  lire,  et  entendre  seulement  avec  la  musi- 
que, que  les  froids  critiques  d'un  certain  peuple  ont  exami- 


VIE   DE   MÉTASTASE.  275 

nées  comme  des  tragédies.  Ces  pauvres  diables,  assez  sem- 
blables à  ce  Crescimbeni,  un  de  leurs  illustres  prédécesseurs 
en  Italie,  qui,  dans  son  cours  de  littérature,  prit  le  Morgante 
maggiore,  le  pëme  le  plus  bouffon,  et  même  quelque  chose 
de  plus,  pour  un  ouvrage  sérieux  ;  ces  pauvres  gens,  qui 
auraient  bien  dû  s'appliquer  à  quelque  métier  plus  solide, 
ne  se  sont  seulement  pas  aperçus  que  Métastase  était  si  loin 
de  chercher  à  inspirer  la  terreur,  qu'il  se  refuse  même  la 
peinture  de  Todieux  :  et  c'est  en  cela  qu'il  a  dû  être  protégé 
par  les  gouvernements  qui  veulent  inspirer  la  volupté  à  leurs 
peuples.  Trouver  une  meilleure  manière  d'arranger  les  cho» 
ses,  blâmer  ce  qui  existe  ;  fi  donc  !  c'est  nous  rendre  haïs- 
sants, c'est  chercher  à  nous  rendre  malheureux;  c'est  un 
manque  de  politesse. 

Ces  pauvres  critiques  ont  été  bien  scandalisés  des  fré- 
quentes infractions  commises  par  Métastase  à  la  règle  de 
l'unité  de  lieu  ;  ils  ne  se  sont  pas  doutés  que  le  poète  italien, 
au  lieu  de  songer  à  cette  règle,  en  suivait  une  toute  con- 
traire qu'il  s'était  faite,  et  qui  est  de  changer  le  lieu  de  la 
scène  le  plus  souvent  possible,  afin  que  l'éclat  des  décora- 
tions, si  belles  eu  Italie,  vienne  donner  un  nouveau  plaisir 
à  son  heureux  spectateur. 

Métastase,  nous  enlevant,  pour  notre  bonheur,  si  loin  de 
la  vie  réelle,  avait  besoin,  pour  nous  montrer,  dans  ses  per- 
sonnages, des  êtres  semblables  à  nous,  et  qui  fussent  inté- 
ressants, du  naturel  le  plus  parfait  dans  les  détails  ;  et  c'est 
en  quoi  il  a  égalé  Shakspeare  et  Virgile,  et  surpassé,  de 
bien  loin.  Racine  et  tous  les  autres  grands  poètes. 

Je  cours  aux  armes,  car  je  vois  que  je  scandalise  ;  mes 
armes  sont  des  citations. 

Mais  en  quelle  langue  pourriez-vous  traduire 


276  ŒUVUKS  DE   STENDHAL. 

Un  pauvre  bûcheron,  tout  couvert  de  ramée, 
Sous  le  faix  du  fagot  aussi  bien  que  des  ans 
Gémissant  et  courbé,  marchait  à  pas  pesants^ 
Et  tâchait  de  gagner  sa  chaumine  enfumée. 
Entin,  n'en  pouvant  plus  d'effort  et  de  douleur, 
Il  met  bas  son  fagot,  il  songe  à  son  malheur. 
Quel  plaisir  a-t-il  eu  depuis  est  au  monde? 
En  est-il  un  plus  pauvre  en  la  machine  ronde? 
Point  de  pain  quelquefois,  et  jamais  de  repos  : 
Sa  femme,  ses  enfants,  les  soldats,  les  impôts, 

Le  créancier,  et  la  corvée. 
Lui  font  d'un  malheureux  la  peinture  achevée. 
Il  appelle  la  Mort  :  elle  vient  sans  tarder, 

Lui  demande  ce  qu'il  faut  faire. 

«  C'est,  dit -il,  afin  de  m'aider 
«  A  recharger  ce  bois  ;  tu  ne  tarderas  guère.  » 


Il  eu  est  de  Métastase  comme  de  notre  fabuliste  :  oe  sont 
peut-être  les  deux  auteurs  les  plus  intraduisibles. 

Parcourons  quelques  situations.  Dans  Y  Olympiade,  ce  chef- 
d'œuvre  de  Pergolèse,  Clisthène,  roi  de  Sicyone,  préside  aux 
jeux  olympiques.  Sa  fille  Aristée  sera  le  prix  du  tournoi  : 
depuis  longtemps  elle  aime  Mégaclès,  et  elle  en  est  aimée  ; 
mais  ce  jeune  Athénien,  célèbre  par  ses  succès  dans  les  jeux 
olympiques,  a  été  refusé  par  le  roi,  qui  a  en  horreur  le  nom 
d'Athènes.  Obligé  de  quitter  Sicyone,  il  s'est  réfugié  en 
Crète,  où  Licidas,  prince  crélois,  lui  a  sauvé  la  vie  au  péril 
de  la  sienne.  Les  deux  amis  arrivent  aux  jeux,  présidés  par 
Clisthène.  Licidas  voit  Aristée  et  en  devient  amoureux.  Il  se 
souvient  des  succès  de  son  ami  dans  ces  jeux  célèbres  : 
comme  ces  exercices  ne  sont  pas  d'usage  en  Crète,  il  prie 
son  ami  de  combattre  pour  lui,  sous  son  nom,  et  de  lui  mé- 
riter ainsi  la  belle  Aristée.  Mégaclès  combat,  est  vainqueur; 


VJE   DE   MKTASTASE.  211 

il  a  élé  reconnu  par  la  Iremblante  Aristée.  11  parvient  à  éloi- 
gner Licidas  pour  un  moment,  et  à  se  trouver  tête  à  tête 
avec  sa  maîtresse  :  elle  est  au  comble  du  bonheur. 


SCENA  NONA'. 
MÉGACLE^    ARISTEA- 

AHISTEA. 

Al  iiii  siam  soli  : 
l'olro  senza  ritegni 
11  mio  contenlo  esagerar;  chiamarti 
Mia  speme,  mio  diletto, 
Luce  degli  occhi  mici 

Megacle. 

No,  principessa, 
Questi  soavi  nomi 

Non  son  per  me.  Serbali  pure  ad  allro 
Piu  fortunato  amante. 

SCÈNE   IX. 
MKGACLÈS,  ARISÏÉE. 

ARISTÉE. 

A  la  fin  nous  sommes  seuls.  Je  puis  donc,  sans  contrainte,  t'expri- 
mer  toute  ma  joie,  t'appeler  ma  seule  espérance,  mon  seul  bien,  la 
lumière  de  mes  yeux... 

MÉGACLÈS. 

Non,  princesse,  ces  noms  charmants  ne  sont  plus  faits  pour  moi; 
conservez-les  pour  un  amant  plus  fortuné. 


^K- 


TiS  ŒIJVKES  DE   STEiNDHAL 

AniSTEA. 

E  il  tempo  è  questo 
Di  parlai  mi  cosi?... 


MEGACLE. 

Tiitto  l'arcano 
Kc'co  ti  svelo.  Il  principe  di  Crela 
Langue  per  te  iV  amor.  Pietà  mi  ciiiede, 
E  la  vita  mi  diede.  Ah  !  priucipessa, 
Se  uegarla  poss'  io,  diilo  tu  stessa. 

AISISTEA. 

E  puguasti... 

JIEGACLE. 

Per  lui. 

ARISTBA. 

Perder  mi  vuoi... 


AIUSTKE. 

Est-ce  dans  cet  lieiueux  niomeiit  que  tu  dois  parler  ainsi? 


MÉGACLÈS, 

Écoute;  je  vais  te  révéler  tout  le  secret.  Le  prince  de  Crète  brûle 
d'amour  pour  toi  :  il  a  imploré  mon  amitié;  et,  en  Crète,  il  m'a  sauve 
la  vie.  Ah!  princesse,  puis-je  aujourd'hui  lui  en  refuser  le  Sacrifice? 
dis-le  toi-même. 

AlllslÉE. 

Et  tu  as  combattu  ? 

MKCACÙb 

Pour  lui. 

AIUSTKi; 

Tu  veux  me  pcrdi  e. 


MK    I»i:    .MK  r ASTASE.  279 

MEIlACLi:. 

Si  :  per  serbarmi  sempre 
Degno  di  te. 

AIUSIKA. 

Duiique  io  doviô... 

MEGACl.i;. 

Tu  dei 
Corouar  l'opra  mia.  Si,  geuerosa, 
Adorata  Aristea,  seconda  i  nioti 
D' lui  giato  cor.  Sia,  quai  io  fui  fin  oia, 
Licida  in  avvenire.  Amalo.  È  degno 
Di  si  gran  sorte  il  caro  ainico... 

ARISTEA. 

Ah  quai  passaggio  è  queslo  !  io  dalle  stelle 
Precipito  agli  abissi.  Eh  no  :  si  cerchi 
Miglior  compenso.  Ah  !  senza  te  la  vit;» 
Per  me  vita  non  è. 


HK.GACLKS. 

Oui,  pour  iiiê  conserver  toujours  digue  de  loi. 

ARISTKE. 

Je  dois  donc... 

MKGACI.È.S. 

Tu  dois  conseï  ver  mon  ouvrage.  Oui,  généreuse,  iidoiable  Aristée, 
seconde  les  mouvements  d'un  cœur  reconnaissant  ;  que  Licidas  soit 
désoimais  pour  toi  ce  que  je  fu?  jusqu'à  ce  jour;  aime-le  ;  il  est  digne 
d'un  bonheur  aussi  grand. 

.vaisitE. 
Ail!   ciel!  quel  changement  !   Uu  luîte  du  bonheur  je  tombe  dans 
les  abîmes.  Ah!  non,  sois  reconnaissant  d'une  aulre  manière.  Ah! 
vivre  sans  toi,  ce  n'e.^t  plus  vivre. 


'280  ŒUVHES  DE  STENDHAL 

MEGACLE. 

Bell  a  Aristea, 
Non  congiurar  lu  aiicora 
Conlro  la  mia  virtù.  Mi  costa  assai 
Il  prepararmi  a  si  gran  passo.  Uq  solo 
Di  quei  leneri  seusi 
(Jnanr  opéra  dislrugge  ! 

AHISTEA. 

E  di  lasciarmi. 

MEGACLE. 

Ho  risolulo. 

Al.lSTEA. 

Hai  risolulo?  E  quando  ' 

■      MEGACLE. 

Queslo  (morir  mi  senlo) 
Oueslo  è  r  uUimo  addio. 


Belle  Aristée,  ne  combats  plus  ce  que  [\  vertu  m'ordonne  ;  il  m'en 
coûte  assez  pour  mo  préparer  à  ce  grand  sacrUicc.  Si  tu  saviii.s  (juc 
d'ciforls  détruit  un  seul  de  tes  soupirs! 

ARISrÉE. 

Ll  lu  me  laissera:^:.  .. 

JlÉlACLÈS. 

I!  le  tant. 

ARISTÉE. 

11  le  faut,  ô  ciel!  et  quanl? 

MÉGACLl-S. 

Cet  adieu  (ohl  je  me  sens  mourir!),  cet  aJieu  est  le  derniei'. 


.      VIE   DE  METASTASE.  -IHI 

ARISTEA. 

L'  ullimo  !  iiigralo... 
Soccoretemi,  o  Numi  !  il  piè  vacilla  : 
Freddo  sudor  mi  bagna  il  vollo  ;  e  parmi 
Gif  una  gelida  man  m'  opprima  il  core  ! 

MEGACLE. 

Senlo  che  il  mio  valore 

Mancando  va.  Più  che  a  parlir  dimoro, 

Meno  lie  son  capace. 

Ardir.  Vado,  Arislea  ;  rimauli  iii  pacc. 

Ar.lSTEA, 

Come  !  già  m'  abbandoni  ? 

MEGACLE 

E  ibrza,  o  cara, 
Separarsi  una  voila  , 

ARISTEA. 

E  parti... 


AKISTEE. 

Le  dernier!  ingrat...  0  dieux!  venez  à  mon  secours.  Je  ne  pui» 
me  soutenir...  Il  me  semble  qu'une  main  glacée  me  serre  le  cœur, 

MÉGACLÈS. 

Je  sens  que  mon  courage  m'abandonne.  Plus  je  diffère  mon  départ 
et  moins  j'en  suis  capable.  Courage!  [Se  rapprochant  d'Aristce.)  Je 
pars,  Aristée  ;  vis  heureuse. 

ARISTÉË, 

Comment!  tu  m'abandonnes  déjà? 

MÉGACLKS. 

Il  faut,  mon  amie,  nous  séparer  une  lois. 

VRISTÉE. 

Et  tu  pars... 

16 


og'i  ŒUVRES  DE   STENDHAL.^ 

MEGACLE. 

E  parto 
Per  non  tornar  più  mai. 

(In  alto  di  par  tire.) 

ARISTEA. 

Senti.  Ah  no.  .  Dove  vai? 

:\IEGACLE. 

A  spiiar,  mio  tesoro, 
Lungi  dagii  occhi  luoi. 

(Parte  resolnto,  poi  si  ferma.) 

ARISTEA. 

Soccorso...  lo...  moro. 

{Sviene  sopra  loi  sasso.) 

MEGACLE. 

Misero  ine,  che  veggo  ! 
Ah  r  oppresse  il  dolor  !  Cara  mia  speme, 
[Tornando.) 
Bella  Aristea,  non  awilirli  ;  ascolta  : 


MEGACLES. 

Pour  ne  revenir  jamais.   [H  fait  quelques  pas  pour  sortir.) 

ARISTI-E. 

Écoute.  Ah!  noti:..  Où  vas-tu? 

MÉG.VCLtS, 

0  mon  unique  bien!  expirer  loin  de  tes  yeux  !  [Il  s' éloigne  avec 
courage,  puis  s'arrête.) 

ARISTÉE. 

0  ilieux!  je  me  meurs.   [Elle   s'évanouit  et  tombe  sur  un  bloc  de 
pierre.) 

MÉGACLÈS. 

Malheureux!  que  vois-je?  Ah!   la  douleur  l'accable.  0  ma  seule 
espérance!  [Il  revient.)  Belle Aristée,  ne  perds  pas  courage;  écoute  : 


VIE  DE  MÉTASTASE.  283 

Megacle  è  qui.  Non  partira.  Sarai... 
Che  parlo  ?  Ella  non  m'  ode.  Avele,  o  stelle, 
Più  sventure  per  me?  No,  qiiesta  sola 
Mi  restava  a  provar.  Chi  mi  consiglia? 
Che  risolvo?  Che  fo ?  Partir?  Sarebbe 
Crudeltà,  lirannia.  Restar?  Che  giova? 
Forse  ad  esserle  sposo  ?  E  il  re  ingannalo, 
E  r  amieo  tradito,  e  la  mia  fede, 
E  r  onor  mio  lo  soffrirebbe  ?  Almeno 
Parliam  più  tardi.  Ah  !  che  sarem  di  nuovo 
A  quesf  orrido  passo  !  Ora  è  pietade 
L'  esser  crudele.  Addio,  mia  vita  :  addio, 
[Le  prende  la  mano,  e  la  buccia.) 
Mia  perduta  speranza.  Il  ciel  ti  renda 
Più  felice  di  me.  Deh,  conservate 
Questa  bell'  opra  voslra,  eterni  Dei  ; 
E  i  di,  ch'  io  perderô,  donate  a  lei. 
Licida...  Dov'  è  mai?  Licida. 


Mégaclès  est  avec  toi,  je  ne  partirai  pas,  tu  seras...  Pourquoi  parler? 
elle  ne  peut  entendre.  Avez-vous,  ô  dieux!  quelque  nouveau  mal- 
heur pour  moi?  Non,  cette  dernière  épreuve  me  manquait  seule. 
Qui  me  donnera  conseil?  que  résoudre?  que  faire?  Partir?  Ce  serait 
une  horrible  cruauté.  Rester?  Pourquoi?  pour  être  son  époux?  Et  le 
roi  trompé,  mon  ami  trahi,  mon  honneur,  peuvent-ils  le  souffrir? 
Au  moins,  partons  plus  tard.  0  ciel  !  pour  avoir  encore  des  adieux 
aussi  cruels.  Il  y  a  maintenant  de  la  pitié  à  être  cruel.  Adieu,  ma 
vie,  adieu  [Il  prend  la  main  d'Àristée  et  la  baise],  toi  qui  élais  toute 
mon  espérance  et  que  je  perds.  Le  ciel  te  rende  plus  heureuse  que 
moi!  0  dieux  immortels!  conservez  ce  bel  ouvrage  que  vous  avez 
créé!  et  les  jours  que  je  perdrai,  ajoutez-les  aux  siens.  Licidas!  .. 
Où  est-il  ?  Licidas  ! 


ê- 


284  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

SCENA  DECIMA. 
LICIDA,    E    DETTl. 

TIGIDA. 

In lèse 
Tiilto  Aristea? 

MEGACLE. 

Tulto.  T'  affretta,  o  prence  ; 
Soccorri  la  lua  sposa. 

{Jn  aito  (H  par  tire.) 

LICIDA. 

Ahiniè  !  Che  miro  ' 
<:hefu? 

MEGACI.F. 

Doglia  inipiovvisa 
Le  oppresse  i  seiisi. 

SCÈNE  X. 
LES  PRÉCÉDENTS,  ET  LICIDAS. 

LICIDAS. 

As-tu  tout  déclaré  à  Aristée? 

MÉGACLr.S. 

Ne  perds  pas  de  temps,  prince,  donne  des  secours  à  ton  épouse. 

[Il  veut  aortir.) 

LICIDAS. 

0  ciel!  que  vois-j'e?  qu'est-il  arrivé? 

MÉGACLÈS, 

Un  chagrin  suliitlui  a  i;iit  perdre  l'usage  de  ses  sens. 


VI  K  DE  METASTASE.  285 

LICIDA. 

E  tu  mi  lasci? 

MEGACLE. 

lo  vado. . . 
Deh  pensa  ad  Ârislea.  (Clie  dira  mai 
Quando  iii  se  tornerà  !  Tiiltc  ho  preseuti 
Tutte  le  smanie  sue.)  Licida,  ah  senti. 

Se  cerca,  se  dice  : 
L'  amico  dov'  è  ? 
L'  amico  infelice, 
Rispondi,  mori. 

Ah  no  !  si  gran  duplo 
Non  darle  per  me  : 
Rispondi  ma  solo, 
Piangendo  parti. 

Che  abisso  di  pêne 
Lasciare  il  suo  bene, 
Lasciarlo  per  siempre, 
Lasciarlo  cosi!  {Parte.) 

LICID.VS. 

El  tu  me  laisses? 

MÉGACLÈS. 

Je  pars.  Pense  à  Arislée.  (Que  dira-t-elle,  ô  ciel  !  en  revenant  à 
elle?  Il  me  semble  voir  ses  douleurs.)  Licidas,  écoute.  Si  elle  me 
cherche;  si  elle  te  dit  :  «  Mon  ami,  où  est-il?»  — ce  Mon  ami  malheu- 
reux, répondras-tu,  vient  de  mourir,  » 

Oh!  non,  ne  lui  donne  pas  pour  moi  une  si  grande  douleur;  ré- 
ponds-lui, mais  dis  seulement  :  «  Il  est  parti  en  pleurant.  » 

Quel  abîme  de  peines!  Laisser  tout  ce  qu'on  aime!  le  laisser  pour 
toujours,  et  le  laisser  ainsi  !  (7/  sort.) 

16.      ' 


A 

^ 


•286  (ETIVRES  DE   STENDHAL. 

C'est  en  1751,  je  crois,  que  Pergolèse  alla  à  Rome  pour 
écrire  V Olympiade;  elle  tomba.  Comme  Rome  est,  en  Italie, 
la  capitale  des  arts,  et  que  c'est  surtout  sous  les  yeux  de  ce 
public  si  sensible,  et  si  digne  de  les  juger,  qu'un  artiste  doit 
faire  ses  preuves,  cette  chute  affligea  beaucoup  Pergolèse.  Il 
retourna  à  Naples,  où  il  composa  quelques  morceaux  de  mu- 
sique sacrée.  Cependant  sa  santé  dépérissait  tous  les  jours  :  il 
était  attaqué,  depuis  quatre  ans,  d'un  crachement  de  sang 
qui  le  minait  insensiblement.  Ses  amis  l'engagèrent  à  pren- 
dre une  petite  maison  à  Torre  del  Greco,  village  situé  sur  le 
bord  de  la  mer,  au  pied  du  Vésuve.  On  dit  à  Naples  que, 
dans  ce  lieu,  les  malades  affectés  de  la  poitrine  guérissent 
plus  promptement,  ou  succombent  plus  tôt,  si  leur  mal  est 
incurable. 

Pergolèse,  retiré  seul  dans  sa  petite  maison,  allait  à  Na- 
ples tous  les  huit  jours  pour  faire  exécuter  les  morceaux  de 
musique  qu'il  avait  composés.  Il  fit,  à  Torre  del  Greco,  son 
fameux  Stabat,  la  cantate  d'Orphée,  et  le  Salve  Regina,  qui 
fut  le  dernier  de  ses  ouvrages. 

Au  commencement  de  1753,  ses  forces  étant  entièrement 
épuisées,  il  cessa  de  vivre,  et  l'article  de  gazette  qui  annon- 
çait sa  mort  fut  lé  signal  de  sa  gloire.  Tous  les  directeurs 
des  théâtres  ne  firent  plus  jouer  que  ses  opéras,  que  peu 
de  temps  avant  ils  dédaignaient.  Rome  voulut  revoir  son 
Olympiade,  qui  fut  remise  avec  la  plus  grande  magnificence. 
Plus,  du  vivant  de  Fauteur,  on  y  avait  montré  d'indifférence 
pour  son  ouvrage  sublime,  plus  on  s'empressa  alors  d'en  ad- 
mirer les  beautés. 

Dans  cet  opéra,  chef-d'œuvre  d'expression  delà  musique 
italienne,  rien  ne  l'emporte  sur  la  scène  entre  Aristée  et 
Mégaclès,  que  nous  venons  de  citer.  L'air 


VIE  DE   METASTASE.  287 

Se  cerca,  se  dicc, 

est  su  par  cœur  de  toute  l'Italie,  et  c'est  peut-être  la  princi- 
pale raison  pour  laquelle  on  ne  reprend  pas  VOlympiade. 
Aucun  directeur  ne  voudrait  se  hasarder  à  faire  jouer  un 
opéra  dont  l'air  principal  serait  déjà  dans  la  mémoire  de 
tous  ses  auditeurs. 

Dans  VOlympiade,  la  musique  est  une  langue  dont  Pergo- 
lè^e  ajoute  Texpression  à  celle  du  langage  ordinaire  que 
parlent  les  personnages  de  Métastase.  Mais  la  langue  de  Per- 
golèse,  qui  peut  rendre  jusqu'aux  moindres  nuances  des 
mouvements  inspirés  par  les  passions,  et  des  nuances  bien 
au  delà  de  la  portée  de  toute  langue  écrite,  perd  tout  son 
charme  dès  qu'on  la  force  d'aller  vite.  11  a  donc  mis  en 
simple  récitatif  l'explication  qui  a  lieu  entre  Mégaclès  et 
Aristée,  et  n'a  déployée  toute  l'énergie  de  la  langue  divine 
qu'il  sut  parler  qu'à  l'air 

Se  cerca,  se  dice, 

qui  est  peut-être  ce  qu'il  a  fait  de  plus  touchant. 

Il  eût  été  contre  les  moyens  de  l'art  de  chanter  pendant 
toute  la  scène.  Il  n'y  a  pas  d'air  propre  à  peindre  les  raisons 
qui  font  un  devoir  au  malheureux  Mégaclès  de  sacrifier  son 
amante  à  son  ami. 

Mais  quand  le  plus  grand  talent  dramatique  du  monde  dé- 
clamerait les  vers 

Se  cerca,  se  dice  : 
Si  elle  me  cherche,  si  elle  te  dit  : 

L'amico  dov'  è? 
Mon  ami.  où  est-il  ? 


288  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

L'amico  infelice, 
Mon  ami  malheureux, 

Rispondi,  mori. 
Répondras-tu,  vient  de  mourir. 

Ah  !  no,  si  gran  duolo 
Ah  !  non,  une  si  cruelle  douleur 

Non  darle  per  me  ; 
Ne  lui  donne  pas  pour  moi; 

•Rispondi,  ma  solo, 
Réponds,  mais  seulement, 

Piangendo  parti. 
//  est  parti  en  pleurant. 


Quel  abîme  de  peines! 

Lasciare  il  suo  bene, 
Laisser  tout  ce  qu'on  aime^ 

Lasciarlo  per  sempre. 
Le  quitter  pour  toujours. 

Lasciarlo  cosi. 
Et  le  quitter  ainsi. 

quelque  tendresse  qu  un  habile  acteur  mît  dans  la  manière 
de  les  réciter,  il  ne  les  dirait  qu'une  fois  :  il  ne  peindrait 
qu'une  des  mille  manières  dont  Tâme  du  malheureux  Méga- 
clès  est  déchirée.  Chacun  de  nous  sent  confusément  qu'au 
moment  d'un  départ  si  cruel,  ou  répète,  de  vingt  manières 
passionnées  et  différentes,  à  l'ami  qui  reste  auprès  d'une 
maîtresse  chérie , 

Ah!  no,  si  gran  duolo 
Non  darle  per  me; 
Rispondi,  ma  solo, 
Piangendo  parti. 


VIE  DE  MÉTASTASE.  289 

L'amant  malheureux  dira  ces  vers,  tantôt  avec  un  atten- 
drissement extrême,  tantôt  avec  résignation  et  courage, 
tantôt  avec  un  peu  d'espérance  d'un  meilleur  sort,  tantôt 
avec  tout  le  désespoir  du  malheur  évident. 

11  ne  pourra  parler  à  son  ami  de  la  douleur  où  va  être 
plongée  Aristée  quand  elle  reprendra  ses  sens,  sans  songer 
lui-même  à  la  situation  où  il  va  se  trouver  dans  un  moment; 
aussi  les  mots 

Ah  !  no,  si  gran  duolo, 
Non  darle  per  me, 

répétés  cinq  ou  six  fois  par  Pergolèse,  ont  cinq  ou  six  ex- 
pressions tout  à  fait  différentes  dans  la  langue  qu'il  leur 
prête.  La  sensibilité  humaine  ne  peut  aller  plus  loin  que  la 
peinture  que  ce  grand  homme  a  laissée  de  la  situation  de 
Mégaclés.  On  sent  qu'un  tel  état  ne  peut  durer  :  quelques  mi- 
nutes d'une  telle  musique  épuisent  également  lacteur  et  le 
spectateur  ;  et  cela  vous  explique,  mon  ami,  Tivresse  avec 
laquelle  on  applaudit,  en  Italie,  un  air  bien  chanté.  C'est  que 
le  chanteur  habile  est  le  plus  grand  des  bienfaiteurs  ;  c'est 
qu'il  vient  de  donner  à  tout  un  théâtre  des  plaisirs  divins,  et 
dont  la  moindre  indisposition,  ou  la  moindre  négligence  de 
sa  part,  eût  pu  priver  les  spectateurs.  Jamais  homme,  peut- 
être,  n'a  causé  un  plus  grand  plaisir  à  un  autre  homme,  que 
Marchesi,  chantant  le  rondo 

Mia  speranza  !  io  pur  vorrei 

de  V Achille  in  PirOy  de  Sarti  ^ 

'  Une  femme  sensible,  qui  était  bien  éloignée  de  soupçonner  qu'tui 


290  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Ce  bonheur  est  réel,  son  existence  est  historique.  Pour 
trouver  un  bonheur  égal,  il  faut  sortir  de  la  vie  réelle  ;  il  faut 
avoir  recours  aux  situations  de  roman  ;  il  faut  se  figurer  le 
baron  d'Élange  prenant  Saint-Preux  par  la  main,  et  lui  ac- 
cordant sa  fille. 

On  voit  qu'avec  sept  ou  huit  petits  vers  que  le  poëte  fournit 
au  musicien,  après  avoir  amené  et  fait  comprendre  une  si- 
tuation intéressante,  celui-ci  peut  attendrir  toute  une  foule 
de  spectateurs.  Il  exprimera  non-seulement  le  principal  mou- 
vement de  la  passion  du  personnage,  mais  quelques-unes  des 
cent  manières  dont  son  cœur  change  en  parlant  à  ce  qu'il 
aime.  Quel  homme,  en  se  séparant  d'une  maîtresse  chérie, 
ne  lui  répète  souvent  :  Adieu,  adieu  !  C'est  le  même  mot  dont 
il  se  sert;  mais  quel  est  Fêtre  assez  malheureux  pour  ne  pas 
se  souvenir  qu  à  chaque  fois  ce  nom  est  prononcé  d'une  ma- 
nière différente?  C'est  que,  dans  ces  instants  de  peine  et  de 
bonheur,  la  situation  du  cœur  change  à  chaque  seconde.  Il 
est  tout  simple  que  nos  langues  vulgaires,  qui  ne  sont  qu'une 
suite  de  signes  convenus  pour  exprimer  des  choses  généra- 
lement connues,  n'aient  point  de  signe  pour  exprimer  de 
tels  mouvements,  que  vingt  personnes  peut-être,  sur  mille, 
ont  éprouvés.  Les  âmes  sensibles  ne  pouvaient  donc  se  com- 

jour  ses  lettres  seraient  imprimées,  écrivait  à  son  ami,  le  29  août 
1774: 

a  Est-ce  que  je  ne  vous  aurais  pas  dit  que  j'ai  entendu  chanter 
Millico?  C'est  un  Italien.  Jamais,  non  jamais  on  n'a  réuni  la  perfec- 
tion (lu  chant  avec  tant  de  sensibilité  et  d'expression.  Quelles  larmes 
il  fuit  verser!  quel  trouble  il  porte  dans  l'àme  !  j'étais  bouleversée  : 
jamais  rien  ne  m'a  laissé  une  impression  plus  profonde,  plus  sensible, 
plus  déchirante  même;  mais  j'aurais  voulu  l'entendre  jusqu'à  en 
mourir.  »  [Lettres  de  mademoiselle  de  l  Espiiiasse,  t.  J,  p.  185.) 


VIE   DE   METASTASE.  '291 

muniquer  leurs  impressions  et  les  peindre.  Sept  ou  huit 
hommes  de  génie  trouvèrent  en  Italie,  il  y  a  près  d'un  siècle, 
cette  langue  qui  leur  manquait.  Mais  elle  a  le  défaut  d'être 
^  ,  inintelligible  pour  les  neuf  cent  quatre-vingts  personnes  sur 
mille  qui  n'ont  jamais  senti  les  choses  qu'elle  peint.  Ces 
gens-là  sont  devant  Pergolèse  comme  nous  devant  un  sau- 
vage Miami,  qui  nous  nommerait,  en  sa  langue  sauvage,  un 
arbre  particulier  à  l'Amérique,  qui  croît  dans  les  vastes  fo- 
rêts qu'il  parcourt  en  chassant,  et  que  nous  n'avons  jamais 
vu.  C'est  un  simple  bruit  que  ce  que  nous  entendons,  et  il 
faut  convenir  que  si  le  sauvage  prolonge  son  discours,  ce 
bruit-là  nous  ennuiera  bientôt. 

Il  faut  pousser  la  franchise  plus  loin.  Si,  en  bâillant,  nous 
voyons,  chez  les  gens  assis  à  côté  de  nous,  les  symptômes 
du  plaisir  le  plus  vif,  nous  chercherons  à  déprimer  ce  bon- 
heur insolent  dont  nous  sommes  privés  ;  et,  tout  naturelle- 
ment, les  jugeant  d'après  nous,  nous  leur  nierons  leur  sensa- 
tion, et  nous  chercherons  à  jeter  du  ridicule  sur  leur  pré- 
tendu ravissement. 

Rien  n'est  donc  plus  absurde  que  toute  discussion  sur  la 
musique.  On  la  sent,  ou  on  ne  la  sent  pas;  puis  c'est  tout. 
Malheureusement  pour  les  intérêts  de  la  vérité,  il  est  devenu 
de  mode  d'être  passionné  pour  cet  art.  Le  vieux  Duclos,  cet 
homme  qui  avait  tant  d'esprit,  et  un  esprit  si  sec,  partant 
pour  l'Italie  à  soixante  ans,  se  croit  obligé  de  nous  dire  qu'il 
•  est  passionné  pour  la  musique  :  quelle  diable  d'idée  ! 

Cette  langue  donc,  pour  laquelle  il  est  d'usage  d'être  pas- 
sionné, est  très-vague  de  sa  nature.  Elle  avait  besoin  d'un 
poète  qui  pût  guider  notre  imagination,  et  les  Pergolèse  et 
les  Cimarosa  ont  eu  le  bonheur  de  trouver  Métastase.  Les 
expressions  de  cette  langue  vont  droit  au  cœur,  sans  traver- 


292  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

ser,  pour  ainsi  dire,  l'esprit  ;  elles  produisent  directement 
2}eine  ou  plaisir  :  il  fallait  donc  que  le  poëte  des  musiciens 
portât  une  extrême  clarté  dans  les  discours  de  ses  person- 
nages ;  c'est  ce  qu'a  fait  Métastase. 

La  musique  élève  à  une  beauté  idéale  tous  les  caractères 
qu'elle  touche.  Beaumarchais  a  peint  Chérubin  d'une  ma- 
nière charmante  ;  Mozart,  employant  une  langue  plus  puis- 
sante, a  fait  chanter  à  Chérubin  les  airs 

Non  so  più  cosa  son 
Cosa  faccio, 


et 


Voi  che  sapete 
Ghe  cosa  è  amore, 


et  a  laissé  bien  loin  derrière  lui  le  chaîinanl  comique  des 
Français.  Les  scènes  de  Molière  ravissent  T homme  de  goût  ; 
mais  ce  grand  génie,  qui  d'ailleurs  a  fait  tant  de  choses  que 
la  musique  ne  peut  atteindre,  a-t-il  produit  des  peintures 
comiques  égales  à  l'effet  des  airs  de  Cimarosa  : 

Menlr'  io  era  un  SVaschetone, 
Sono  stato  il  più  felicc  ; 


et 
et 


Qualro  L):ij  e  sci  nioreJli , 
Le  orechie  spalaiicato. 


Notez  que  toute  la  musique  bouffe  de  Cimarosa  produit  son 
effet  malgré  les  paroles,  qui,  les  trois  quarts  du  temps,  sont 
les  plus  absurdes  du  monde.  Remarquez  cependant  qu'elles 


VIE  DE  METASTASE.  293 

offrent  presque  toujours,  dans  les  personnages,  du  malheur 
ou  du  bonheur  bien  décidé,  ou  un  ridicule  bouffon  plein  de 
verve  et  de  foHe,  et  que  c'est  précisément  ce  qu  il  faut  à  la 
musique.  Cet  art  a  en  horreur  la  finesse,  quelquefois  pleine 
de  sentiment,  de  l'aimable  Marivaux.  Je  citerais  toute  la 
Servante  maîtresse  de  Pergolèse,  si  elle  était  connue  à  Paris  ; 
mais,  puisque  je  ne  puis  rappeler  cette  musique  délicieuse, 
qu'il  me  soit  permis  de  citer  un  des  hommes  les  plus  aima- 
bles qu'ait  produits  notre  France.  M.  le  président  de  Berville, 
se  trouvant  à  Bologne  en  17iO,  écrivait  à  un  de  ses  amis  de 
Dijon  une  lettre  oii  se  trouve  ce  passage,  qu'il  ne  croyait 
certainement  pas  devoir  jamais  être  imprimé  : 

« Mais  l'un  des  premiers  et  des  plus  essentiels  de  tous 

ses  devoirs  (du  cardinal  Lambertini,  archevêque  de  Bologne, 
depuis  pape  sous  le  nom  de  Benoît  XïV)  est  d'aller  trois  fois 
la  semaine  à  lOpéra.  Ce  n'est  pas  ici  qu'est  cet  Opéra  ; 
vraiment  personne  n'irait,  cela  serait  trop  bourgeois  :  mais, 
comme  il  est  dans  un  village  à  quatre  lieues  de  Bologne,  il 
est  du  bon  ordre  d'y  être  exact.  Dieu  sait  si  les  petits-maîtres 
ou  petites -maîtresses  manquent  de  mettre  quatre  chevaux 
de  poste  à  une  berline,  et  d'y  voler  de  toutes  les  villes  voisi- 
nes, comme  à  un  rendez-vous!  C'est  presque  le  seul  Opéra 
qu'il  y  ait,  dans  cette  saison,  en  Italie.  Pour  un  Opéra  de 
campagne,  il  est  assez  passable  :  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  ni 
chœurs,  ni  danses,  ni  poèmes  supportables,  ni  acteurs  ;  mais 
les  airs  italiens  sont  d'une  telle  beauté  qu'ils  ne  laissent  plus 
rien  à  désirer  dans  le  monde  quand  on  les  entend.  Surtout 
il  y  a  un  bouffon  et  une  actrice  bouffe  qui  jouent  une  farce 
dans  les  enir'acles,  d'un  naturel  et  d'une  expression  comi- 
ques qui  ne  se  peuvent  ni  payer  ni  imaginer.  11  n'est  pas 
vrai  qu'on  puisse  mourir  de  rire,  car,  à  coup  sûr,  j'en  serais 

17 


!2'.t4  ŒUVRES  DE   STEiNJDHAL. 

mort,  malgré  le  déplaisir  que  je  ressentais  de  l'épanouisse- 
ment de  ma  rate,  qui  m'empêchait  de  sentir,  autant  que  je 
l'aurais  voulu,  la  musique  céleste  de  cette  farce.  La  musique 
est  de  Pergolèse.  J'ai  acheté,  sur  le  pupitre,  la  partition 
originale,  que  je  veux  porter  eu  France.  Au  reste,  les  dames 
se  mettent  là  fort  à  Taise,  causent,  ou,  pour  mieux  dire, 
crient  d'une  loge  à  celle  qui  est  vis-à-vis,  se  lèvent  en  pied, 
battent  des  mains,  en  criant  :  bravo  !  bravo  !  Pour  les  hommes, 
ils  sont  plus  modérés  :  quand  un  acte  est  fini,  et  quil  leur  a 
plu,  ils  se  contentent  de  hurler  jusqu'à  ce  qu'on  le  recom- 
mence ;  après  quoi,  sur  le  minuit,  quand  l'opéra  est  fini,  on 
s'en  retourne  chez  soi,  en  partie  carrée  de  madame  de 
Bouillon,  à  moins  que  l'on  n'aime  mieux  souper  ici,  avant  le 
retour,  dans  quelque  petit  réduit.  » 

Dans  ces  œuvres  charmantes,  soit  tragiques,  soit  comiques, 
l'air  et  le  chant  commencent  avec  la  passion.  Dès  qu'elle  se 
montre,  le  musicien  s'en  empare.  Tout  ce  qui  ne  fait  que 
préparer  ses  explosions  est  en  récitatif. 

Lorsque  l'àme  du  personnage  commence  à  être  vivement 
émue,  le  récitatif  a  un  accompagnement  écrit  par  le  musi- 
cien, comme  le  beau  récitatif  de  CriVelli,  au  second  acte  de 
Pirro  : 

L'ombra  d'Athilc 
Mi  par  di  senlire; 

ou  celui  de  Carolino,  au  second  acte  du  Mariage  secret .' 

(lomc  lacerio  puoi? 

La  passion  s"emp;u'e-t-elle  tout  à  fait  de  l'acleur,  i'air 
t-'ommence. 


VIE   DE   METASTASE  295 

11  y  a  une  chose  singulière,  c'est  que  le  poêle  ne  doit  être 
éloquent  et  développé  que  dans  les  récitatifs.  Dès  que  la 
passion  paraît,  le  musicien  ne  lui  demande  qu'un  très-petit 
nombre  de  paroles;  c'est  lui  qui  se  charge  de  toute  l'expres- 
sion. 

Voyons  encore  quelques  situations  du  charmant  Métastase. 
Si  je  montrais  ce  soir  ma  lettre  à  Taimable  société  que  je 
vais  joindre  à  la  Madonna  del  Monte,  tout  le  monde,  mon 
aimable  Louis,  saurait  les  airs  touchants  faits  sur  les  paroles 
que  je  vais  transcrire,  et  les  chanterait  à  demi-voix.  Qu'il  en 
est  autrement  aux  lieux  où  vous  êtes  ! 

Oh!  fortunatos  nimium,.  sua  si  bona  norint! 

Ah!  malheureux,  connaissez  le  bonheur  pendant  qu'il  en  est  temps 
encore  ! 

Quelle  folie  de  s'indigner,  de  blâmer,  de  se  rendre  haïs- 
sant, de  s'occuper  de  ces  grands  intérêts  de  politique  qui  ne 
nous  intéressent  point  !  Que  le  roi  de  la  Chine  fasse  pendre 
tous  les  philosophes  ;  que  la  Norwége  se  donne  une  consti- 
tution, ou  sage,  ou  ridicule,  qu'est-ce  que  cela  nous  lait? 
Quelle  duperie  ridicule  de  prendre  les  soucis  de  la  grandeur, 
et  seulement  ses  soucis  !  Ce  temps  que  vous  perdez  en  vaines 
discussions  compte  dans  votre  vie  ;  la  vieillesse  arrive,  vos 
beaux  jours  s'écoulent. 

Cosi  trapassa,  al  trapassar  d'un  giorno, 
Délia  vita  mortal,  il  (iore  e  il  verde  : 
Ne  perché  faccia  indietro  april  ritorno, 
Si  rinfiora  ella  mai,  ne  si  ruiverde. 

Amianio,  or  quando 

Esser  si  puote  riamato  amando. 

Tasso.  c.  XVJI,  ott.  XV, 


296  ŒUVRES  DE   STEiNUHAL 


LETTRE  II 


Le  DaiiLe  reçut  tle  la  nature  une  manière  de  penser  pro- 
fonde ;  Pétrarque,  un  penser  agréable  ;  Bojodo  et  TArioste, 
une  tête  à  imagination  ;  le  Tasse,  un  penser  plein  de  no- 
blesse :  mais  aucun  d'eux  n'eut  une  pensée  aussi  claire  et 
aussi  précise  que  Métastase  ;  aucun  d'eux  encore  n'est  par- 
venu, en  son  genre,  au  point  de  perfection  que  Métastase 
atteignit  dans  le  sien. 

Le  Dante,  Pétrarque,  l'Arioste,  le  Tasse,  ont  laissé  quelque 
petite  possibilité  à  ceux  qui  sont  venus  après  eux  d'imiter 
quelquefois  leur  manière.  Il  est  arrivé  à  un  petit  nombre 
d'hommes  d'un  rare  talent  d'écrire  quelques  vers  que  ces 
grands  hommes  n'auraient  peut-être  pas  désavoués. 

Plusieurs  sonnets  du  cardinal  Bembo  se  rapprochent  de 
ceux  de  Pétrarque  ;  Monti,  dans  sa  Basvigliana,  a  quelques* 
terxine  dignes  du  Dante;  Bojardo  a  trouvé,  dans  Agoslini,  un 


V!K   DK  MKTASTASR.  2t»7 

heureux  imitateur  de  son  style,  si  ce  n'est  une  imagination 
digne  d'être  comparée  à  la  sienne.  Je  pourrais  vous  citer 
quelques  octaves  qui,  parla  richesse  et  le  bonheur  des  rimes, 
rappellent  d'abord  TArioste.  J'en  connais  un  plus  grand 
nombre  dont  l'harmonie  et  la  majesté  auraient  peut-être 
trompé  le  Tasse  lui-même  ;  tandis  que,  malgré  des  milliers 
d'essais  tentés  depuis  près  d'un  siècle  pour  produire  une 
seule  aria  dans  le  genre  de  Métastase,  l'Italie  n'a  pas  en- 
core vu  deux  vers  qui  pussent  lui  faire  Tillusion  d'un  mo-= 
ment. 

Métastase  est  le  seul  de  ses  poêles  qui,  littéralement,  soit 
resté  jusqu'ici  inimitable. 

Combien  n'a-t-on  pas  fait  de  réponses  à  la  Canzonnetla  à 
Nice  !  Aucune  n'a  pu  être  lue  ;  et  rien  de  comparable  n'exisle, 
à  ma  connaissance,  dans  aucune  langue,  pas  même  Anacréon, 
pas  même  Horace. 

LA  LIBERTA 
A   NICE. 

CANZONNETTA    K 

Grazie  agi'  inganni  tnoi, 
Al  fin  respiro,  o  Nice  ! 

*  Faite  à  Vienne  en  1735. 

LA  LIBERTÉ 

A  NICE. 

CHANSON. 

Grâces  à  ta  pertidie,  à  la  fin  je  respire,  ô  Nice!  à  la  fin  les  dieux 
ont  eu  pitié  d'un  malheureux! 


298  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Al  fin  d'un  infelice 
Ebber  gli  Dei  pietà  ! 

Senlo  da'  lacci  suoi, 
Senlo  che  Y  aima  è  sciolta; 
Non  sogno  questa  volta, 
Non  sogno  libertà. 

Mancô  r  antico  ardore, 
E  son  tranquille  a  segno, 
Che  in  me  non  Irova  sdegno 
Per  mascherarsi  amor. 

Non  cangio  più  colore 
Quando  il  tuo  nome  ascolto  ; 
Quando  ti  miro  in  volto 
Più  non  mi  balte  il  cor. 

Sogno,  ma  te  non  miro 
Sempre  ne'  sogni  miei  ; 
Mi  deslo,  e  tu  non  sei 
Il  primo  mio  pensier. 

Je  sens  que  mon  âme  est  dégagée  de  ses  liens  ;  non,  cette  fois  ce 
n'est  pas  un  songe,  je  ne  rêve  pas  la  liberté. 

Ce  feu  qui  m'enflamma  si  longtemps  s'est  éteint,  et  je  suis  tran- 
quille, au  point  que  l'amour,  pour  se  déguiser,  ne  trouve  pas  de  dépit 
dans  mon  cœur. 

Je  ne  change  plus  de  couleur  quand  j'entends  prononcer  ton  nom; 
quand  je  regarde  tes  yeux,  je  ne  sens  plus  battre  mon  cœur. 

Si  des  songes  viennent  occuper  mon  sommeil,  tu  n'en  es  pas  sans 
cesse  l'objet;  au  moment  où  je  m'éveille,  tu  n'es  plus  ma  première 
pensée. 


VIE  DE  MÉTASTASE.  299 

Lungi  da  te  m'  aggiro 
Senza  bramarli  mai  ; 
Son  teco,  e  non  mi  fai 
Ne  pena,  ne  piacer. 

Di  tna  beltà  ragiono, 
Ne  intenerir  mi  sento  ; 

I  torli  miei  rammento, 
E  non  mi  so  sdegnar. 

Confuso  più  non  sono 
Quando  mi  vieni  appresso; 
Col  mio  rivale  istesso 
Posso  di  te  parlai*. 

Volgimi  il  guardo  altère, 
Parlami  in  vollo  umano  ; 

II  tuo  disprezzo  è  vano, 
È  vano  il  tuo  favor. 

Clie  più  r  usato  impero 
Quei  labbri  in  me  non  banno; 

Je  m'éloigne  de  toi,  sans  sentir,  à  chaque  instant,  le  besoin  de 
revenir;  si  je  suis  assis  à  tes  côtés,  je  n'éprouve  ni  peine  ni  plaisir. 

Je  parle  de  ta  beauté,  et  je  ne  me  sens  plus  attendrir;  je  rappelle 
mes  torts,  et  ne  suis  point  en  colère. 

Je  ne  suis  plus  tout  troublé  si  tu  viens  à  t'approcher  de  moi  ;  je 
puis  parler  de  toi,  même  avec  mon  rival. 

Regarde-moi  d'un  œil  altier,  ou  parle-moi  avec  bonté,  ton  mépris 
n'a  plus  d'effet,  et  ta  faveur  est  vaine. 

Non,  cette  bouche  charmante  n'a  plus  sur  moi  son  empire  accoii- 


300  ŒUVRES  DE    STKNDIIAI., 

Quegli  occhi  più  non  sanno 
La  via  di  questo  cor. 

Quel,  che  or  m'  alletta  o  spiace, 
Se  lielo  o  meslo  or  sono, 
Già  non  è  più  tuo  dono, 
Già  colpa  tua  non  è. 

Che  senza  te  mi  place 
La  selva,  il  colle,  il  prato; 
Ogni  soggiorno  ingrato 
M'  annoja  ancor  con  te. 

Odi,  s'  io  son  sincero  : 
Ancor  mi  sembri  bella; 
Ma  non  mi  sembri  quella, 
Che  paragon  non  ha. 

E  (non  t'  offenda  il  vero) 
Nel  tuo  leggiadro  aspelto 
.  Or  vedo  alcun  difetto, 

Che  mi  parea  beltà 

tumé;  ces  yeux  brillants  ne  conmissent  plus  le  chemin  de  mon  cœur. 

Aujourd'hui,  ce  qui  me  charme  ou  ce  qui  fait  mon  tourment,  ce  qui 
me  rend  triste  ou  heureux,  ce  n'est  plus  une  marque  de  ta  tendresse, 
ce  n'est  plus  un  instant  de  rigueur. 

Sans  toi,  la  forêt,  la  prairie,  la  colline  ombragée,  peuvent  m'êlre 
agréables  ;  et  un  séjour  déplaisant  m'ennuie  encore  à  les  côtés. 

Vois  si  je  suis  sincère  :  tu  me  semblés  encore  belle;  mais  tu  ne  me 
semblés  plus  celle  à  laquelle  rien  ne  pourrait  être  comparé. 

Et  que  la  vérité  ne  t'offense  pas  :  dans  cette  figure  charmante 
j'aperçois  maintenant  des  défauts  que  je  prenais  pour  des  beautés. 


VIE  DE  MÉTASTASE  301 

Ouandolo  stral  spezzai, 
(Confesso  il  mio  rossore) 
Spezzar  m' inlesi  il  core, 
Mi  paive  di  morir.  -» 

Ma  per  uscir  di  guai, 
Per  non  vedersi  oppresse, 
Per  racquislar  se  stesso 
Tulto  si  p»i6  soffrir. 

Nel  visco,  in  oui  s'  avvenne 
Queir  augelin  lalora, 
Lascia  le  penne  ancora. 
Ma  torna  in  libertà. 

Poi  le  perdute  penue 
In  pochi  di  rinnova, 
Caulo  divien  per  prova, 
Ne  più  tradir  si  fa. 

Se  che  non  credi  eslinto 
In  me  V  incendio  anlico, 

Quand  je  rompis  ma  chaîne,  je  confesse  ma  honte,  je  sentis  mon 
cœur  se  hriser;  il  me  sembla  mourir. 

Mais,  pour  sortir  du  malheur,  pour  ne  pas  se  voir  opprimé,  pour 
redevenir  soi-même,  on  peut  tout  souffrir. 

Tel  est  cet  oiseau  que  son  imprudence  conduit  dans  un  piège;  il  y 
laisse  quelques  plumes,  il  est  vrai,  mais  il  retourne  à  la  liberté. 

Ensuite,  en  peu  de  jours,  ses  plumes  perdues  reviennent  :  la  pru- 
dence est  un  fruit  du  malheur,  et  il  ne  se  laisse  plus  tromper. 

Je  sais  que  tu  ne  crois  pas  éteint  le  feu  qui  m'enflamma  jadis  ;  j'en 
parlerais  moins  souvent,  penses-tu,  et  je  saurais  me  taire. 

47. 


502  ŒUVRES  DE  STENDHAL 

Perché  si  spesso  il  dico, 
Perché  tacer  non  so  : 


Quel  naturale  istinto, 
Nice,  a  padar  mi  sproî^a, 
Per  cui  ciascun  ragiona 
De'  rischj  che  passé. 

Uopo  il  crudel  cimento 
Narra  i  passati  sdegni, 
Die  sue  ferite  i  segni 
Mostra  il  guerrier  cosi. 

Mostra  cosi  contento 
Schiavo,  che  usci  di  pena, 
La  barbara  catena, 
Che  strascinava  un  di. 

Parlo,  ma  sol  parlando 
Me  soddisfar  procuro  : 
Parlo,  ma  nulla  io  euro 
Che  tu  mi  presti  fè. 


0  Nice!  ce  penchant  naturel  m'excite  à  parler,  qui  porte  chacun 
de  nous  à  se  rappeler  les  dangers  qu'il  courut. 

Après  la  bataille  sanglante,  le  guerrier  conte  la  fureur  qui  l'animait, 
et  montre  la  place  de  ses  blessures. 

C'est  avec  une  joie  pareille  que  l'esclave  dont  le  sort  a  changé 
montre  la  chaîne  cruelle  qu'autrefois  il  traînait  après  lui. 

.le  parle,  il  est  vrai,  mais  seulement  pour  me  satisfaire  :  mais  sans 
songer  si  tu  prêtes  foi  à  mes  paroles. 


VIE  DE   MÉTASTASE.  ÔO". 

Paiio,  ma  non  dimando 
Se  approvi  i  detli  miei, 
INè  se  Iranquilla  sei 
Nel  ragionar  di  me. 

lo  lascio  im'  incostante; 
Tu  perdi  un  cor  sincero  ; 
Non  so  di  noi  primiero 
Chi  s'  abbia  a  consolar. 

So  che  un  si  fido  amanle 
Non  troverà  più  Nice; 
Che  un  allra  ingannalrice 
È  facile  a  trovar. 


Je  parle,  mais  je  ne  demande  point  si  tu  approuves  mes  pensées  ; 
je  ne  demande  point  si  tu  es  tranquille  en  t'occupant  de  moi. 

Je  quitte  une  inconstante;  tu  perds  un  cœur  sincère  :  j'ignore  qui 
de  nous  deux  se  consolera  le  premier. 

Je  sais  que  Nice  ne  trouvera  plus  un  amant  si  (idèlc  ;  je  sais  qu'nne 
autre  trompeuse  est  facile  à  trouver  *, 

'  Yoilà  l'amour  dans  la  manière  italienne,  dans  celle  de  Cimarosa  :  ses 
peines  attaquent  le  bonheur,  il  est  vrai,  mais  ne  détruisent  pas  VClve  sen- 
sible. Un  Allemand  nous  eût  décrit  les  ravages  que  le  malheur  a  iails  dans 
son  être  :  il  ne  prouve  l'énergie  des  passions  que  par  le  vilain  tabloau  des 
maladies.  Voyez,  en  français,  les  romans  de  madame  Coltin. 

La  version  qu'on  vient  de  donner  n'est  destinée  qu'à  faciliter  l'intelligence 
de  l'original.  On  sent  à  chaque  vers,  en  traduisant  cette  chanson  célèbre, 
combien  la  langue  italienne  admet  plus  de  naturel  que  la  nôtre.  Pour  n'être 
pas  excessivement  plat,  il  faut  à  tout  moment  s'éloigner  du  texte,  tourner 
en  maxime  ce  que  le  personnage  exprime  comme  un  sentiment;  on  ajoute 
une  épithète  à  un  mot  qui  eut  semblé  trop  nu  à  une  oreille  française.  Ce 
n'est  pas  sous  ces  couleurs  que  les  quinze  ou  vingt  Cours  de  litliralure  qm 
ont  paru  en  France,  depuis  quelques  années  peignent  la  langue  italienne. 


304  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

La  clarté,  la  précision,  la  facilité  sublime,  qui,  comme  on 
voit,  caractérisent  le  style  de  ce  grand  poêle,  qualités  si  in- 
dispensables dans  des  paroles  qui  doivent  être  chantées, 
produisent  aussi  le  singulier  effet  de  rendre  ses  ouvrages 
extrêmement  faciles  à  apprendre  par  cœur.  On  retient,  sans 
s'en  douter,  cette  poésie  divine,  qui,  soumise  à  la  correction 
la  plus  parfaite,  repousse  cependant  jusqu'à  Tidée  de  la 
moindre  gêne. 

La  canzonnetta  à  Nice  vient  plaire  à  la  même  partie  de 
l'àme  qui  est  charmée  de  la  petite  Madeleine  du  Corrége,  qu^ 
est  à  Dresde,  et  que  le  burin  de  Loughi  nous  a  si  bien 
rendue. 

Il  est  difficile  de  lire,  sans  répandre  des  larmes,  la  CAé- 
mence  de  Titus,  ou  Joseph;  et  Tltalie  a  peu  de  morceaux  plus 
sublimes  que  certains  passages  des  rôles  de  Cléonice,  de 
Démétrius,  de  Tliémistocle  et  de  Régulus. 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut  comparer,  en  aucune  langue, 
aux  cantates  de  Métastase.  On  serait  tenté  de  tout  citer. 

Alfieri  a  surpassé  tous  les  poètes  dans  la  manière  de  pein- 
dre le  cœur  des  tyrans,  parce  que,  s'il  eût  été  moins  hon- 
nête homme,  lui-même,  je  crois,  sur  le  trône,  eût  été  un 
tyran  sublime.  Les  scènes  de  son  Timoléon  sont  bien  belles; 
je  le  sens,  la  manière  est  absolument  différente  de  celle  de 
Métastase,  mais  je  ne  pense  pas  que  la  postérité  trouve  que 
le  mérite  soit  supérieur.  On  songe  trop  au  style  en  lisant 
Alfieri.  Le  style,  qui,  comme  un  vernis  transparent,  doit  re- 
couvrir les  couleurs,  les  rendre  plus  brillantes,  mais  non  les 
altérer,  dans  Alfieri,  usurpe  une  part  de  l'attention. 

Qui  songe  au  style  en  lisant  Métastase?  On  se  laisse  entraî- 
ner. C'est  le  seul  style  étranger  qui  m'ait  reproduit  le  charme 
de  la  Fontaine. 


VIE  DE  MÉTASTASE  305 

La  cour  de  Vienne  n'a  pas  eu,  pendant  cinquante  ans,  un 
jour  de  naissance  ou  un  mariage  à  célébrer,  qu'on  n'ait  de- 
mandé une  cantate  à  Métastase.  Quel  sujet  plus  aride!  Parmi 
nous,  on  n'exige  du  poète  que  de  n'être  pas  détestable  : 
Métastase  y  est  divin  ;  l'abondance  naît  du  sein  de  la  sté- 
rilité. 

P.emarquez,  mon  ami,  que,  par  ses  opéras.  Métastase  a 
charmé,  non  pas  Tltalie  seulement,  mais  tout  ce  qu'il  y  a 
de  spirituel  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  et  cela  en 
observant  fidèlement  les  petites  règles  commodes  que  voici  : 

Il  faut,  dans  chaque  drame,  six  personnages,  tous  amou- 
reux, pour  que  le  musicien  puisse  avoir  des  contrastes.  Le 
primo  soprano,  la  prima  donna  et  le  ténor,  les  trois  princi- 
paux acteurs  de  l'opéra,  doivent  chacun  chanter  cinq  airs  : 
un  air  passionné  [Variapatetica],  un  air  brillant  (rfi  hraimru), 
un  air  d'un  style  uni  {aria  parlante),  un  air  de  demi-carac- 
tère, et  enfin  un  air  qui  respire  la  joie  {(iria  brillante) .  Il  faut 
que  le  drame,  divisé  en  trois  actes,  n'outrepasse  pas  un  cer- 
tain nombre  de  vers;  que  chaque  scène  soit  terminée  par  un 
aria;  que  le  même  personnage  ne  chante  jamais  deux  airs 
de  suite;  que  jamais  aussi  deux  airs  du  même  caractère  ne  se 
présentent  l'un  après  l'autre.  Il  faut  que  le  premier  et  le 
deuxième  acte  soient  terminés  par  des  airs  d'une  plus  grande 
importance  que  ceux  qui  se  rencontrent  dans  le  reste  de  la 
pièce.  Il  faut  que,  dans  le  deuxième  et  le  troisième  acte,  le 
poète  ménage  deux  belles  niches,  l'une  pour  y  placer  un 
récitatif  obUgé,  suivi  d'un  air  à  prétention  (rfj  tranbusto); 
l'autre  pour  un  grand  duo,  sans  oubher  que  ce  duo  doit  tou- 
jours être  chanté  par  le  premier  amoureux  et  la  première 
amoureuse.  Sans  toutes  ces  règles,  pas  de  musique.  Il  est 
bien  entendu,  outre  cela,  que  le  poète  doit  fournir  au  dé- 


306  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

coraleur  de  fréquentes  occasions  de  faire  briller  son  talent. 
Ces  règles,  si  singulières  en  apparence,  et  dont  quelques- 
unes  ont  été  trouvées  par  Métastase,  Texpérience  a  prouvé 
qu'on  ne  pouvait  s'en  écarter  sans  nuire  à  l'effet  de  Topera. 

Enfin  ce  grand  poète  lyrique,  pour  produire  tant  de  mi- 
racles, n'a  pu  se  servir  que  d'un  septième,  environ,  des  mots 
de  la  langue  italienne.  Elle  en  a  quarante-quatre  mille,  selon 
un  moderne  lexicographe,  qui  a  pris  la  peine  de  les  compter, 
et  la  langue  de  l'opéra  n'en  admet  que  six  ou  sept  mille  au 
plus. 

Voici  ce  que,  sur  ses  vieux  jours,  Métastase  écrivait  à  un 
de  ses  amis  : 

« Il  se  trouve,  pour  mes  péchés,  que  les  rôles 

de  femmes  del  Rè  pastore  ont  tellement  plu  à  Sa  Majesté, 
qu'elle  m'a  ordonné  de  fi\ire,  pour  le  mois  de  mai  prochain, 
une  autre  pièce  du  même  genre.  Dans  l'état  où  est  ma  pau- 
vre tête,  par  la  tension  constante  de  mes  nerfs,  c'est  une  ter- 
rible tâche  que  d'avoir  affaire  à  ces  friponnes  de  Muses.  Mais 
mon  travail  est  mille  fois  plus  désagréable  encore  par  toutes 
les  gènes  qu'on  m'impose.  D'abord  il  ne  peut  être  question 
de  sujets  grecs  ou  romains,  parce  que  nos  chastes  nymphes 
ne  veulent  pas  de  ces  costumes  indécents.  Je  suis  obligé 
d'avoir  recours  à  l'histoire  de  l'Orient,  pour  que  les  femmes 
qui  jouent  les  rôles  d'hommes  puissent  être  dûment  enve- 
loppées, de  la  tête  aux  pieds,  dans  les  draperies  asiatiques. 
Les  contrastes  entre  le  vice  et  la  vertu  sont  nécessairement 
exclus  de  ces  pièces,  parce  que  aucune  femme  ne  veut  jouer 
im  rôle  odieux.  Je  ne  puis  employer  que  cinq  personnages, 
parla  très -bonne  raison  que  donnait  un  certain  gouverneur 
de  château,  qu'il  ne  faut  pas  cacher  ses  supérieurs  dans  la 


VIE   DE   METASTASE.  307 

foule*,  La  durée  de  la  représentalion,  les  cliangemenls  de 
scènes,  les  airs,  et  presque  le  nombre  des  mots,  tout  est  li- 
mité. Dites-moi  s'il  n'y  aurait  pas  de  quoi  faire  devenir  fou 
l'homme  le  plus  patient!  Imaginez  donc  l'effet  de  tout  cela 
sur  moi,  qui  suis  le  grand-prêtre  de  tous  les  maux  de  cette 
vallée  de  misère.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  et  qui  prouve  que  le  hasard  entre 
dans  tout,  même  dans  les  jugements  de  cette  postérité  dont 
on  nous  fait  tant  de  peur,  c'est  qu'on  ait  cru  faire  une  espèce 
de  grâce  à  un  tel  homme  en  l'admettant  au  rang  du  froid 
amant  de  Laure,  duquel  il  nous  reste  une  cinquantaine  de 
sonnets,  à  la  vérité,  pleins  de  douceur. 

Métastase,  né  à  Rome  en  1698,  était  déjà,  à  dix  ans,  un 
improvisateur  célèbre.  Un  riche  avocat  romain,  nommé  Gra- 
vina,  qui  faisait  de  mauvaises  tragédies  pour  se  désennuyer, 
fut  charmé  de  cet  enfant  :  il  commença,  pour  Vamour  du 
grec,  par  changer  son  nom  de  Trapassi  en  celui  de  3Iélas- 
tase  ;  il  l'adopta,  donna  les  plus  grands  soins  à  son  éduca- 
tion, qui,  par  hasard,  fut  excellente,  et  enfin  lui  laissa  de  la 
fortune. 

Métastase  avait  vingt-six  ans  lorsque  son  premier  opéra, 
la  Bidone,  fut  joué  à  Naples  en  1724.  Il  l'avait  composé  d'a- 
près les  conseils  de  la  belle  Marianne  Romanina,  qui  chanta 
supérieurement  le  rôle  de  Didone,  parce  qu'elle  aimait  pas- 
sionnément le  poète  ;  il  paraît  que  cet  attachement  dura.  Mé- 
tastase, intime  ami  du  mari  de  Marianne,  vécut  plusieurs 
années  dans  cette  maison,  se  laissant  charmer  par  la  douce 
musique,  et  étudiant  sans  relâche  les  poètes  grecs. 

*  Ces  opéras  étaient  joués  par  les  archiducs  et  arcluducliess(\s. 


308  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Eu  1 729,  Tempereur  Charles  VI,  ce  grand  musicien  qui  ne 
riait  jamais,  et  qui,  dans  sa  jeunesse,  avait  joué  un  si  pau- 
vre rôle  en  Espagne,  l'appela  à  Vienne  pour  être  le  poète  de 
son  opéra.  Il  hésita  un  peu,  mais  partit. 

Métastase  ne  sortit  plus  de  Vienne  ;  il  y  parvint  à  une  ex- 
trême vieillesse,  au  milieu  d'une  volupté  délicate  et  noble, 
n'ayant  d'autre  soin  que  d'exprimer,  dans  de  beaux  vers,  les 
sentiments  qui  animaient  sa  belle  âme.  Le  docteur  Bur- 
ney,  qui  le  vit  à  soixante-douze  ans,  le  trouva  encore  le  plus 
bel  homme  de  son  siècle  et  l'homme  le  plus  gai.  Il  refusa 
toujours  les  cordons  et  les  titres,  sut  cacher  sa  vie,  et  fut 
heureux.  Aucun  des  sentiments  tendres  ne  manqua  à  celte 
âme  sensible. 

En  1780,  âgé  de  quatre-vingt-deux  ans,  au  moment  de  re- 
cevoir le  viatique,  il  rassembla  ses  forces,  et  chanta  à  son 
Créateur  : 

Eterno  Genilor, 
lo  t'oflro  il  proprio  figlio 
Che  in  pegno  del  tuo  anior 
Si  vuole  a  me  douar. 

A  lui  rivoiii;!  il  ciglio, 
Mira  chi  l'oflVo  ;  e  poi 
Niega  Signor,  se  puoi. 
Niega  di  perdonar. 

Cet  homme  heureux  et  grand  mourut  le  2  avril  1782,  ayant 
pu  connaître,  pendant  sa  longue  carrière,  tous  les  grands 
musiciens  qui  ont  charmé  le  monde. 


vit:   DE  METASTASE.  5U9 


LETTRE 


SnP.    L  ETAT    ACTUEL    DE    LA    MISIQUE    EN    ITALIE. 


Venise,  29  août  1814. 

Vous  vous  souvenez  donc  encore,  mon  ami,  des  lettres 
que  je  vous  écrivais  de  Vienne,  il  y  a  six  ans.  Vous  voulez 
que  je  vous  donne  une  esquisse  de  l'étal  actuel  de  la  musi- 
que en  Italie.  Mes  idées  ont  bien  changé  de  cours  depuis 
cette  époque.  Je  suis  aujourd  hui  plus  riche,  plus  heureux 
qu'à  Vienne,  et  les  moments  que  je  ne  donne  pas  à  la  société 
sont  entièrement  consacrés  à  Thistoire  de  la  peinture. 

Vous  savez  quelle  a  été  ma  joie  lorsqu'on  m'a  rendu  un 
revenu  suffisant  justement  au  nécessaire.  Il  paraît  que  j'a- 
vais été  trompé  par  mon  ambition  ;  car,  sur  ce  prétendu  né- 
cessaire, je  trouve  tous  les  jours  de  quoi  acheter  de  bons 


310  ŒUVP.ES  DE  STENDHAL. 

petits  tableaux,  que  les  grands  faiseurs  de  collections  ont 
négligés,  ou  plutôt  n  ont  pas  reconnus.  J'ai  vu,  il  y  a  quel- 
ques jours,  à  la  Riva  dei  schiavoni,  chez  un  capitaine  de 
vaisseau,  le  plus  poli  des  hommes,  de  charmantes  petites  es- 
quisses de  Paul  Véronèse,  remplies  de  ce  beau  ton  de  cou- 
leur dorée  qui  donne  tant  de  vie  à  ses  grands  tableaux  :  eh 
bien,  j'ai  déjà  Tespérance  de  pouvoir  me  procurer  une  ou 
deux  ébauches  pareilles  de  ce  grand  maître,  dont  les  chefs- 
d'œuvre  sont  enterrés,  avec  tant  d'autres,  dans  votre  im- 
mense Musée.  Vous  croyez  être  bien  civilisés,  et  vous  avez 
fait,  en  les  ôlanl  à  Tltalie,  un  trait  de  barbares.  Vous  ne  vous 
êtes  pas  aperçus,  messieurs  les  voleurs,  que  vous  n'empor- 
tiez pas,  avec  les  tableaux,  l'atmosphère  qui  en  fait  jouir. 
Vous  avez  diminué  les  plaisirs  du  monde.  Tel  tableau,  qui 
est  solitaire  et  comme  inconnu  dans  un  des  coins  de  votre 
gulerie,  faisait  ici  la  gloire  et  la  conversation  de  toute  une 
ville.  Dèsquevous  arriviez  àMilan,  onvousparlait  du  Couron- 
nement d'épines  du  Titien:  à  Bologne,  le  premier  mot  de  vo- 
tre valet  de  place  était  de  vous  demander  si  vous  vouliez  voir 
la  Sainte  Cécile  de  Raphaël  :  ce  valet  de  place,  lui-même, 
savait  par  cœur  cinq  ou  six  phrases  sur  ce  chef-d'œuvre. 

Je  sais  bien  que  ces  phrases  ennuient  l'amateur  qui  veut 
juger  et  sentir  par  lui-même  ;  il  est  souvent  importuné  des 
superlatifs  italiens;  mais  ces  superlatifs  montrent  quel  est 
l'esprit  général  du  pays  par  rapport  aux  arts.  Ces  superlatifs, 
qui  m'ennuient,  éveillent  peut-être  Tamour  de  l'art  chez  un 
jeune  tailleur  de  Bologne,  qui  un  jour,  sera  un  Annibal  Car- 
rache.  Ces  superlaiifs-là  sont  un  peu  comme  les  signes  de 
respect  que  l'on  rend  au  marquis  de  Wellington  lorsqu'il 
passe  dans  les  rues  de  Lisbonne  :  cerlainement  le  petit  clerc 
de  procureur  qui  crie  e  viva  !  ne  peut  pas  juger  des  talents 


VIE  DE  MÉTASTASE.  511 

militaires  et  de  la  prudence  sublime  de  cet  homme  rare  ; 
mais,  u  importe,  ces  cris-là  sont  pour  lui  une  récompense 
de  ses  vertus,  et  feront  peut-être  un  autre  Wellington  de  ce 
jeune  capitaine  qui  est  son  aide  de  camp. 

Le  personnage  le  plus  estimé,  le  plus  connu  dans  Rome, 
c'est  Canova.  Le  peuple  d\in  quartier  de  Paris  connaît  mon- 
sieur le  duc  un  tel,  dont  l'hôtel  est  au  bout  de  la  rue.  Il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  voir  que  vous  avez  beau  emporter  à 
Paris  là  Transfiguration  et  Y  Apollon;  vous  avez  beau  faire 
transporter  sur  toile  la  Descente  de  croix  peinte  à  fresque 
par  Daniel  de  Volterre,  toutes  ces  œuvres  sont  des  œuvres 
mortes  :  il  manque  à  vos  beaux-arts  un  public. 

Ayez  un  Opéra  italien,  ayez  un  Musée  ;  c'est  fort  bien  : 
vous  pourrez  parvenir  peut-être  à  acquérir,  dans  ces  genres- 
là,  un  goût  d'une  belle  médiocrité  ;  mais  vous  ne  serez  ja- 
mais grands  que  dans  la  comédie,  dans  la  chanson,  dans  les 
livres  d'une  morale  piquante  : 

Excudent  alii  spirantia  moUiiis  sera. 

ViRG.,  VI.  V.  847. 

Vous,  Français,  vous  aurez  des  Molière,  des  Collé,  des  Pan- 
nard,  desHamilton,  des  La  Bruyère,  des  Dancourt,  des  Lettres 
persanes.  Dans  ce  genre  charmant,  vous  serez  toujours  le 
premier  peuple  du  monde  :  cultivez-le,  mettez-y  votre  luxe, 
encouragez  les  écrivains  de  ce  genre;  les  grands  hommes 
sont  produits  par  la  terre  que  vous  foulez.  Donnez  un  or- 
chestre supportable  à  votre  Théâtre-Français  ;  achetez  pour 
lui  ces  belles  décorations  du  théâtre  de  la  Scala,  de  Milan, 
que  Ton  recouvre  d'une  nouvelle  couleur  tous  les  deux 
mois,  et  que  vous  auriez  pour  une  quantité  de  toile  égale  en 


512  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

étendue  à  la  décoration.  Les  hommes  d'esprit  de  Naples  et 
de  Stockholm  se  rencontreront  sur  la  place  du  Carrousel, 
allant  à  votre  théâtre  voir  jouer  le  Tartufe  et  le  Mariage  de 
Figaro.  Nous,  qui  avons  voyagé,  nous  savons  que  ces  pièces 
sont  injouables  partout  ailleurs  quà  Paris. 

De  même,  les  tableaux  de  Louis  Garrache  peuvent  être 
regardés  comme  invisildes  ailleurs  qu'en  Lombardie.  Quelle 
est  celle  de  vos  femmes  aimables  qui  a  jamais  regardé  au- 
trement qu'en  bâillant  cette  Vocation  de  saint  Matthieu^,  celte 
Vierge  portée  au  tombeau,  dont  les  couleurs  ont  un  peu 
poussé  au  noir?  Je  suis  convaincu  que  les  plus  mauvaises 
copies,  mises  dans  le  cadre  de  ces  tableaux,  produiraient 
juste  autant  d'effet  sur  la  grande  société  de  France.  Or,  à 
Rome,  cette  grande  société  parlera  pendant  quinze  jours 
de  la  manière  dont  celte  fresque,  peinte  par  le  Dominiquin 
au  couvent  de  Saint-Nil,  va  être  transportée  sur  toile.  A 
Rome,  la  considération  est  pour  le  grand  artiste;  à  Paris, 
elle  est  pour  le  général  heureux,  pour  le  conseiller  d'État  en 
faveur,  pour  le  maréchal  de  Saxe,  ou  pour  M.  de  Galonné. 
Je  ne  dis  pas  que  cela  est  bien  ou  mal  ;  je  fais  seulement 
observer  que  cela  est.  Et  le  grand  artiste  qui  aime  sa  gloire, 
et  qui  connaît  le  faible  du  cœur  humain,  doit  vivre  là  où  l'on 
est  le  plus  sensible  à  son  mérite,  et  où,  par  conséquent,  on 
est  le  plus  sévère  à  ses  fautes.  A  Rome,  MM.  G.  G.  G.  G., 
dont  je  n'ai  jamais  vu  que  les  charmants  ouvrages,  au  reste, 
pourraient  impunément  habiter  au  quatrième  étage  :  la  con- 
sidération de  la  ville  entière,  depuis  le  neveu  du  pape  jus- 
qu'au moindre  petit  abbé,  y  monterait  avec  eux;  on  leur 
saurait  beaucoup  plus  de  gré  d'un  joli  tableau  que  d'une 

'  Mnst'o,  n°  878. 


VIE  DE   METASTASE.  '15 

leparlie  aimable.  Voilà  ratniosphère  qu'il  faut  à  Tarliste; 
car  Tartisle  aussi,  comme  un  autre  homme,  à  ses  moments 
de  découragement. 

Une  des  conversations  les  plus  intéressantes  pour  moi, 
dans  une  ville  où  j'arrive,  est  celle  que  j'établis  avec  le  sel- 
lier qui  me  loue  la  voiture  dans  laquelle  je  vais  rendre  mes 
lettres  de  recommandation.  Je  lui  demande  quelles  sont  les 
curiosités  à  voir,  quels  sont  les  plus  grands  seigneurs  du 
pays  ;  il  me  répond  en  me  disant  un  peu  de  mal  des  collec- 
teurs des  impôts  indirects  :  mais,  après  ce  tribut  payé  au 
rang  qu'il  occupe  dans  la  société,  il  m'indique  fort  bien  où 
se  trouve  le  courant  actuel  de  Topinion  publique. 

Lorsque  je  suis  rentré  à  Paris,  vous  aviez  encore  votie 
charmante  madame  Barilli  :  Dieu  sait  si  le  maître  de  mon 
bel  hôtel  garni  de  la  rue  Cérutt  m'en  a  dit  le  moindre  mot  ; 
à  peine  s'il  connaît  de  nom  mademoiselle  Mars  et  Fleury. 
Arrivez  à  Florence,  chez  Schneider,  le  moindre  marmiton 
va  vous  dire  :  «  Davide  le  fils  est  arrivé  il  y  a  trois  jours  ;  il 
va  chanter  avec  les  Monbelli,  l'Opéra  fera  furore;  tout  le 
monde  arrive  à  Florence  pour  le  voir.  » 

Vous  serez  bien  scandalisé,  mon  cher  Louis,  si  jamais  vous 
venez  en  Italie,  de  trouver  des  orchestres  bien  inférieurs  à 
celui  de  FOdéon,  et  des  troupes  où  il  n'y  a  qu'une  voix  ou 
deux.  Vous  me  croirez  menteur  comme  un  voyageur  de  long 
cours.- Jamais  de  réunion  égale  à  celle  que  vous  possédiez  à 
Taris,  lorsque  vous  aviez,  dans  le  même  opéra,  madame 
Barilli,  mesdames  Neri  et  Festa,  et,  en  hommes,  Crivelli, 
Tachinardi  et  Porto.  Mais  ne  désespérez  pas  de  votre  soirée  : 
les  chanteurs  que  vous  trouvez  médiocres  ici  seront  électri- 
scs  par  un  public  sensible  et  capable  d'enthousiasme  ;  et  le 
feu  circulant  du  théâtre  aux  loges,  et  des  loges  au  théâtre, 


514  (EU  VU  ES  Di  STE.^DHAL. 

VOUS  entendrez  chanter  avec  un  ensemble,  une  chaleur,  un 
brio,  dont  vous  n'avez  pas  même  d'idée.  Vous  verrez  de  ces 
moments  d'entraînement  où,  chanteurs  et  spectateurs,  tous 
s'oublient  pour  n'être  sensibles  qu'à  la  beauté  d'un  finale  de 
Cimarosa.  Ce  n'est  pas  assez  de  donner,  à  Paris,  trente  mille 
francs  à  Crivelli;  il  faudrait  encore  acheter  un  pubhc  fait 
pour  l'entendre  et  pour  nourrir  laniour  qu'il  a  pour  son 
art.  Il  fait  un  trait  superbe  et  simple,  pas  un  applaudisse- 
ment ;  il  se  permet  un  de  ces  agréments  communs  et  aisés  à 
distinguer  ;  chaque  spectateur,  charmé  de  prouver  qu'il  est 
connaisseur,  assourdit  son  voisin  par  des  battements  de 
mains  d'énergumène  :  mais  ces  applaudissements  sont  sans 
véritable  chaleur;  son  âme  ne  vient  pas  de  recevoir  un 
grand  plaisir,  c'est  seulement  son  esprit  qui  approuve.  Un 
Italien  se  livre  franchement  à  la  jouissance  d'admirer  un  bel 
air  qu'il  entend  pour  la  première  fois  ;  un  Français  n'applau- 
dit qu'avec  une  sorte  d'inquiétude,  il  craint  d'approuver  une 
chose  médiocre  :  ce  n'est  qu'à  la  troisième  ou  quatrième  repré- 
sentation, lorsqu'il  sera  bien  décidé  que  cet  air  est  délicieux, 
qu'il  osera  crier  bravo l  en  appuyant  sur  la  première  syllabe , 
pour  montrer  qu'il  sait  l'italien.  Voyez-le  dire,  le  jour  d'une 
première  représentation,  à  son  ami,  qu'il  aborde  au  foyer  : 
Cela  est  divin!  sa  bouche  affirme,  mais  son  œil  interroge.  Si 
son  ami  ne  lui  répond  pas  par  un  autre  superlatif,  il  est  prêt 
à  détrôner  sa  divinité.  Aussi  l'enthousiasme  musical  de  Paris 
n'admet-il  aucune  discussion  ;  cela  est  toujours  délicieux  ou 
exécrable  :  au  delà  des  Alpes,  comme  chacun  est  sûr  de  ce 
qu'il  sent,  les  discussions  sur  la  musique  sont  infinies. 

J'ai  trouvé  froids  tous  les  grands  chanteurs  que  j'ai  vus  à 
rOdéon  :  CriveJli  n'est  plus  le  même  qu'à  Naples  ;  Tachi- 
nardi  seul  avait  des  moments  parfaits  dans  la  Bistruzione  di 


VIK  DE   MÉTASTASE  515 

Geriisalcm.  Ce  malheur-là  n'est  pas  de  ceux  qui  se  réparent 
avec  de  l'argent,  il  tient  aux  qualités  intimes  du  public  fran- 
çais. 

Voyez  ce  même  Français,  si  contraint  en  parlant  de  mu- 
sique, si  craintif  pour  les  intérêts  de  son  amour-propre; 
voyez-le  admirer  un  bon  mot  ou  une  repartie  ingénieuse  ; 
avec  quel  esprit,  avec  quel  sentiment  plein  de  feu  et  de 
finesse,  avec  quelle  abondance  n'en  détaille-t-il  pas  tout  le 
piquant!  Vous  diriez,  si  vous  étiez  un  songe-creux  :  ce 
pays-là  doit  produire  des  Molière  et  des  Regnard,  et  non  pas 
des  Galuppi  et  des  Anfossi. 

Un  jeune  prince  italien  est  dilettante;  il  compose,  bien  ou 
mal,  quelques  airs,  et  est  éperdûment  amoureux  d'une  ac- 
trice :  s'il  paraît  à  la  cour  de  son  souverain,  il  y  est  embar- 
rassé et  respectueux.  Un  jeune  duc  français  arrive  jusqu'à 
la  chambre  du  roi,  en  se  donnant  des  airs  élégants  ;  on  voit 
qu'il  est  heureux,  son  âme  jouit  pleinement  de  ses  facultés  : 
Il  va  s'appuyer,  en  fredonnant,  contre  la  balustrade  qui  sé- 
pare le  lit  du  roi  du  reste  de  la  chambre.  Un  huissier,  un 
homme  noir,  sapproche  et  lui  dit  qu'il  n'est  pas  permis  de 
_ s'asseoir  ainsi,  qu'il  profanise  la  balustrade  du  roi.  —  «  Ah  ! 
vous  avez  raison,  mon  ami  ;  allez,  je  préconerai  partout  votre 
zèle;  »  et  il  fait  une  pirouette  en  riant. 

Je  vous  avouerai,  mon  cher  Louis,  que  je  n'ai  point  varié 
dans  l'opinion  que  j'avais,  il  y  a  six  ans,  en  vous  parlant  du 
premier  symphoniste  du  monde.  Le  genre  instrumental  a 
perdu  la  musique.  On  joue  plus  souvent  et  plus  facilement  du 
violon  ou  du  piano  qu'on  ne  chante  :  de  là  la  malheureuse 
facilité  qu'a  lamusique  instrumentale  pour  corrompre  le  goût 
des  amateurs  de  la  musique  chantée  ;  c'est  aussi  ce  dont 
elle  s'acquitte  fort  bien  depuis  une  cinquantaine  d'années. 


516  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Un  seul  homme  connaît  encore,  en  Italie,  la  belle  ma- 
nière de  conduire  la  voix  :  c'est  Monbelli,  et  le  principal 
avantage  de  ses  charmantes  filles  est  sans  doute  d'avoir  eu 
un  tel  maître. 

Cette  vraie  manière  de  chanter,  que  je  soutiendrai  jusqu'à 
la  mort  exclusivement,  était  celle  que  nous  avions,  à  Vienne, 
dans  mademoiselle  Marlinez,  l'élève  de  Métastase,  qui  s'y 
connaissait,  et  qui,  ayant  passé  sa  jeunesse,  au  commen- 
cement du  dix-huitième  siècle,  à  Rome  et  à  Naples,  avec  la 
célèbre  Romanina,  savait  ce  que  doit  faire  la  voix  humaine 
pour  charmer  tous  les  cœurs. 

Son  secret  est  bien  simple,  elle  doit  être  belle  et  se  mon- 
trer. 

Voilà  tout.  Pour  cela  il  faut  des  accompagnements  peu 
forts,  des  pizzicato  sur  le  violon  S  et,  en  général,  que  la 
voix  exécute  des  morceaux  lents.  Actuellement  les  belles 
voix  se  sauvent  dans  les  récitatifs  :  c'est  dans  ces  morceaux- 
là  que  madame  Catalan!  et  Veluti  sont  le  plus  beaux.  C'est 
ainsi  qu'on  chantait,  il  va  quatre-vingts  ans,  les  cantates  à  la 
mode  alors  :  aujourd'hui  on  exécute,  au  galop,  une  polonaise  ; 
vient  ensuite  un  grand  air,  pendant  lequel  les  instruments 
luttent  de  force  avec  la  voix,  ou  ne  se  taisent  un  instant 
que  pour  les  points  d'orgue^  et  pour  permettre  au  chanteur 

*  Paganini,  Génois,  est,  ce  nie  semble,  le  premier  violon  de  l'Italie: 
il  a  une  douceur  extrême;  il  joue  des  concertos  aussi  insignifiants  que 
ceux  qui  font  bâiller  à  Paris,  mais  il  a  toujours  pour  lui  la  douceur. 
J'aime  surtout  à  lui  entendre  jouer  des  variations  sur  la  quatrième 
corde  du  violon.  Au  reste,  ce  Génois  a  trente-deux  ans  :  peut-être 
-ju'il  jouera  mieux  que  des  concertos  avec  le  temps;  peut-être  qu'il 
aura  le  bon  sens  de  comprendre  qu'il  vaut  mieux  jouer  un  bel  air  do 
Mozart. 


VIE  DE   .METASTA81-:  517 

de  faire  des  roulades  éternelles  ;  et  tout  cela  saiipelle  un 
opéra;  et  tout  cela  amuse  un  quart  li'heure;  et  tout  cela  n'a 
jamais  h\i  verser  une  larme. 

Les  meilleures  cantatrices  que  j'aie  entendues  en  Italie 
(remarquez,  pour  l'acquit  de  ma  conscience,  que  les  plus 
grands  talents  peuvent  avoir  eu  le  malheur  de  ne  jamais 
chanter  devant  moi);  les  meilleures  cantatrices  donc  que 
j'aie  entendues  dans  ces  derniers  temps,  ce  sont  mademoi- 
selle Eiser  elles  demoiselles  Monbelli.  La  première  a  épousé  un 
poète  aimable,  et  ne  chante  plus  en  public  ;  les  autres  sont 
les  espérances  de  la  Polymnie  italienne.  Figurez-vous  la  plus 
belle  méthode,  la  plus  grande  douceur  dans  les  sons,  Texpres- 
sion  la  plus  parfaite  ;  figurez-vous  la  pauvre  madame  Barilli 
avec  une  voix  encore  plus  belle  et  toute  la  chaleur  désirable. 
Je  crois  que  les  Monbeili  ne  chantent  que  le  sérieux;  madame 
Barilli  aurait  donc  toujours  gardé  sur  elles  l'avantage  de 
chanter  si  divinement  la  Fanciulla  svintiirata  des  Ennemis 
généreux,  la  comtesse  Almaviva  de  Figaro,  donna  Anna  de 
Don  Juan,  etc.  Il  faut  avoir  entendu  les  petites  Monbelli,  à 
Milan,  chanter  VAdriano  in  Siria  de  Métastase  :  cela  était  ad- 
mirable et  fit  furore.  Heureusement  pour  vous,  elles  sont  de 
la  première  jeunesse,  et  vous  pouvez  espérer  d'entendre  un 
jour  la  cadette,  celle  qui  s'habille  en  homme. 

Il  ne  manquait  au  plaisir  des  amateurs  que  de  voir  réunis 
dans  le  même  opéra  Texcellent  Veluti,  le  seul  bon  soprano, 
d'une  certaine  façon,  que  l'Italie  ait  aujourd'hui  à  ma  con- 
naissance, et  Davide  le  fils.  Celui-ci  a  luie  voix  charmante, 
mais  il  est  bien  loin  encore  de  la  belle  méthode  des  Mon- 
beUi.  C'est  un  homme  qui  fait  sans  cesse  des  ornements  dé- 
licieux, un  vrai  chanteur  de  concert  à  Paris;  je  suis  con- 
vaincu qu'il  y  balancerait  la  réputation  de  M.  Garai.  Pour  les 

1« 


5!8  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

pauvres  petites  Monbelli,  tous  nos  connaisseurs  diraient  : 
N'est-ce  que  ça  ?  En  Italie,  elles  sont  faites  pour  aller  à  la 
plus  haute  réputation;  il  ne  faut  demander  qu'une  chose  au 
ciel,  cest  qu'elles  n'aillent  pas  se  marier  à  quelque  homme 
riche  qui  nous  en  priverait. 

Madame  Manfrediui  vous  ferait  un  plaisir  extrême  dans  la 
Camille  de  Paër  :  elle  a  une  voix  retentissante  ;  mais  ce  qui 
m'a  enlevé  dans  cet  opéra,  que  j'ai  vu  à  Turin,  c'est  le  bouffe 
Bassi,  sans  contredit  le  premier  bouffe  qu'ait  aujourd'hui 
l'Italie.  Il  faut  le  voir,  dans  cette  même  Camille,  dire  à  son 
maître,  jeune  officier,  qui  veut  passer  la  nuit  dans  un  châ- 
teau de  mauvaise  mine  : 

Signor,  la  vita  è  corta  ; 
Andiam,  per  carità. 

Il  a  la  chaleur,  il  a  les  jeux  de  scène,  il  a  la  passion  pour 
son  métier  ;  il  joint  à  cela  une  profonde  intelligence  du  co- 
mique, et  fait  lui-même  des  comédies  agréables.  Toute  cette 
admiration-là  mest  venue  en  le  voyant  jouer  Ser  Marc  Anto- 
nio à  Milan.  Je  ne  sais  où  il  se  trouve  actuellement.  Il  a  d'ail- 
leurs une  bonne  voix,  et  serait  parfait  s'il  avait  la  basse- 
taille  de  votre  Porto. 

Mais  que  voulez- vous?  Dans  mon  système,  un  certain 
degré  de  passion  détruit  la  voix  chez  les  hommes  ;  et,  chez 
les  femmes,  une  certaine  fraîcheur  dans  les  attraits.  Vous 
direz  que  c'est  encore  une  de  mes  pensées  singulières  ;  je 
vous  répondrai,  comme  César  de  Senueville  :  A  la  bonne 
heure  ! 

Nozzari,  que  vous  avez  vu  à  Paris,  est  le  premier  homme 
du  monde  pour  chanter  le  rôle  de  Paolino  du  Mariage  secret, 


VIE  DE  METASTASE.  319 

que  j'ai  trouvé  un  peu  haut  pour  les  moyens  de  votre  su- 
perbe Crivelli. 

Pellegrini  a  une  basse-taille  magnifique  :  il  aurait  besoin 
de  prendre  quelques  leçons  de  Baptiste  cadet,  de  Thénard 
et  de  Potier,  ou,  mieux  encore,  de  l'excellent  Dugazon,  si 
vous  aviez  encore  ce  bouffon  charmant,  que  vous  avez  mé- 
connu, gens  graves  et  importants  que  vous  êtes. 

Vous  connaissez  mieux  que  moi  mesdames  Grassini,  Cor- 
rea,  Festa,  Neri,  Sessi,  qui  ont  été  à  Paris.  Vous  regrettez 
encore  madame  Strinasacchi,  si  supérieure  dans  le  rôle  de 
Caroline  du  Mariage  secret,  et  que  vos  habitués  de  spectacle 
appelaient,  avec  assez  de  justesse,  la  Dumesnil  du  théâtre 
Louvois. 

J'ai  entendu  avec  beaucoup  de  plaisir,  dans  la  superbe 
salle  neuve  de  Brescia,  madame  Carolina  Bassi  :  c'est  une 
actrice  pleine  de  feu.  C'est  aussi  par  cette  qualité  que  brille 
madame  Malanotti.  Vittoria  Sessi,  de  son  côté,  a  une  très- 
jolie  figure  et  une  voix  très-forte. 

Je  n'ai  jamais  vu  madame  Camporesi,  qui  doit  être  à  Paris, 
et  dont  on  fait  beaucoup  de  cas  à  Rome. 

Je  ne  vous  parle  pas  de  Tachinardi,  qui  est  si  bon  lors- 
qu'il s'anime;  le  ténor  Siboui  marche  sur  ses  traces.  Parla- 
magni  et  Ranfagni  sont  toujours  ce  que  vous  les  avez  vus, 
c'est-à-dire  d'excellents  bouffes.  De  Grecis  et  Zamboni 
jouent  fort  bien  :  de  Grecis  était  parfait  dans  les  Pretendenti 
deliisi,  qui  avaient  beaucoup  de  succès  à  Milan  il  y  a  trois 
ans.  C'est  notre  opéra  des  Prétendus,  fort  bien  arrangé  pour 
la  scène  italienne,  et  sur  lequel  Mosca  a  fait  une  musique 
amusante.  Le  trio 

Gon  rispetto  e  riverenza. 


320  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

avec  Tair  de  flûte  de  la  fin,  m'a  fait  beaucoup  de  plaisir. 

Je  ne  vous  dirai  rien  ni  de  madame  Catalani,  ni  de  madame 
Gaforiui.  Je  n'ai  pas  vu  la  première  depuis  ses  débuts  à  Milan, 
il  y  a  treize  ans,  et  malheureusement  la  seconde  s'est  mariée. 
C'était  le  chant  bouffe  dans  toute  sa  perfection.  11  fallait  la 
voir  dans  la  Dama  soldato,  dans  Ser  Marc  Antonio,  dans  le 
Ciabatino.  Un  être  plus  vif,  plus  sémillant,  plus  pétillant 
d'esprit,  plus  gai,  plus  enflammé,  ne  renaîtra  jamais  pour  les 
menus  plaisirs  des  gens  d'esprit.  Madame  Gaforini  était,  pour 
la  Lombardie,  ce  que  madame  Barilli  était  pour  Paris  :  on 
ne  remplacera  pas  plus  l'une  que  l'autre.  Le  caractère  des 
peuples  vous  fait  présumer  que,  sous  beaucoup  de  rapports, 
madame  Gaforini  devait  être  le  contraire  de  madame  Barilli, 
et  vous  présumez  bien. 

J'ai  entendu,  il  y  a  trois  mois,  une  très-belle  voix  au  con- 
servatoire de  Milan.  J'entendais  mes  voisins  se  dire  :  «  N'est- 
il  pas  bien  ridicule  qu'on  laisse  tel  excellent  bouffe,  plein 
d'âme  et  de  feu,  végéter  dans  un  coin  de  Milan,  et  qu'on  ne 
le  fasse  pas  professeur  au  Conservatoire,  pour  qu'il  anime 
cette  belle  statue  ?  »  Je  ne  me  souviens  pas  du  nom  de  la 
statue. 

Les  gens  qui  reviennent  de  Naples  font  le  plus  grand  éloge 
du  bouffon  Casacieli.  J'ai  aussi  entendu  vanter  madame 
Paër  et  le  ténor  Marzochi^  Voilà,  mon  ami,  ce  que  je  con- 

Ml  y  a  ici  une  omission  assez  étendue.  L'auteur,  au  lieu  de  faire 
connaître  ses  jugements  ténébreux  sur  des  compositeurs  très-esti- 
mables, quoique  peut-être  entraînés,  par  la  mode,  dans  une  fausse 
route,  va  rappeler  les  faits  relatifs  à  chacun  d'eux. 

Paisiello  et  Zingarelli  ne  sont  pas  de  l'école  actuelle  :  ce  sont  les 
derniers  contemporains  des  Piccini  et  des  Cimarosa. 

Yalentin  Fioravanti,  si  connu  à  Paris  par  ses  Cantatricivillane,  est 


VIE  DE   METASTASE.  321 

nais  de  mieux  en  Italie.  J'y  ajouterai  madame  Sandrini  que 
j'ai  entendue  avec  plaisir  à  Dresde.  Je  ne  vous  dirai  rien  de 

de  Rome,  et  jeune  encore.  On  goûte  beaucoup  ses  opéras  buffas  : 
le  Pazzie  a  vicenda,  qu'il  donna  en  1791,  à  Florence;  il  Furbo,  et 
il  Fabro  Parigino,  joués  à  Turin  en  1797^  sont  ses  principaux  ou- 
vrages. 

Simone  Mayer,  né  en  Bavière,  mais  élevé  en  Italie,  est  peut-être 
le  compositeur  qu'on  y  estime  le  plus  ;  c'est  en  même  temps  celui 
dont  je  puis  le  moins  parler  :  sa  manière  est  précisément  celle  qui 
me  semble  nous  mener  le  plus  rapidement  à  la  perte  totale  de  la  mu- 
sique de  théâtre.  Ce  compositeur  habite  Bergame,  et  les  propositions 
les  plus  avantageuses  n'ont  jamais  pu  l'attirer  ailleurs.  Il  travaille 
beaucoup.  J'ai  vu  jouer  vingt  ouvrages  de  lui  au  moins.  Il  est  connu 
à  Paris  par  les  Finie  rivali,  opéra  buffa,  joué  par  madame  Corera. 
On  y  trouve  quelques  chants,  mais  pas  toujours  assez  nobles,  et  un 
grand  luxe  d'accompagnements.  Son  Pazzo  per  la  muaica  est  joli; 
Adelasia  e  Aleramo,  opéra  séria,  a  eu  un  grand  succès  à  Milan, 
Mayer  nous  fait  jouir  des  immenses  progrès  que  la  musique  instru» 
mentale  a  faits  depuis  le  siècle  des  Pergolèse,  et  en  même  temps 
nous  fait  regretter  les  beaux  chants  de  cette  époque. 

Ferdinando  Paër,  sur  le  compte  duquel  j'ai  le  malheur  de  penser 
comme  sur  Mayer,  est  né  à  Parme  en  1774.  J'ai  vu  les  gens  les  plus 
spirituels  de  Paris  faire  l'éloge  de  son  espril.  Ce  compositeur  a  déjà 
fait  trente  opéras.  La  Camilln  et  Sargine  étaient  joués  en  même  temps, 
il  y  a  deux  ans,  à  Naples,  à  Turin,  à  Vienne,  à  Dresde  et  à  Paris. 

Pavesi  et  Mosca,  auteurs  très-aimés  en  Italie,  ont  fait  beaucoup 
d'opéras  buffas.  On  y  trouve  des  chants  aimables,  qui  ne  sont  pas 
tout  à  fait  étouffés  par  l'orchestre.  Ces  deux  compositeurs  sont 
jeunes. 

On  entend  avec  plaisir  les  opéras  deFarinelli,  né  près  de  Padoue; 
c'est  un  élève  du  conservatoire  de'  Turchini,  à  Naples  :  il  a  déjà  com- 
posé huit  ou  dix  opéras. 

On  conçoit  les  plus  hautes  espérances  de  M.  Rossini,  jeune  homme 
de  vingt-cinq  ans,  qui  débute.  Il  faut  avouer  que  ses  airs,  chantés 
par  les  aimables  Monbelli,  ont  une  grâce  étonnante.  Le  chef-d'œuvre 

18. 


3^2  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

nos  théâtres  de  Vienne  ;  j'aurais  trop  à  en  dire  :  demandez 
aux  officiers  français  qui  y  furent  en  1809;  je  parie  qu'ils  se 
souviennent  encore  des  larmes  qu'ils  répandaient  au  Croisé, 
mélodrame  égal,  pour  l'effet,  aux  meilleures  tragédies  ro- 
mantiques, et  du  rire  inextinguible  que  provoquait  l'excellent 
danseur  Rainaldi,  je  crois,  qui  jouait  si  bien  le  ballet  des 
Vendanges.  En  même  temps  on  exécutait  supérieurement  Don 
Juan,\e  Mariage  secret,  la  Clémence  de  Titus,  le  Sargines  de 
Paér,  Eliska  de  Chérubini,  une  Lisbeth  folle  par  amour,  et 
plusieurs  autres  ouvrages  allemands  justement  estimés. 

Ai-je  besoin  de  vous  répéter  que,  probablement,  plusieurs 
grands  talents  jouissent  en  Italie  d'une  réputation  méritée  et 
sont  passés  par  moi  sous  silence  parce  que  je  ne  les  connais 
pas  ?  Je  ne  suis  jamais  allé  en  Sicile  ;  il  y  a  bien  longtemps  que 
j'ai  quitté  Naples.  C'est  dans  cette  terre  heureuse,  c'est  dans 
ce  pays  produit  par  le  feu,  que  naissent  les  belles  voix.  J'y 
trouvai  autrefois  des  usages  bien  différents  des  nôtres  et  un 
peu  plus  gais.  On  ne  dénonce  pas  les  plagiats  par  des  bro- 
chures dans  ce  pays-là;  on  prend  les  voleurs  sur  le  fait.  Si 
donc  le  compositeur  dont  on  exécute  l'ouvrage  a  dérobé  à 
un  autre  un  aria  ou  seulement  quelques  passages,  quelques 
mesures,  dès  que  le  morceau  volé  commence  à  se  faire  en- 
tendre, il  s'élève  de  tous  côtés  des  bravos  auxquels  est  joint 
le  nom  du  véritable  propriétaire.  Si  c'est  Piccini  qui  a  pillé 
Sacchini,  on  lui  criera  sans  rémission  :  Bravo,  Sacchini  !  Si 
l'on  reconnaît,  pendant  son  opéra,  qu'il  ait  pris  un  peu  de 


de  ce  jeune  homme,  qui  a  une  charmante  figure,  est  Yltaliana  in 
Algeri.  Il  paraît  que  déjà  il  se  répète  un  peu.  Je  n'ai  trouvé  nulle 
originalité  et  nul  feu  dans  le  Turco  in  Italia,  qu'on  vient  de  donner  k 
Milan,  et  qui  est  tombé. 


VIE  DE  METASTASE.  323 

tout  le  monde,  on  criera  :  Fort  bien  !  bravo  Galuppi  !  bravo, 
Traella  !  bravo,  Giiglielmi  ! 

Si  on  avait  le  même  usage  en  France,  combien  des  opéras 
de  Feydeau  auraient  de  ces  bravos-là  !  Mais  ne  parlons  pas 
des  vivants. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  dans  les  Visitandines, 
l'air  si  connu,  E?ifant  chéri  des  dames,  est  de  Mozart. 

Duni  eût  entendu  crier  :  Bravo,  Hasse  !  pour  le  début  de 
l'air  Ah  !  la  maison  maudite  !  dont  les  quinze  premières  me- 
sures sont  aussi  les  quinze  premières  de  Tair  Priva  del  caro 
bene  ^. 

Monsigny  eût  eu  un  Bravo ,  Pergolèse  !  pour  le  début  de 
son  duo  Venez,  tout  nous  réussit,  qui  est  précisément  celui 
de  l'air  Tu  sei  troppo  sceleratto.  Autre  bravo  pour  Tair  Je  ne 
sais  à  quoi  me  résoudre. 

Philidor  eût  entendu  crier  :  BravO;  Pergolèse  !  pour  son 
air  On  me  fête,  on  me  cajole,  dont  raccompagnement  se 
trouve  dans  Pair  Ad  un  povero  polacco;  Bravo,  Cocchi!  pour 
Pair  //  fallait  le  voir  au  dimanche,  quand  il  sortait  du  caba- 
ret, qui  n'est  autre  chose  que  Pair  tout  entier  Donne  belle 
che  pigliate  ;  Bravo,  Galuppi  I  pour  la  cavatine  Vois  le  cha- 
grin qui  me  dévore.  Grétry  eût  eu  aussi  quelques  paquets  à 
son  adresse. 

Quoi  de  plus  aisé  que  de  faire  un  tour  en  Italie  où,  en  gé- 
néral, on  ne  grave  pas  la  musique,  de  prendre  des  copies  de 
tout  ce  qu'on  entend  de  bon  ou  de  conforme  au  goût  qu'on 
sait  régner  à  Paris  dans  les  cent  théâtres  chantants  ouverts 
chaque  année  dans  ce  pays  ;  de  lier  les  morceaux  par  un 
peu  d'harmonie  et  de  venir  être  en  France  un  compositeur 

*  Voyage  de  Roland. 


524  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

renommé  !  on  ne  court  pas  de  danger.  Jamais  une  partition 
française  ne  passe  les  Alpes. 

Quel  succès  n  auraient  pas  à  Feydeau  Tair  Con  rispetto  e 
riverenz-a  de  Mosca,  dans  les  Pretendenti  delusi,  le  quatuor 
Dà  che  siam  nniti,  jjarliam  de'  nostri  affari,  du  même  opéra; 
et  surtout  qui  les  y  reconnaîtrait? 

Quant  aux  belles  voix  d'Italie,  une  des  sottises  de  mes- 
sieurs nos  petits  philosophes  nuira  probablement  à  nos  plai- 
sirs encore  pendant  un  grand  nombre  d'années.  Ces  messieurs 
sont  montés  en  chaire  pour  nous  apprendre  qu'une  petite 
opération  faite  à  quelques  enfants  de  chœur  allaft  faire  de 
l'Italie  un  désert  :  la  population  allait  périr,  l'herbe  croissait 
déjà  dans  la  rue  de  Tolède;  et  d'ailleurs,  les  droits  sacrés 
de  riiumanité!  Ah  ciel  !  Ces  messieurs  doivent  être  de  bien 
bonnes  têtes,  si  l'on  en  juge  par  leur  froideur  pour  les  arts. 
Malheureusement  une  autre  bonne  tête,  un  peu  meilleure, 
M.  Malthus,  docteur  anglais,  s'est  avisé  de  faire  sur  la  popu- 
lation un  ouvrage  de  génie  qui  contrebalancera  un  peu  les 
petites  assertions  des  Roland,  des  d'Alembert,  et  autres  hon- 
nêtes gens,  qui  auraient  dû  se  rappeler  le  mot  ?ie  sutor,  et 
ne  jamais  parler  des  arts  ni  en  bien  ni  en  mal. 

Malthus  donc  explique  fort  bien  à  nos  chatouilleux,  philo- 
sophes que  la  population  d'un  pays  augmente  toujours  en 
raison  de  la  nourriture  qu'on  peut  s'y  procurer.  11  ajoute  que 
la  principale  cause  de  cette  triste  pauvreté,  si  commune,  est 
la  tendance  qu'en  vertu  des  penchants  de  la  nature  et  de 
l'imprévoyance  humaine,  la  population  a  de  s'accroître  au 
delà  des  limites  de  la  production.  Il  exprime  souvent  le  vœu 
de  voir  les  gouvernements  cesser  de  donner  au  mariage  des 
encouragements  dont  il  n'aura  jamais  besoin.  Créez  un  pro- 
duit, montrez  une  nouvelle  terre,  une  nouvelle  industrie,  et 


VIE  DE   METASTASE,  325 

VOUS  verrez  des  mariages  el  des  enfants  ;  formez  des  ma- 
riages sans  cela,  vous  aurez  des  enfants;  mais  ils  ne  croîtront 
pas,  ou  mettront  obstacle  à  la  naissance  d'autres  enfants. 

Le  nombre  des  mariages  est  toujours,  lorsque  la  raison 
s'en  mêle,  en  harmonie  avec  les  moyens  d'élever  une  fa- 
mille. Dans  des  villages  de  Hollande  que  le  docteur  Mallhus 
a  observés,  un  homme  meurt,  voilà  un  héritage,  des  capi- 
taux vacants,  une  industrie  dont  on  peut  s'emparer  ;  vous 
voyez  sur-le-champ  un  mariage;  pas  de  mort,  pas  d'hymen. 
Les  plus  terribles  causes  de  mortalité,  la  peste,  la  guerre, 
une  famine  passagère,  ne  dépeuplent  pas  pour  longtemps  une 
contrée  où  Tindustrie  et  la  fertilité  sont  dans  un  état  crois- 
sant. 

Sans  entrer  dans  une  dissertation  savante  et  dans  de 
beaux  calculs,  je  dirai,  avec  M.  Mallhus,  que  si  les  moines,  à 
qui  les  philosophes  doivent  tant  de  reconnaissance  pour  leur 
avoir  fourni  de  si  vastes  sujets  de  déclamation  ;  si  les  moines 
nuisaient  à  la  population,  ce  n'est  point  parce  qu'ils  n'y 
participaient  pas  directement,  mais  parce  qu'ils  étaient  inu- 
tiles à  la  production.  Cependant  les  moines  ne  peuvent  pas 
être  tout  à  fait  comparés  à  nos  ravissants  Napolitains  ;  mais 
aussi  ils  étaient  en  bien  plus  grand  nombre. 

Il  ne  faut  qu'avoir  une  âme  pour  sentir  que  l'Italie  est  le 
pays  du  beau  dans  tous  les  genres.  Ce  n'est  pas  à  vous  qu'il 
faut  prouver  cela,  mon  ami  ;  mais  mille  choses  de  détail 
semblent  y  favoriser  particulièrement  la  musique.  La  cha- 
leur extrême,  suivie,  le  soir,  d'une  fraîcheur  qui  rend  tous 
les  êtres  respirants  heureux,  fait,  de  l'heure  où  l'on  va  au 
spectacle,  le  moment  le  plus  agréable  de  la  journée.  Ce  mo. 
ment  est,  à  peu  près  partout,  entre  neuf  et  dix  heures  du 
soir,  c'est-à-dire  quatre  heures  au  moins  après  le  dîner. 


326  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

On  écoule  la  musique  dans  une  obscurité  favorable. 
Excepté  les  jours  de  fête,  le  théâtre  de  la  Scala,  de  Milan, 
plus  grand  que  TOpéra  de  Paris,  n'est  éclairé  que  par  les  lu- 
mières de  la  rampe;  enfin  on  est  parfaitement  à  son  aise  dans 
des  loges  obscures,  qui  sont  de  petits  boudoirs. 

Je  croirais  volontiers  qu'il  faut  une  certaine  langueur  pour 
bien  jouir  de  la  musique  vocale.  11  est  de  fait  qu  un  mois  de 
séjour  à  Rome  change  Tallure  du  Français  le  plus  sémillant. 
11  ne  marche  plus  avec  la  rapidité  qu'il  avait  les  premiers 
jours;  il  n'est  plus  pressé  pour  rien.  Dans  les  climats  froids, 
le  travail  est  nécessaire  à  la  cii'culation  ;  dans  les  pays 
chauds,  le  divino  far  niente  est  le  premier  bonheur. 


A  Pai 


Me  reprocherez-vous,  en  cherchant  où  en  est  la  musique 
en  France,  de  ne  parler  que  de  Paris  ?  En  Italie,  on  peut  citer 
Livourne,  Rologne,  Vérone,  Ancone,  Pise,  et  vingt  autres 
villes  qui  ne  sont  pas  des  capitales  ;  mais  la  province,  en 
France,  n'a  nulle  originalité  :  Paris  seul,  dans  ce  grand 
royaume,  peut  compter  pour  la  musique. 

Les  provinces  sont  animées  d'un  malheureux  esprit  d'imi- 
tation qui  les  rend  nulles  pour  les  arts  comme  pour  beau- 
coup d'autres  choses.  Allez  à  Bordeaux,  à  Marseille,  à  Lyon, 


*  L'auteur  supprime  tout  ce  qu'il  disait,  dans  une  correspondance 
intime,  des  compositeurs  et  des  chanteurs  vivants  à  Paris.  Il  est  bien 
fâché  que  cet  acte  de  politesse  le  prive  du  plaisir  de  répéter  tout  le 
bien  qu'il  pense  de  mesdames  Branchu  et  Régnant,  ainsi  que  d'EUe- 
viou. 


VIE   DE  METASTASE.  527 

VOUS  croyez  être  au  Marais.  Quand  ces  villes-là  se  résoudront- 
elles  à  être  elles-mêmes,  et  à  siffler  ce  qui  vient  de  Paris, 
quand  ce  qui  vient  de  Paris  ne  leur  plaît  pas?  Dans  l'état  ac- 
tuel de  la  société,  on  y  imite  pesamment  la  légèreté  de  Paris; 
on  y  est  simple  avec  affectation,  naïf  avec  élude,  sans  pré- 
tention avec  prétention. 

A  Toulouse,  comme  à  Lille,  le  jeune  homme  qui  se  met 
bien,  la  jolie  femme  qui  veut  plaire,  veulent  être  surtout 
comme  on  est  à  Paris  ;  et  dans  les  choses  où  la  pédanterie  est 
la  plus  inconcevable  on  trouve  des  pédants.  Ces  gens-là 
semblent  n'être  pas  bien  sûrs  de  ce  qui  leur  fait  peine  ou 
plaisir  ;  il  faut  savoir  ce  qu'on  en  dit  à  Paris.  J'ai  souvent  ouï 
dire  à  des  étrangers,  et  avec  assez  de  raison,  qu'il  n'y  a  en 
France  que  Paris,  ou  le  village.  Un  homme  d'esprit,  né  en 
province,  a  beau  faire,  pendant  longtemps  il  aura  moins  de 
simplicité  dans  les  manières  que  s'il  fût  né  à  Paris.  La  sim- 
plicité, «  cette  droiture  d'une  àme  qui  s'interdit  tout  retour 
sur  elle  et  sur  ses  actions  *  »,  est  peul-élre  la  qualité  la  plus 
rare  en  France. 

Pour  qui  connaît  bien  Paris,  rien  de  nouveau  à  voir  à  Mar- 
seille et  à  Nantes,  que  la  Loire  et  le  port,  que  les  choses 
physiques  ;  le  moral  est  le  même  ;  tandis  que  de  belles  villes 
de  quatre-vingt  mille  âmes,  dans  des  positions  aussi  diffé- 
rentes, seraient  fort  curieuses  à  examiner  si  elles  avaient 
quelque  originalité.  L'exemple  de  Genève,  qui  n'est  pas  le 
quart  de  Lyon,  et  où,  malgré  un  peu  de  pédantisme  dans  les 
manières,  les  étrangers  s'arrêtent  beaucoup  plus,  et  avec 
raison,  devrait  être  un  exemple  pour  Lyon.  En  Italie,  rien 


*  Fénélon.  On  n'a  pas  note  avec  exaclitude  toutes  les  idées  pillées. 
Celte  brochure  n'est  presque  qu'un  centon. 


528  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

de  plus  dilterent,  et  souvenl  de  plus  opposé,  que  des  villes 
situées  à  trente  lieues  Tune  de  Tautre.  Madame  Gaforini,  si 
aimée  à  Milan,  fut  presque  sifflée  à  Turin. 

Pour  juger  de  l'état  de  la  musique  en  France  et  en  Italie, 
il  ne  faut  pas  comparer  Paris  à  Rome  ;  ou  se  tromperait  en- 
core en  faveur  de  notre  chère  patrie.  Il  faut  considérer  qu'en 
Italie  des  villes  de  quatre  mille  âmes,  comme  Créma  et 
Como,  que  je  cite  entre  cent,  ont  de  beaux  théâtres,  et  de 
temps  en  temps  d'excellents  chanteurs.  L'année  dernière  on 
allait  de  Milan  çntendre  les  petites  Moubelli  à  Como  ;  c'est 
comme  si  de  Paris  on  allait  au  spectacle  à  Melun  ou  à  Beau- 
vais.  Ce  sont  des  mœurs  tout  à  fait  différentes  ;  on  se  croit  à 
mille  lieues. 

Dans  les  plus  grandes  villes  de  France  on  ne  trouve  que  le 
chant  aigre  du  petit  opéra-comique  français.  Un  opéra  réus- 
sit-il à  Feydeau,  deux  mois  après  on  est  sûr  de  le  voir  ap- 
plaudir à  Lyon.  Quand  les  gens  riches  d'une  ville  de  cent 
mille  âmes,  située  à  la  porte  de  l'Italie,  auront-ils  l'idée  d'ap- 
peler un  compositeur,  et  de  faire  faire  de  la  musique  pour 
eux? 

Le  ciel  de  Bordeaux,  les  fortunes  rapides,  les  idées  nou- 
velles que  donne  le  commerce  de  mer  ;  tout  cela,  joint  à  la 
vivacité  gasconne,  devrait  y  faire  naître  une  comédie  plus 
gaie  et  plus  fertile  en  événements  que  celle  de  Paris.  Pas  la 
moindre  trace  d'un  tel  mouvement.  Le  jeune  Français,  là 
connue  ailleurs,  étudie  son  La  Uarpe,  et  ne  s'avise  pas  de 
poser  le  livre,  et  de  se  dire  :  Mais  cela  me  plaît-il  réelle- 
ment ? 

On  ne  trouve  un  peu  d'originalité  en  France  que  dans  les 
classes  du  peuple ,  trop  ignorantes  pour  être  imitatrices  ; 
mais  le  peuple  ne  s'y  occupe  pas  de  musique,  et  jamais  le 


VIE  DE  METASTASE,  529 

tils  d'un  charron  de  ce  pays-là  ne  sera  un  Joseph  Haydn. 

La  classe  riche  y  apprend  lous  les  malins,  dans  son  jour- 
nal, ce  qu'elle  doit  penser  le  reste  de  la  journée  en  politique 
et  en  littérature.  Enfin  la  dernière  source  de  la  décadence 
des  arts  en  France,  c'est  l'attention  anglaise  que  les  gens  qui 
ont  le  plus  d'âme  et  d'esprit  y  donnent  aux  intérêts  politi- 
ques. Je  trouve  très-commode  dliabiter  un  pays  pourvu 
d'une  constitution  libre;  mais,  à  moins  d'avoir  un  orgueil 
extrêmement  irritable,  et  une  sensibilité  mal  placée  pour  les 
intérêts  du  bonheur,  je  ne  vois  pas  quel  plaisir  on  peut  trou- 
ver à  s'occuper  sans  cesse  de  constitution  et  de  politique* 
Dans  l'état  actuel  des  jouissances  et  des  habitudes  d'un 
homme  du  monde,  le  bonheur  que  nous  pouvons  tirer  de  la 
manière  dont  le  pouvoir  est  distribué  dans  le  pays  où  nous 
vivons  n'est  pas  très-grand  :  cela  peut  nous  nuire,  mais  non 
nous  faire  plaisir. 

Je  compare  l'état  de  ces  patriotes  qui  songent  sans  cesse 
aux  lois  et  à  la  balance  des  pouvoirs,  à  celui  d'un  homme 
qui  prendrait  un  souci  continuel  de  l'état  de  solidité  de  la 
maison  qu'il  habite.  Je  veux  bien,  une  fois  pour  toutes,  choi- 
sir mon  appartement  dans  une  maison  solide  et  bien  bâtie  ; 
mais  enfin  on  a  bâti  cette  maison  pour  y  jouir  tranquillement 
de  tous  les  plaisirs  de  la  vie,  et  il  faut  être,  ce  me  semble, 
bien  malheureux  quand  on  est  dans  un  salon,  avec  de  jolies 
femmes,  pour  aller  s'inquiéter  de  l'état  de  la  toiture  de  la 
maison. 

Et  proplcr  vitam,  vivendi  perdere  causas. 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  je  vous  ai  obéi  courrier  par 
courrier.  Voilà  le  relevé  des  idées  assez  peu  approfondies 

19 


530  ŒUVRES   DE   STENDHAL 

que  je  me  trouve  avoir  sur  Télat  acluel  de  la  musique  en 
Italie.  Elle  y  est  en  pleine  décadence,  si  Ton  en  croit  l'opi- 
nion publique,  qui,  par  hasard,  a  raison.  Pour  moi,  je  jouis 
tous  les  soirs  de  la  décadence;  mais  pendant  la  journée  je  vis 
avec  un  autre  art. 

Ainsi  tout  ce  que  je  viens  de  vous  écrire  doit  être  bien 
médiocre  et  bien  incomplet;  par  exemple,  je  me  souviens 
seulement  à  cette  heure  que  ftlosca  a  un  frère,  qui,  ainsi  que 
lui,  est  un  compositeur  très-agréable. 

J'aurais  bien  mieux  aimé  avoir  à  vous  parler  delà  superbe 
copie,  faite  par  M.  le  chevalier  Bossi,  de  la  Cène  peinte  à 
Milan  par  Léonard  de  Vinci;  des  jolis  tableaux  esquissés  par 
ce  grand  peintre  et  cet  homme  aimable  pour  le  feu  comte 
Battaglia,  et  relatifs  au  caractère  des  quatre  grands  poètes 
italiens  ;  des  fresques  d'Apiani  au  palais  royal  ;  de  la  villa 
bàlie  par  M.  Melzy  sur  le  lac  de  Como,  etc.  Tout  cela  nui- 
rait mieux  aujourd'hui  que  de  vous  parler  du  plus  bel  opéra 
moderne. 

En  musique,  comme  pour  beaucoup  d'autres  choses,  hé- 
las! je  suis  un  homme  d'un  autre  siècle. 

Madame  de  Sévigné,  fidèle  à  ses  anciennes  admirations, 
n'aimait  que  Corneille,  et  disait  que  Racine  et  le  café  passe- 
raient. Je  suis  peut-être  aussi  injuste  envers  MM.  Mayer, 
Paër,  Farinelli,  Mosca,  Rossini,  qui  sont  très-eslimés  en  Ita- 
lie. L'air 

Ti  rivedrô,  nii  rivedrai 

du  Tancrède  de  ce  dernier,  qu'on  dit  fort  jeune,  m'a  pour- 
tant fait  un  vif  plaisir.  J'en  ai  toujours  à  entendre  certain 
duo  de  Farinelli,  qui  commence  par 


VIE   DE   MÉTASTASE  351 

No,  non  v'  amô, 

et  que,  sur  plusieurs  théâtres,  on  ajoute  au  second  acte  du 
Mariage  secret. 

Je  vous  avouerai,  mon  aimable  Louis,  que  depuis  que  je 
vous  écrivais  en  1809,  de  ma  retraite  de  Salzbourg,  je  n'ai  pu 
encore  parvenir  à  m'expliquer  d'une  manière  satisfaisante  le 
peu  d'empressement  que  Ton  montre  en  Italie  pour  Pergolèse 
et  les  grands  maîtres  ses  contemporains.  C'est  à  peu  près 
aussi  singulier  que  si  nous  préférions  nos  petits  écrivains  ac- 
tuels aux  Racine  et  aux  Molière.  Je  vois  bien  que  Pergolèse 
est  né  avant  que  la  musique  eût  atteint,  dans  toutes  ses  bran- 
ches, une  entière  perfection  :  le  genre  instrumental  a  fait, 
depuis  sa  mort  apparemment,  tout  le  chemin  qu'il  lui  est 
donné  de  faire  ;  mais  le  clair-obscur  a  fait  des  progrès  im- 
menses après  Raphaël,  et  Raphaël  n'en  est  pas  moins  resté 
le  premier  peintre  du  monde. 

Montesquieu  dit  fort  bien  :  «  Si  le  ciel  donnait  un  jour  aux 
hommes  les  yeux  perçants  de  l'aigle,  qui  doute  que  les  rè- 
gles de  l'architecture  ne  changeassent  sur-le-champ?  Il  fau- 
drait des  ordres  plus  compliqués.  » 

Il  est  évident  que  les  Italiens  sont  changés  depuis  le  temps 
de  Pergolèse. 

La  conquête  de  l'Italie,  opérée  au  moyen  d'actions  qui 
avaient  de  la  grandeur,  réveilla  d'abord  les  peuples  de  la 
Lombardie  ;  dans  la  suite,  les  exploits  de  ses  soldats  en  Es- 
pagne et  en  Russie,  son  association  aux  destinées  d'un  grand 
empire,  quoique  cet  empire  ait  eu  du  malheur,  le  génie  d'Al- 
fieri,  qui  est  venu  ouvrir  les  yeux  à  son  ardente  jeunesse 
sur  les  études  niaises  où  l'on  égarait  son  ardeur,  tout  a  fait 
naître  dans  ce  beau  pays. 


552  ŒUVRES   DE   STE.NDHAL. 

1'  bel  paese 
Cil'  Anuiiniii  parle,  e  'I  luir  circonda,  c  l' Âlpc. 
Pétuarque. 

la  soil  d  èlre  une  luilion. 

L'on  m'a  même  dit  qu  en  Espagne  les  troupes  d'Italie  pas- 
saient pour  ravoir  emporté,  en  quelques  occasions,  sur  les 
vieilles  bandes  françaises.  Plusieurs  beaux  caractères  se  sont 
tait  distinguer  dans  les  rangs  de  cette  armée.  A  en  juger  par 
un  jeune  officier  général  que  je  vis  blessé  au  cou  à  la  ba- 
taille de  la  Moskowa,  cette  armée  a  des  officiers  aussi  re- 
marquables par  la  noblesse  de  leur  caractère  que  par  leur 
mérite  militaire.  3'ai  trouvé  parmi  eux  beaucoup  de  naturel 
dans  les  manières,  une  raison  simple  et  profonde,  et  nulle 
jactance.  Tout  cela  n'était  pas  en  1750. 

Voilà  donc  un  changement  bien  réel  dans  les  habitants  de 
l'Italie.  Ce  changement  n'a  pas  encore  eu  le  temps  d'influer 
sur  les  arts.  Les  peuples  de  l'ancien  royaume  d'Italie  n'ont 
pas  encore  joui  de  ces  longs  intervalles  de  repos,  pendant 
lesquels  les  nations  demandent  des  sensations  aux  beaux- 
arts. 

Je  suis  très-content  de  remarque)'  depuis  plusieurs  années, 
en  Lombardie,  une  chose  qui  ne  plaît  pas  également  à  tous 
nos  compatriotes  :  je  veux  dire  un  peu  d'éloignement  pour  la 
France  Alfieri  a  commencé  ce  mouvement,  qui  a  été  fortifié 
par  les  vingt  ou  trente  millions  que  le  budget  du  royaume 
d'Italie  payait  chaque  année  à  l'empire  français. 

Un  jeune  homme  fougueux  qui  entre  dans  la  carrière,  brû- 
lant de  se  distinguer,  est  importuné  par  fadmiralion  à  la- 
quelle le  forcent  ceux  qui  l'ont  précédé  dans  cette  même 
carrière,  et  qui  y  ont  reçu  les  premières  places  des  maiuë 


VU'-   DK   MI-ITASTASK.  .",.15 

de  la  victoire.  Si  les  Italiens  nous  admiraient  davantage,  ils 
nous  ressembleraient  moins  dans  nos  qualités  brillantes.  îe 
ne  serais  pas  trop  surpris  qu'ils  sentissent  aujourd'hui  qu'il 
n'y  a  point  de  vraie  grandeur  dans  les  arts  sans  originalité, 
et  de  vraie  grandeur  dans  une  nation  sans  une  constitution 
à  l'anglaise.  Peut-être  vivrai-je  encore  assez  pour  voir  re- 
jouer en  Italie  la  Mandragore  de  Machiavel,  les  comédies 
deir  arte  et  les  opéras  de  Pergolèse.  Les  Italiens  sentiront 
tôt  ou  tard  que  ce  sont  là  leurs  titres  de  gloire  ;  ils  en  seront 
plus  estimés  des  étrangers.  Pour  moi,  j'avoue  que  j'ai  été 
tout  désappointé,  entrant  un  de  ces  jours  au  spectacle  à  Ve- 
nise, de  trouver  qu'on  donnait  Zaïre.  Tout  le  monde  pleu- 
rait, même  le  caporal  de  garde  qui  était  à  la  porte  du  par- 
terre, et  les  acteurs  n'étaient  pas  sans  mérite.  Mais,  quand  je 
veux  voir  Zaïre,  je  vais  à  Paris,  au  Théâtre-Français.  J'ai  été 
bien  plus  satisfait  le  lendemain  envoyant  VAjo  nel  imbaraxxo 
(le  Gouverneur  embarrassé),  comédie  faite  par  un  Romain, 
et  supérieurement  jouée  par  un  gros  acteur,  qui  m'a  rappelé 
sur-le-champ  Ifland  de  Berlin,  et  Mole,  dans  les  rôles  demi- 
sérieux  qu'il  avait  pris  vers  la  fin  de  sa  carrière.  Ce  gros 
acteur  m'a  paru  tout  à  fait  digne  d'entrer  dans  ce  triumvirat. 
Mais  c'est  en  vain  que  j'ai  cherché  à  Venise  la  comédie  de 
Gozzi  et  la  comédie  delV  arte  ;  au  lieu  de  cela,  on  donnait 
presque  tous  les  jours  des  traductions  du  théâtre  français. 
Avant-hier  je  me  suis  sauvé  de  la  triste  Femme  jalouse,  pour 
aller  un  peu  rire,  sur  la  place  Saint-Marc,  devant  le  théâtre 
de  Polichinelle.  C'est,  en  vérité,  ce  qui  m'a  fait  le  plus  de 
plaisir  à  Venise,  en  fait  de  théâtres  non  chantants.  Je  trouve 
cela  tout  simple,  c'est  que  Polichinelle  et  Pantalon  sont  indi- 
gènes en  Italie,  et  que,  dans  tous  les  genres,  on  a  beau  faire, 
on  n'est  grand,  si  l'on  est  grand,  qu'en  étant  soi-même. 


« 


iK 


DEDICACE 


A  MADAME  D'OLIGNY 


Londres,  15  octobre  1814, 

Il  est  bien  naturel,  madame,  que  je  vous  présente  ce  petit 
ouvrage,  le  premier  que  j'aie  jamais  écrit.  Il  fut  fait  dans  un 
moment  où  le  malheur  aurait  pu  m' atteindre,  si  je  ne  m'étais 
pas  donné  une  distraction.  Vous  daigniez  me  demander 
quelquefois  ce  que  je  faisais,  et  comment  je  n'étais  pas  plus 
affecté  de  ce  qui  m'arrivait.  Voici  mon  secret  :  je  vivais 
dans  un  autre  monde;  je  n'aurais  jamais  quille  celui  dont 
vous  faites  Tornement,  si  j'avais  connu  dans  ce  pays-là  quel- 
ques âmes  comme  la  vôtre,  ou  s'il  eût  été  possible  que  celle 
que  j'admirais  sentît  pour  moi  autre  chose  que  de  Tamitié. 

Je  pars  avec  le  regret  d'avoir  vu  un  nuage  s'élever  entre 
vous  et  moi  dans  ces  derniers  jours  ;  et  comme,  entre  amis, 
c'est  le  moment  de  la  séparation  qui  décide  de  l'intimité  fu- 


m- 


336  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

ture,  je  crains  que,  par  la  suite,  nous  ne  vivions  en  étran- 
gers. J'ai  trouvé  de  la  douceur  à  déposer  dans  ce  petit  en- 
droit caché  l'expression  simple  des  sentiments  qui  m'ani- 
ment, et  dont  je  ne  prétends  point  de  reconnaissance;  j'aime 
parce  que  j'y  trouve  du  plaisir. 

Je  sais  d'ailleurs  ce  que  vous  avez  voulu  faire  pour  moi . 
Vous  l'avez  voulu,  j'en  suis  certain;  et  cette  volonté,  quoique 
privée  de  succès,  me  donne  le  plaisir  d'être  reconnaissant  à 
jamais. 

Adieu,  madame.  La  vaine  fierté  que  le  monde  impose  me 
fera  peut-être  vous  parler  en  indifférent  ;  mais  il  est  impos- 
sible que  je  le  sois  jamais  pour  vous,  dans  quelque  pays 
éloigné  que  le  sort  me  conduise. 


Je  suis  avec  un  profond  respect, 


THE  AUTHOR. 


FIN 


TABLE 


Préface ■:    .        .    .         5 

LETTRES  SUR  HAYDN. 

Lettre  P®.  —  Maison  de  Haydn  ;  —  la  petite  vieille;  — la  larve 
de  Haydn  ;  —  mélancolie  qu'inspire  la  vue  de  ce  grand 
homme;  —  description  devienne;  — le  Prater  et  Haydn; 

—  les  femmes  de  Vienne  ;  —  les  mœurs  el  le  gouvernement 
favorables  à  la  musique. 11 

Lettre  IL  —  Lulli  ;  —  les  ouvertures  ;  —  la  Cène  de  Paul 
Véronèse;  —  les  troubadours;  —  l'orchestre  de  l'Odéon  ;  — 

—  Rameau,  —  Scarlatti,  —  Pleyel; — la  symphonie.   ...       17 
Lettre  III.  —  Naissance  de  Haydn  ;  —  son  père,  charron  et  mu- 
sicien  de  village;  —  Frank,  cousin  du  charron,   premier 
maître  de  Haydn  ;  —  Haydn  chante  au  lutrin  à  Haimbourg; 

—  cerises  qui  lui  apprennent  à  triller;  —  devient  enfant  de 
chœur  à  la  cathédrale  de  Vieime;  —  son  extrême  assiduité  au 
travail;  —  les  plaisirs  du  musicien  qui  compose  ;  —  ses  avan- 
tages sur  le  poëte,  le  peintre,  le  sculpteur,  l'architecte,  le 
guerrier;  —  avis   à  nos  femmes  sentimentales  ;  —  ôter  ses 


^ 


558  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

souliers,  signe  de  plaisir  ;  —  les  lancer  en  l'air,  extase  com- 
plète       25 

Lettre  IV.  —  Première  messe  de  Haydn  ;  —  sa  pauvreté 
extrême;  —  il  travaille  seul  à  apprendre  le  contre-point;  — 
Porpora  ;  —  Haydn  se  fait  son  jockey  pour  en  tirer  quelques 
ijons  conseils  ;  —  il  y  gagne  d'apprendre  à  chanter  dans  le 

grand  goût  italien  ;  —  son  originalité  se  développe 52 

Lettre  V.  —  Haydn  chassé  de  Saint-Élienne  après  onze  ans  de 
service  ;  —  le  perruquier  Relier  devient  son  protecteur;  — 
petites  sérénades  qu'il  exécute  la  nuit,  et  qui  lui  font  donner 
un  opéra  à  composer;  —  la  tempête  du  Diable-Boiteux;  — 
il  donne  six  trios  ;  —  la  nomenclature  de  la  musique ,  — 
insurrection  générale  des  pédants,  heureuse  pour  Haydn  ;  — 
il  loge  avec  Métastase;  — fait  des  symphonies; — entre 
chez  le  prince  Esterhazy;  —  compose  pour  le  baryton;  — 
épouse  la  fille  du  perruquier  Relier;  —mademoiselle  Boselii.      58 

Lettre  VL  —  Distribution  du  temps  de  Haydn  au  fort  de  son 
génie  ;  —  caractère  de  ses  ouvrages  ;  —  mot  de  Mozart  sur 
nos  opéras  comiques 48 

Lettre  VIL  —  Le  jeune  Italien  des  îles  Borromées;  — le  ca- 
ractère italien  comparé  au  caractère  français;  —  la  gaieté  et 
la  mélancolie  ;  —  le  bon  ton  français;  —  le  salon  de  madame 
du  Deffant;  —  le  café  de  Foy  ;  —  influence  comparative  des 
caractères  des  deux  nations  sur  leur  musique 54 

Lettre  VIII.  —  Anecdote  encourageante  pour  l'étude  des  beaux- 
arts;  —  on  apprend  à  sentir;  — 'secrets  de  la  composition 
de  Haydn  ;  —  du  chant  ;  — romans  qui  guidaient. Haydn  dans 
la  composition  des  symphonies 60 

Lettre  IX.  —  Suite  des  jugements  sur  le  style  de  Haydn  ;  — 
considérations  fort  peu  savantes  sur  la  musique 77 

Lettre  X.  —  Les  Sept  Paroles;  —  symphonies  pour  les  jours 
saints 88 

Lettre  XI.  —  Gaieté  et  vivacité  de  Haydn  ;  —  il  pouvait  porter 
le  comique  dans  la  musique  instrumentale  ;  —  symphonie 
comique;  —  anecdotes 91 

Lettre  XIL  —  Opéras  de  Haydn;  —  leur   mérite;  — plaisir 


TA15I.E.  r,-l» 

lionne  par  la  musique,  différent  du  plaisir  que  cause  la  pein- 
ture; —  en  quoi V>7 

Lettre  XIII.  —  De  la  mélodie  ;  —  du  chant  chez  les  différentes 
nations  ;— Haydn  en  manque  dans  ses  opéras 10" 

Lettbe  XIV.  —  Lettre  adressée  à  l'auteur  sur  l'école  deNaples; 

—  Scarlatti,  —  Porpora,  —  Léo,  —  Durante,  —  Vinci,  — 
Pergolèse,  —  il  Sassone,  —  Jomelli,  —  Ferez,  —  Traetin, 
Sacchini,  —  Bach,  — Piccini,  —  Paisiello,  —  Gugiielmi,  — 
Anfossi ill 

Lettre  XV. — Nouveaux  détails  sur  la  vie  de  célèbres  composi- 
teurs; —  Haydn,  —  Gluck,  —  Sarti,  —  Cimarosa,  —  Sacchini, 

—  Paisiello,  — ZingareUi;  —  bague  de  Haydn;  —  Mort  du 
prince  Nicolas  ;  —  trait  de  ridicule  fort  précieux  de  la  part 
d'un  amateur  parisien  ;  —  la  mort  de  mademoiselle  Boselli 
décide  Haydn  à  faire  un  voyage  à  Londres  ;  — anecdotes  sur 
son  séjour  dans  celte  ville  ;  —  second  voyage  de  Haydn  à 
Londres;  — mademoiselle  BiUington  ;  — V  Ariane  abandon- 
née; —  son  retour;  — sa  fortune Il 'S 

Lettre  XVI.  —  Les  messes  de  Haydn  ;  —  Palestrina,  —  Du- 
rante ;  —  aventure  de  Farinelli  et  de  Senesino  ;  —  les  brebis 
musiciennes  des  îles  Borromées;  —  caractère  des  messes  de 

Haydn 129 

Lettre  XVII.  —  Petit  avertissement 14'2 

Lettre  XVIII.  — Réflexions  un  peu  amères;  —  Tobie;  — la 
Création;  —  détails  sur  l'oratorio  ;  —  Haendel  ;  —  la  Destruc- 
tion de  Jérusalem  ;  —  imitation  physique  de  la  nature  par  la 
musique  ;  —  imitation  sentimentale  ;  —  musique  pittoresque; 

—  examen  de  la  Création 144 

Lettre  XIX.  —  Succès  de  la  Création;  —  la  machine  infernale  ; 

—  les  moments  de  plaisir  et  de  peine  ne  laissent  pas  de  sou- 
venir distinct;  —  anecdotes  ;  —  du  beau  en  musique  ;  — du 
beau  idéal  en  général 102 

Fragment  de  la  réponse  à  la  lettre  précédente 174 

Lettre  XX.  —  L'oratorio  des  Quatre  Saisons;  —  histoire  de 
Stradella  et  d'Hortensia  ;  —  comparaison  des  principaux 
musiciens  avec  les  peintres  les  plus  célèbres 177 


540  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Lettre  XXL  —  Dernières  années  de  Haydn;  — la  messe  de 
l'Institut;  —  touchante  célébration  du  jour  de  la  naissance 
de  Haydn,  chez  le  prince  Lobkowitz ,    .     190 

Lettre  XXII.  —  Mort  de  Haydn  ;  —  sa   piété  ;  —  son  héritier; 

—  son  épitaphe  ;  —  des  artistes  du  jour 194 

Catalogde  des  œuvres  de  Haydn 205 

VIE  DE  M0Z4RT. 

Chapitre  P'".  —  Son  enfance;  —  ses  étonnantes  dispositions; 

—  ses  succès  à  l'âge  de  six  ans;  —  voyage  à  Vienne  ;  — il 
vient  à  Paris  à  l'âge  de  sept  ans,  y  joue  dans  des  concerts 
publics,  et  y  compose  ;  —  il  va  à  Londres,  y  joue  des  sym- 
phonies de  sa  composition  ;  —  continue  ses  voyages  à  la  Hayr, 
à  Amsterdam;  —  retourne  à  Saltzbourg  ;  —  son  séjour  à 
Milan,  —  à  Rome; — 3/iserere  de  la  chapelle  Sixtine.    .    ,    .     213 

Chapitre  II.  —  Suite  des  merveilles  de  son  enfance 229 

Chapitre  III.  —  Mozart  vient  à  Paris  dans  l'intention  de  s'y 
fixer;  —  il  quitte  cette  ville  au  bout  de  dix-huit  mois;  — 
Idoinénce; — h  Flûte  enchantée; — liste  de  ses  œuvres;  — 
son  portrait;  —  son  caractère;  — son  aventure  au  théâtre 
de  Berlin 232 

Chapitre  lY.  —  Habitudes  de  Mozart  ; — anecdotes 2^2 

Chapitre  Y.  —  Son  désintéressement;  —  son  traitement  à  la 
cour  de  Vienne 245 

Chapitre  VI.  — La  femme  de  Mozart;  —  singuliers  pressenti- 
ments de  ce  grand  artiste;  — son  extrême  application  au 
travail.    . 248 

Chapitre  VIT.  —  Comparaison  de  la  Flûte  enchantée  et  des  Mys- 
tères d'Isis  ;  —\e  fameux  Requiem; — mort  de  Mozart.    .         254 

Lettre  sur  Mozart  ; — caractère  de  sa  musique.    ......     264 

LETTRES  SUR  MÉTASTASE. 

V^  lettre.  —  Manière  dont  on  doit  envisager  ses  ouvrables  ; 
—  VOlym'piade;  —  Musique   de  Pergolèse 271 


TABI,E.  341 
11^  LLTTut:.  —  Son  "énic  comparé  à    celui  des  auties  grands 
poètes  de  l'Italie;  —  la  Canzonmtta  à  Nice;  —  quelques  dé- 
tails sur  sa  vie ou(j 

Lettre  SIM  Téhit  actuel  de  la  musique  en  Italie .     301) 

Dkdicace 


ÙÛO 


FIA  DE  LA  TABl.L. 


# 


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